La médiologie

Régis DEBRAY






          
Il n'y a peut-être pas d'intersection forte, mais encore moins, assurément, de contradiction entre la sphère du recueil, du stockage et du traitement de l'information, et ce que je nomme "médiologie", la même si cette dernière s'occupe plutôt de la transmission que des données documentaires. La médiologie a une vocation plus historique ou philosophique que contemporaine et pratique.


          

L'architecture générale de la médiologie

Vous connaissez sans doute un article savoureux d'Umberto Eco de 1967, le : Cogito interruptus où il parle de ce livre dont il est impossible de rendre compte : celui de Mc Luhan. Très drôlement, il pointe toutes les confusions désespérantes de Mc Luhan, lorsqu'il lance des apophtegmes du genre : "medium is message". Umberto Eco montre que dans un seul mot "médium", Mc Luhan confond le canal qui est le véhicule matériel de l'information, le code ou la structure interne d'une langue, et le message ou le contenu d'un xxx de communication.

Il est vrai que Mc Luhan a ignoré Saussure. Parfois, il reste un idéologue. Mais il est vrai aussi que les saussuriens ont complètement ignoré qu'il y avait derrière la brouillonne agitation mcluhannienne une intuition forte, ou un noyau dur de rationalité. En sorte qu'au médium type macluhanien sans code ni message, les sémiologues ont fini par opposer des messages codés mais sans milieu, ni médium. Il y a évacuation de la matérialité du support de la trace et des outils de traçage, comme de la forme même de la représentation signifiante, évacuation du milieu d'acheminement des messages avec son bruit, sa densité, ses relais, ses blocages... Autrement dit, le message du sémiologue est auto-régulé, auto-propulsé dans un champ de compétence donnée. Alors le passage du "quoi" au "comment", qui est en fait la révolution sémiologique, a eu l'inconvénient d'évacuer le "quoi". La formalisation du code a complètement évacué à la fois le moteur et le mobile de la communication. Il ne s'agit pas de se lancer dans une critique de la sémiologie mais de définir l'objet de la médiologie : ce sont les voies et moyens de l'efficacité symbolique dans l'histoire des hommes.

On peut aussi être médiologue sur le terrain du savoir, ou le terrain des beaux-arts comme Antoine Hennion qui travaille sur la médiation musicale. Ils ont porté le fer médiologique dans les sanctuaires même du vrai et du beau. Je limite mon champ d'étude à la sphère des mythes et des croyances, à ce qu'on appelait jadis "l'idéologie". Dans le cadre idéal d'une pragmatique de la pensée, il s'agirait de donner une certaine organisation logique, donc un degré supérieur d'intelligibilité à un ensemble de questions disparates qui ont été jusqu'ici cernées par des disciplines qui pouvaient s'appeler : la psychologie collective (Freud), l'histoire des mentalités (Lucien Febwe), la psychologie historique (Meyerson, Vernant), l'histoire culturelle (Roger Chartier).

Voilà des rubriques sans doute indispensables mais aux frontières floues et aux résultats pragmatiques.

Que signifie le terme : "efficacité symbolique" ?

Vous connaissez tous les exemples canoniques levistrausiens sur l'efficacité de la cure. L'homme est un animal symbolique, en ce sens que des symboles sont capables de le mettre en mouvement. Des symboles sont capables de déclencher chez lui certaines conduites ou certains mouvements de fait ou certaines organisations stables. Bref, ces symboles transforment matériellement des états du monde.

Voici des exemples convenus : La Parole de Jésus qui transmise, en fin de parcours, renverse l'empire romain et apporte la chrétienté... La prédication d'Urbain II à Clermont qui déclenche la première croisade, ... ou l'affichage par un docteur en théologie du VIe siècle de 95 thèses en latin qui remodèle le visage de l'Europe. Ou encore un psychanalyste qui enseigne, et crée une École et bientôt une institution. Bref, mon point de départ : quel est "l'impact d'une idée", comment des paroles ébranlèrent-elles le monde ?


