"Nouvelles mémoires" et nouvelle problématique d'accessibilité aux documents

Arlette BOULOGNE, François POULLE


Arlette Boulogne : Maître de conférences en sciences de l'information. Institut national des techniques de la documentation Conservatoire des arts et métiers

François Poulle : Maître de conférences en sciences de l'information Paris XII





Ce qui frappe dans les nouveaux lieux documentaires récemment apparus ou en cours d'apparition -- et ici on verra la Vidéothèque de Paris et la Bibliothèque de France -- c'est la relative rupture épistémologique du point de vue strictement documentaire.

Certes la Vidéothèque a innové en indexant de manière documentaire le film. Certes dans sa volonté d'accessibilité à tous les supports, la BDF tient compte de l'expérience de la BPI et rompt avec elle.

Mais les ruptures les plus fondamentales nous paraissent ailleurs : dans les problèmes créés par la (douce) contrainte posée par l'accessibilité à des publics non prévus à l'origine. Il y avait d'une part un impensé, et d'autre part quelque chose qui s'enracine fortement dans l'Inforcom comme discipline (l'effet de retour des usagers -- fusent-ils anticipés -- sur les technologies).

Les questions qui se sont posées ou qui se posent aujourd'hui à propos de l'intégration des matériaux filmés dans les nouvelles mémoires débordent largement le contexte dans lequel elles sont nées : "la question de l'audiovisuel". Elles sont au coeur de multimédia et des problématiques de constitution des musées-mémoires. On les retrouvera à d'autres occasions.


Quel est le statut documentaire du document non-écrit, document audiovisuel et document multimédia ?

Depuis un siècle les documents sont enregistrés sur des supports qui se diversifient. Mais la prise en compte des documents non-écrits comme documents de même valeur que les livres et périodiques ne se fait que très progressivement. La mise au point du dépôt légal, l'apparition de lieux de conservation et de consultation, la mise en place d'un traitement documentaire (normes de description bibliographique, indexation, catalogues des lieux documentaires) peuvent être considérées comme des indicateurs de cette reconnaissance du document non-écrit (nous n'évoquerons ici que le document audiovisuel et le document multimédia).

Les règles du dépôt légal (créé en 1537 par François Ire) sont applicables à tous les documents, y compris les documents filmés à partir de 1925 (loi du 19 mai 1925). La loi du 21 juin 1943 reprend les principes de celle de 1925 : font l'objet d'un dépôt légal "les imprimés de toute nature..., les oeuvres musicales, photographiques, cinématographiques, phonographiques, mises publiquement en vente, en distribution ou en location ou cédées pour la reproduction". Mais c'est seulement en 1975 et en 1977 que les décrets d'application sont publiés, rendant réellement obligatoire le dépôt légal des oeuvres audiovisuelles et multimédia diffusées commercialement et publiquement (décret du 30 juillet 1975, avec dépôt légal obligatoire pour les idéogrammes et les documents multimédia au futur Département de la phonothèque et de l'audiovisuel de la Bibliothèque Nationale) et celui des films (décret du 23 mai 1977 pour les oeuvres cinématographiques avec dépôt au Centre National de la Cinématographie) [1]. L'ensemble est maintenant intégré dans le code de la propriété intellectuelle (loi nº 92-597 du 1er juillet 1992), tous les documents quel que soit leur support (y compris les enregistrements sonores, les documents électroniques, dont les logiciels, non évoqués ici) sont soumis aux règles du dépôt légal.

La reconnaissance du document audiovisuel ou multimédia comme faisant partie du patrimoine, des oeuvres à protéger, à conserver et à mettre à disposition, révélée par l'évolution du dépôt légal se fait aussi sentir dans l'évolution des bibliothèques, lieux de conservation et de consultation ouverts au public. La Bibliothèque Nationale, divisée en départements constitués pour la plupart d'entre eux autour d'un type de document, crée en 1976 le Département de la phonothèque et de l'audiovisuel par le rattachement de la Phonothèque Nationale (instituée par le décret du 8 avril 1938) et l'ouverture de ses collections aux documents audiovisuels [2].