          

La méthode

Etablir une corrélation systématique entre : d'une part les activités symboliques (idéologie, politique, culture) ; et d'autre part les formes d'organisation, les systèmes d'autorité induits par tel ou tel mode de production, d'archivage et de transmission de l'information. Voilà le but.

En d'autres termes : les fonctions sociales qu'on appelait supérieures en bonne philosophie, ne peuvent être étudiées indépendamment des structures sociales et matérielles de la transmission, en dehors des supports de traces, ou des mémoires produites par le développement de la société. Plus que de décloisonner des domaines de recherche, il s'agit d'un entrecroisement des genres et des méthodes : la problématique de la médiologie doit prouver son mouvement en marchant. C'est-à-dire : désidéologiser les idéologies, mais à l'inverse spiritualiser les supports matériels, "idéologiser" les techniques de transmissions. Mentaliser l'outillage mnémotechnique de nos sociétés et techniciser notre outillage mental.

Comment parvient-on à ce type d'hypothèse générale ? Personnellement, j'ai fait une enquête sur l'évolution du "pouvoir intellectuel en France".

J'ai ensuite étudié l'histoire de la prise de corps marxiste en Europe : comment naît d'abord une école de pensée, un mouvement politique, un parti, puis des états. J'ai étudié aussi l'ecclésiologie catholique, enfin, -- et personnellement -- je me suis trouvé entre les frontières du "dire et du faire", dans une pratique personnelle d'un intellectuel qui essaie de transformer en action un discours. Donc qui est obligé de concevoir le discours comme parcours.

Prenons l'exemple du Pouvoir intellectuel en France ; d'abord, l'approche médiologique consiste à ne pas donner une définition substantive mais opératoire de l'intellectuel. C'est la fonction qui fait le statut et non l'inverse. La fonction du "transmettre", en l'occurrence. L'intellectuel est le fils du clerc et non du moine, bien entendu. La logique des opérations est donc celle des appareils de transmission. La logique de cette histoire politique est celle de l'histoire des techniques.

Par exemple : l'histoire des intellectuels d'aujourd'hui est celle d'un milieu qui vit dans une écosphère clôturée par trois pôles : L'Université, L'Edition, Les Médias. Bien sûr, ces pôles coexistent dans le moment présent mais chacun d'eux est historiquement daté. Ceci permet d'utiliser une démarche : si la question du transmettre est catégoriale et transhistorique, la réponse à la question ne peut être qu'historique, particulière et locale. Il faut donc faire de l'histoire, mais aussi aller plus loin.

Il s'agit d'une approche à la fois historique et structurale. La fonction des organes de transmission est plus importante que leur intitulé. Pour dégager la logique des traces, il convient de ne pas s'obnubiler sur les signes et insignes. Par exemple : le journaliste remplit la même fonction que l'église autrefois. Le médiatique est l'ecclésiastique du jour.


          

L'entre-deux décide... les livres font-ils les révolutions ?

Roger Chartier a écrit un livre excellent là-dessus. Ce n'est pas une question académique pour moi.

Roger Chartier a démontré que la Révolution française a inventé les Lumières plutôt que l'inverse. Qu'est-ce que la République des lettres ? Ce n'est pas un ensemble de discours analysables en eux-mêmes, mais un système de réorganisation des entre-deux : le club, le café, la loge, le théâtre, la correspondance, le périodique, etc...

Un système qui réorganise la circulation des signes, des nouveaux réseaux, des corps intermédiaires : un processus dynamique d'appropriation collective. Autrement dit dans cette approche là, le rôle moteur est plutôt donné aux folliculaires qu'aux grands auteurs, aux imprimés plutôt qu'aux livres. Par exemple, lorsqu'on lit la correspondance de Voltaire ou de Madame de Sévigné, on se rend compte du rôle capital de la messagerie. Qu'est-ce que la messagerie ? Un pouvoir central fort capable d'entretenir des relais permanents (avec des animaux de selle et des haras). Il faut toujours penser à l'écosphère qui a rendu cela possible.