Le développement des "médiathèques" est aussi une forme de reconnaissance, de prise en compte de ces nouveaux documents et de leurs nouveaux supports par les professionnels des bibliothèques conscients également de la demande de leur public. Par exemple dès 1966 se développe le projet d'une bibliothèque des Halles dont les objectifs sont assignés lors du lancement d'un concours international en 1970, "Offrir à tous, et le plus possible en libre accès, un choix constamment tenu à jour de collections françaises et étrangères. Ce choix portera sur des documents d'information générale, imprimés, image et son, intéressant toutes les disciplines" qui donnera naissance à la Bibliothèque publique d'information inaugurée en février 1977 ; la Maison du livre, de l'image et du son de Villeurbanne est ouverte en 1988.

Le traitement documentaire suit une évolution parallèle : la normalisation internationale intègre les documents non-livres avec un groupe de travail sur l'ISBD (NBM) (Description bibliographique internationale normalisée des "non-livres") créé en 1975, faisant suite à la décision prise en 1969 par la Commission de catalogage de l'lFLA (Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques) de "normaliser la souscription bibliographique dans sa forme et dans son contenu" qui a abouti au premier texte de l'ISBD (Description bibliographique internationale normalisée des monographies) en 1971 et a servi à un grand nombre de comités de catalogage pour redéfinir des règles nationales de description bibliographique. "C'est à cette époque que l'on constata que l'écrit n'était qu'un des moyens de transmission documentaire répondant aux besoins de communication des individus et des institutions, et qu'une structure normalisée de description bibliographique, pour les supports autres que les livres, devait être étudiée par le programme de l'IFLA sur la description bibliographique". En 1977, l'IFLA publie l'ISBD (G) "applicable à tous les types de documents conservés dans les bibliothèques" et la première édition de l'ISBD (NBM) conforme à la structure de l'ISBD (G). Une nouvelle édition de l'ISBD (NBM) [3] est publiée en 1987 précisant que "Par documents non livresques de type monographique, il faut entendre une variété de documents, autres que ceux qui font déjà l'objet des autres ISBD [4], dont le but principal est la transmission d'idées, d'information ou d'une expression artistique". L'AFNOR (Association Française de Normalisation) développe dès 1980 la norme Z 44-065 (Catalogage des images animées. Rédaction de la notice bibliographique) qui est actuellement en cours de révision pour tenir compte de la nouvelle édition de l'ISBD (NBM) et des problèmes rencontrés par les bibliothécaires. L'ISBN (Système international pour la numérotation des livres) depuis 1992 (3ème éd.) s'applique à tous les documents de type monographique quel que soit leur support (y compris les vidéos). "La notion de livre s'étend aux monographies publiées sur différents supports tels que microformes, cassettes sonores ou vidéos et supports électroniques".

Les différentes médiathèques, la BPI, les CDI (Centres de documentation des collèges et lycées) acquérant un fonds documentaire sur tous supports ont développé dès leur création des catalogues multimédia (manuels informatisés) dans lesquels les utilisateurs peuvent trouver les notices des documents sur le sujet qui les intéressent quel que soit le support sur lequel les informations sont enregistrées (livres, périodiques, vidéos, collections d'images, films...). Les documents audiovisuels, comme les documents écrits, sont donc décrits selon des règles respectant les spécificités de leur support, mais la transcription de leur contenu, l'indexation, devient indépendante de ce support pour permettre un meilleur repérage de l'information.

Bien sûr cette reconnaissance du document audiovisuel à égalité avec le document écrit n'est pas encore générale dans tous les lieux documentaires, les films et les vidéos ne possèdent pas pour le moment de système interne de repérage correspondant à ceux des documents écrits (page de titre normalisée, pagination, table des matières, index...) permettant à la fois une navigation dans le document et une indexation fine par partie de document, mais le traitement documentaire des documents commence à s'harmoniser quel que soit leur support préparant la voie de la numérisation.


          

Notes

[1]
B. Blasselle, La Bibliothèque nationale. Paris : P.U.F., 1989. (Que sais-je ? ; 2496).

[2]
B. Blasselle, J. Melet-Sanson, La Bibliothèque nationale, mémoire de l'avenir. Paris : Bibliothèque nationale (Découvertes ; 88. Histoire), 1990.

[3]
ISBD (NBM) : Description bibliographique internationale normalisée des "non-livres ", Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques, Ed. révisée, IFLA, 1987.

[4]
ISBD (S) publications en série, ISBD (M) monographies, ISBD (CM) documents cartographiques, ISBD (A) monographies antérieures à 1801, ISBD (PM) musique imprimée, qui seront suivis des ISBD (CF) documents électroniques et ISBD (CP) parties composantes.


© "Pour une nouvelle économie du savoir". In Solaris, nº 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994