          

Logosphère, graphosphère, vidéosphère

Simplement une première remarque : 1848 est une date importante où la vitesse de circulation des informations décroche pour la première fois de la vitesse de circulation des hommes, avec le télégraphe.

Une médiasphère est le calcul d'un territoire par rapport à une durée.

La France n'est pas le même territoire dans la Logosphère parce que c'est un territoire qui a 30 jours de cheval de côté alors que dans la Vidéosphère, il y a 1 heure et 30 minutes. La planète n'est pas la même.

Autrement dit, les vitesses déterminent des modes de Pensées, des régimes d'autorité, des mentalités collectives, etc...

Pourquoi ne parle-t-on pas en médiologie "d'acte de communication" comme en sémiologie ?

La notion d'acte de communication est liée aux vieux schémas duels et ponctuels de la liaison Émetteur/Récepteur avec seulement un code commun entre les deux.

Ce schéma là tiré de la sémiologie classique est un schéma instantané, inter personnel et paisible. Or, un processus de transmission est un processus social qui a de nombreux acteurs, et qui met en jeu des coups de force et un système de force. La chaîne de transformation d'un message en pratique nous rappelle que transmettre, c'est organiser et organiser, c'est hiérarchiser. La formation d'une pensée, c'est la formation d'une communauté de pensée avec un corps d'autorité, avec des mots de passes, etc...

Par exemple, l'Eglise chrétienne s'organise après-coup, autrement dit : l'interprétation est un effet d'organisation collective.

Pour le sémiologue (cf. Peirce) le décodage du signe est toujours tertiaire. Entre l'émetteur et le récepteur, il y a un interprétant. Mais Pour la sémiologie, l'interprétant est un système de règles de traduction du message alors qu'en médiologie, celui-ci est un intermédiaire collectif capable d'interpréter dans une littéralité close et de stabiliser son interprétation.

Dans la sémiologie, il y a le jeu indéfini des renvois qu'on ne sait pas arrêter. Mais en fait, les intermédiaires collectifs : la secte, l'église, l'école sont là pour clore et arrêter ce jeu indéfini de renvois.

Pourquoi ?

Sans aller trop loin, en vertu d'un principe d'incomplétude - qui est un invariant structural des genèses de groupes. On a besoin d'un élément extérieur qui clôt et fait sens, Il y aura toujours à transmettre et toujours une permanence de la fonction interprétante et cléricale. Il faut fixer le code de références pour former le groupe. C'est une permanence Canonique. En tous cas, la transmission de l'information n'est pas informationnelle parce qu'elle a d'abord à lutter contre les autres corps intermédiaires. Comme les anges qui sont la cohorte de l'armée de Dieu, et qui existent pour lutter. Il n'y a pas plus de transmission indolore que de médiums 2 innocents.


          

Que veut dire "Médio" dans "logie" ?

C'est l'ensemble en devenir des corps intermédiaires s'intercalant entre une production de sens et une production d'événements. Tout ce qui permet à un message de prendre effet, ou d'avoir une efficacité. Prendre effet, c'est prendre corps. À tous les sens du mot "corps".

C'est le moment social ou politique de la transmission qui renvoie aussitôt au moment technique. En ce sens, une politique de l'esprit, c'est toujours une physique des traces (Cf. les travaux de J. Goody, E. Einsentein).

Il y a plusieurs univers dans une "média-sphère" ou éco-sphère". C'est important de parler traces et supports car pour le modèle saussurien, il n'y a pas de place pour le support car l'écriture est considérée comme une pure transcription de la parole.

L'écrit est le pur corrélat objectif de l'oral (cf. les travaux de Derrida), donc on ne peut pas penser une praxis intellectuelle ou politique, c'est-à-dire l'action symbolique d'un sujet sur un sujet indépendamment de la technique d'incorporation et de transmission des symboles. Autrement dit, en dehors de la relation sujet / objet. Il y a toujours une technique dans une transmission, et on tombe ici dans le jeu du micro et du macro.

Petites causes techniques et grands effets civilisationnels. On ne va pas les énumérer, vous en connaissez tous. Par exemple, le passage au Christianisme qui coïncide, et ce n'est pas un hasard, avec le passage du volumen au codex. Le codex est le moyen de transmission du Christianisme. La liaison entre gravure sur cuivre et les sciences naturelles d'observation, ou encore l'atelier d'imprimerie et l'esprit d'analyse comme nouvelles normes de raison.

Penser l'invention technique et la mutation du culturel, comme les rapports du vivant et du milieu, c'est emprunter les causalités circulaires du modèle écologique. Dans la culture médiologique, il faut penser, par exemple, le socialisme comme une "écosphère", par rapport au milieu technique qui l'a rendu possible : la typographie. Livres, imprimés, périodiques et écoles : le socialisme est d'abord une invention de typographes.

Ainsi, la médiasphère est un milieu de transmission et de transport, et un état de culture est une étape adaptative à un milieu technique.

L'aspect écologique de la médiologie consiste à étudier les idées non comme des choses (à la manière de Durkheim) mais comme des êtres vivants ayant des relations de dépendance et d'interactivité avec un milieu technique.

L'idéologie en revanche, est le jeu des idées dans le silence des supports.

Entre la novation technique et la production sociale, il y a une interaction dynamique mais pas une causalité mécanique entre les deux. Des points d'irréversibilité existent : après l'arme à feu, on ne fabrique plus des arbalètes. En tous cas, il est vrai que l'invention technique ne suffit pas à la mutilation culturelle. Cependant, on peut être sûr que telle culture qui n'a pas telle technique n'aura pas ce comportement là. De même, une technique similaire dans deux cultures différentes peut donner des comportements dissemblables. Jean-Pierre Vernant a illustré à son insu ce propos : il a parlé de l'écriture mycénienne comme d'une écriture d'archivage et de contrôle bureaucratique, où une caste de scribes archivaient les moyens de contrôle d'un territoire, et où l'information ne circulait absolument pas, créant ainsi une domination. Au contraire, à Athènes où se trouve la même technique, mais où il existe une fonction publique de communication, le contexte et les effets seront différents.

Tout ceci constitue bien sûr un domaine de recherches où il serait impératif de s'étendre plus longuement que je ne peux le faire ici.


          

En guise de conclusion

Deux remarques :


          

Débat : "La médiologie"


Le débat amorcé par Régis Debray porte tout d'abord sur le procès d'abstraction du texte détaché de toute inscription matérielle, qui lui semble être une lacune fondamentale de la sémiologie, comment peut-on expliquer cette approche intellectualiste, purement linguistique du texte ?

Roger Chartier pense qu'il s'agit là d'une conscience particulière datée du texte qui l'abstrait de son support matériel et pose la question de l'histoire de ce processus particulier.

Le début de cette histoire semble se situer au moment où l'objet matériel qu'est le livre et l'unité textuelle qu'est l'oeuvre se trouvent confondus.

La tradition médiévale a une réalité autre : il n'y a pas deux livres qui soient semblables.

Maintenant le livre est à la fois un objet matériel, et en même temps, un contenu textuel, une pensée qui prend une forme à l'intérieur d'un objet multiplié et semblable. Ce n'était pas du tout le cas pour le livre à l'époque médiévale. Pourquoi ce déplacement ?

D'abord se pose la question du commentaire, de la glose sur le texte, de la critique qui suppose comme point de départ l'universalité de l'échange, partant annulation de la spécificité de chaque objet écrit. Si on veut discuter de la chartreuse de Parme dans une perspective critique on ne peut pas être borné par l'objet matériel spécifique dans lequel chacun a lu La Chartreuse de Parme. La critique suppose cette universalisation.

Le modèle est donné par ce livre des livres qu'est la bible dont l'existence est autonome par rapport à toutes ses formes d'inscription. L'écrit lui-même n'est qu'une forme possible de la Parole. Le sens des formes est à reconstruire, à déchiffrer, il n'est pas perçu par les individus dont la lecture est pourtant habitée, gouvernée, par cette constante méconnue.

La question abordée ensuite est celle de la démultiplication de l'imprimé (Régis Debray).

Roger Chartier assure que la nouvelle technique qui transforme les conditions générales de la production des textes n'a finalement guère été embarrassée -- ou très marginalement -- par les censures et elle a eu un fort effet démultiplicateur. De ce point de vue là, on peut la qualifier de "révolution". Il est plus compliqué après de savoir les rapports qu'elle entretient avec d'autres mutations comme la Réforme Protestante, la Révolution française, etc... De plus, trois remarques peuvent être formulées par rapport à cette réflexion :

  1. La première toute simple : les historiens de l'imprimé sont restés assez insensibles à ce qui se passe avant, ailleurs, avant le XVe siècle. Or, il y a, si on s'en donne les moyens, des éléments de comparaison, de mise en perspective et de mesure qui peuvent être utiles. Il faut décloisonner l'histoire de l'imprimé à l'intérieur de celle des objets écrits.

  2. Deuxième élément : il reste quand même une critique possible par rapport à Elizabeth Einsentein : celui des assignations. Elizabeth Einsentein attribue au nouveau médium, tout un ensemble d'éléments qui doivent être assignés soit à des mutations de l'objet écrit qui lui sont antérieurs, soit aux pratiques intellectuelles et culturelles -- lesquelles ne sont pas commandées par la révolution technique --, mais qui, au contraire, s'emparent de cette révolution technique. Si on se pose la question en situant la Révolution de l'imprimé dans un contexte de plus grande durée et comparatif, on risque de proposer des corrélations trop simples et trop rapides.

  3. La troisième remarque est de savoir comment on pourrait situer le rapport entre l'invention de l'imprimerie et les grandes mutations culturelles, religieuses, intellectuelles de l'âge moderne. Bien entendu, on ne peut pas ne pas postuler ce lien, mais il est chaque fois pris dans une figure particulière, dans une relation spécifique qu'il faudrait discuter spécifiquement. Ainsi la Réforme Protestante : les liens entre la Réforme Protestante et l'intervention de l'imprimerie sont multiples, de nature diverse, et en même temps ils sont aussi médiatisés par un certain nombre de rapports au texte. Or ceux-ci se sont construits dans des traditions humanistes qui les engendrent.

Certes, un support peut permettre une rationalisation, mais il y a aussi une autonomie des pensées et pratiques par rapport aux supports matériels et aux innovations techniques. Certaines mutations culturelles doivent être référées à d'autres déterminants.

Il faut garder à l'esprit aussi les écarts dans la circulation et la présence de l'écrit. L'écrit imprimé est omniprésent à la ville, même pour ceux qui ne savent pas ou bien lire, il est affiché, regardé, lu à haute voix, exposé aux devantures des librairies. L'écrit est omniprésent.

L'écrit est présent à la campagne mais pour l'essentiel, c'est un écrit manuscrit contrôlé par un certain nombre de professionnels : le curé, - pour les registres paroissiaux - le notaire - qui enregistre les professions. On voit très clairement dans la France d'Ancien Régime la force de ce contraste.

On peut se demander aussi si l'opposition masculin/féminin (débattue dans un colloque sur l'histoire des femmes du 13/11/92 à la Sorbonne) ne risque pas de devenir un système d'assignation de différences aussi universelles que ne l'avait été pendant un temps d'autres catégories de l'histoire sociale.

Or, il peut y avoir pour certaines différences fondamentales un régime d'explication autre qui ne renvoie pas forcément à l'opposition masculin/féminin.

Voici un exemple pour illustrer ce propos :
L'écriture féminine aux XVI, XVII, XVIIIe siècles a été caractérisée par un certain nombre de traits : l'utilisation de pseudonymes, ou d'une écriture anonyme, le recours au manuscrit, le fait que la destination des textes est en général étroite. Ainsi, les lecteurs sont proches familialement ou socialement de celle qui écrit. De là, on en a déduit une identité féminine dans l'entrée en écriture.

Or, on peut montrer que tous ces traits sont pris dans un même modèle beaucoup plus large sans doute majoritairement choisi par les femmes, -- ou que les femmes étaient obligées de choisir à cause de leur statut juridique, social et moral -- que l'on peut qualifier "d'aristocratique". C'est un modèle autre qui rejette l'imprimé et maintient la primauté de la circulation manuscrite, qui cache avec tous les jeux de l'anonymat, du pseudonyme, de l'apocryphe, l'auteur derrière ces figures...

De fait, certains auteurs hommes ou femmes, ne souhaitent pas se soumettre à ces lois de l'imprimé et marient les traits de ce modèle alternatif : utilisation de l'anonymat et du pseudonyme. Ils désirent avoir le contrôle sur la circulation de leur texte pour éviter l'incompréhension d'un lecteur non averti.

C'est ensuite une question sur le rôle de l'éditeur (Brigitte Guyot) qui retient l'attention des personnes présentes.

Roger Chartier répond : durant une période relativement courte entre 1450 et 1530-1540, l'identité de l'éditeur ne prend place qu'à la fin de l'ouvrage dans le colophon.

L'éditeur est obligé de penser comme un scribe qui utilise une autre technique pour la reproduction des textes.

Puis le nom propre du libraire-éditeur devient une réalité fondamentale dans le livre à partir de 1530, 40, 50. Il est l'élément qui assure l'articulation entre quelqu'un qui a écrit un thème et des lecteurs qui vont le recevoir.

Ce serait un beau sujet que les combats, les concurrences, ou les articulations des noms propres dans le livre. Et ce n'est pas la même chose sur les livres imprimés et les manuscrits.

Les noms d'auteurs apparaissent à partir du moment où ils passent du colophon à la page de titre. L'auteur peut aussi apparaître sans son nom mais sous son image.

Dans le texte de Michel Foucault "Qu'est-ce qu'un auteur ?" qu'il avait donné en 1969 à la société Française de Philosophie - texte très connu aux U.S.A., mais relativement peu connu en France parce qu'il n'a pas été réédité dans une forme très accessible - tout un ensemble de repérages historiques est proposé. Un des points essentiels est le suivant :

Il faut bien distinguer les auteurs en vulgaire et les classiques religieux ou philosophiques, puisque dans le manuscrit médiéval qui donne à lire Justinien ou Aristote, même s'il n'y a pas de page de titre, l'auteur est là comme la donnée fondamentale d'assignation du texte. En revanche, pour les textes en vulgaire, sont privilégiés le régime de l'anonymat, l'inexistence de l'auteur, l'inscription du texte dans d'autres catégories : le genre, par exemple, et mentionne celui qui a assemblé les textes plutôt que ceux qui les ont produits.

La vraie mutation -- c'est pour cela que je disais "l'auteur sans son nom" et "l'auteur sans la page de titre" -- est au XIVe et XVe siècles lorsqu'en Italie autour des figures comme Boccace, Pétrarque on voit apparaître le portrait d'auteur, de l'auteur en train d'écrire, illustrant le nouveau sens des termes "écrire" et "écrivain" qui ne signifie plus "copier" ou "copiste" mais prennent le sens moderne de "j'ai écrit un livre, j'invente quelque chose".

En France, on trouverait pour Froissart, Christine de Pisan, la même assignation des textes à un auteur, qui ensuite, typographiquement, matériellement, devient plus explicite sur la page de titre. Cela a des conséquences fortes puisque c'est un nouveau régime qui fait regarder en arrière et assigner des auteurs à toute une partie de la littérature. La philologie médiévale a été à bien des égards une violence formidable faite aux textes médiévaux puisqu'elle les a fait entrer dans des catégories qui leur étaient très postérieures. Par exemple Marie de France est l'invention d'un nom propre qui n'est pas une personne de chair et d'os mais une figure à l'intérieur d'un poème.

Pour tous ces phénomènes d'imposition, il y a des éléments très intéressants dans des travaux comme ceux de Bernard Ceranglini : Éloge de la variante (Seuil) où il décrit l'histoire de la philologie comme l'imposition rétrospective de catégories, peut-être nées à la fin du Moyen-Âge, à l'ensemble de la littérature médiévale et que toutes nos éditions médiévales respectent. On édite et désigne un texte médiéval, comme on édite aujourd'hui. Vie et mort de l'image. Il y aussi une structure imposée.

Régis Debray fait remarquer la concomitance entre la notion d'auteur et celle d'artiste.

Roger Chartier approuve cette réflexion : on est dans un même horizon culturel où il y a une individualisation de l'oeuvre et son assignation à un nom propre auquel peut correspondre à une biographie. Une dimension vraiment essentielle de la biographie est de spécifier la fonction auteur.

C'est là que la thèse de Foucault garde toute sa valeur parce qu'il ne s'agit pas de récits mythiques en forme de vie des saints. Il ne s'agit pas non plus de la biographie au sens d'un récit objectif existentiel. C'est une reconstruction sous la forme biographique de données organisées par rapport à la fonction auteur.

Progressivement une réalité deviendra présente dans la pensée des lecteurs : donner comme première assignation à un texte le nom de l'auteur. Ce qui ne va pas du tout de soi pour toute la littérature médiévale en vulgaire.

Il faut le support de la démocratisation de la biographie, au-delà des grandes "autorités". D'autre part, cela suppose que le portrait de l'auteur soit multiplié par rapport au manuscrit et aux miniatures.

Le problème fondamental à l'âge moderne est le rapport entre l'auteur / le patron / et le marché.

Le statut des auteurs est une réalité socio-professionnelle.

L'acceptation et la recherche d'un patronage, l'entrée dans une clientèle et la recherche d'une protection sont une condition d'émancipation, d'autonomie de la pratique artistique, d'individualisation du créateur par rapport aux appartenances communautaires. Que ce soit les communautés d'artistes entendues comme des corporations ou que ce soit les institutions universitaires dans le cas des auteurs, ou des savants, comme par exemple Galilée. On peut pousser très loin le parallèle sur la biographie d'artiste et d'auteur. Cela permet de discuter avec Bourdieu. Je suis d'accord avec lui sur l'idée de l'autonomisation d'un champ à la pratique qui se développe n'est plus soumise directement aux règles du monde social mais à ses propres règles, ses propres hiérarchies, ses propres conflits.

Le seul point qui fait question est celui d'une généalogie un peu trop linéaire de l'autonomie de l'émancipation.

Il me semble que pour les artistes, pour les écrivains, pour les savants l'autonomisation se fait aussi par le choix d'une dépendance contre une autre dépendance.

Un exemple parlant est celui de Cervantès.

Il y a le marché : Cervantès a vendu son manuscrit à Jean de la Cuesta mais, d'autre part, il y a le patron qui, dans une durée plus longue, est plus important, car il peut assurer des pensions, des gratifications, des recommandations.

Les deux logiques ne sont pas exclusives. Elles s'associent, s'imbriquent l'une à l'autre à commencer sur la page de Don Quichotte. De la même façon, pour les peintres, il y a l'entrée dans la clientèle et la recherche de la commande particulière. Les conséquences se traduisent dans les oeuvres elles-mêmes car dans l'énoncé littéraire se trouve quelque chose de la tension sociale entre patronage et circulation et autorité publiques. Tout cela n'est pas possible à la même échelle dans une culture du manuscrit. L'histoire de l'individualisation passe par là ... et celle du narcissisme. L'image de l'écrivain en train d'écrire est un moment important.

Le débat porte ensuite sur le problème de l'accès à l'écriture et à l'oralité au XXe siècle en comparaison avec des périodes plus éloignées (lsabelle Rieusset-Lemarié, Arlette Boulogne).

Puis une question est posée afin de savoir si le départ de l'imprimerie a été aussi le démarrage de la séparation entre le texte et l'image dans le monde occidental. En effet, s'il y a eu une séparation utile et fertile à un moment donné pour atteindre un degré d'abstraction, par la suite elle pose problème au traitement documentaire ; on commence seulement maintenant à le résoudre sur l'écran avec la numérisation du tout graphique (Martia Bossy).

Plus largement des remarques portent sur les transformations du texte amenées par les nouvelles technologies (Dominique Cotte).

Notamment, celles-ci amènent vers une nouvelle culture de l'écrit où l'accès au texte va se faire aussi à travers sa matrice. Le texte saisi donne les moyens de son accessibilité sous forme d'écran et en même temps les moyens de sa fabrication. Le texte numérisé possède un appareillage technique et informatique important, le texte imprimé a son propre appareillage culturel qui nous sert à l'appréhender, à y accéder.

Les nouvelles technologies ont amené dans un premier temps une déconstruction par rapport au texte, mais actuellement, on se repose les problèmes de mise en page et de la reconstruction afin d'améliorer certains handicaps de consultation à l'écran -- un peu comme dans le volumen -- (Dominique Cotte).

Roger Chartier intervient sur cet aspect :

II lui semble qu'un certain déficit dans la réflexion collective accompagne la rapidité de l'innovation technique.

Bien sûr, à terme tout cela peut changer mais cela est préoccupant. Notamment en fonction de l'investissement direct avec le plan de numérisation de la Bibliothèque de France dans les usages du Poste de Lecture Assistée par ordinateur (PLA), et des réflexions qui doivent l'encadrer.

Et la vraie question est : quelles sont les possibilités nouvelles ? Et celles qui n'existent plus ? Ceci sans jugement de valeur,

Par exemple, un type de lecture rendu possible par le codex beaucoup plus que par le volumen ou l'écran : c'est la lecture simultanée de plusieurs ouvrages à la fois. On a pu donner comme figure emblématique de la lecture de la Renaissance dans le monde humaniste ; la roue à livres, c'est-à-dire un objet qui a existé réellement : le lecteur tourne un mécanisme et apparaissent trois ou quatre livres sur une tablette. Ainsi la lecture est immédiatement comparative, - elle est lecture de confrontations, de comparaisons, de vérifications.

L'effet de contextualisation est important : par exemple, dans le cas du journal, les effets de contiguïté sont brisés par une lecture sur écran pour des textes non écrits électroniquement.

Même le poste de lecture assistée par ordinateur ne peut mettre en rapport que deux ou trois textes (ce qui est déjà beaucoup plus que nos écrans habituels) mais ce n'est pas une roue à livres...

D'autre part, pour tout texte numérisé qui est donné dans son découpage unique est perdu tout cet effet de sens qui existe nécessairement dans un journal.

Le même article, à la lettre près, publié dans l'Humanité, le Figaro, ou le Petit Écho de la Mode ou dans l'Équipe magazine a des significations par contamination, contiguïté.

Il ne faut pas nier l'utilité technique d'une consultation qui est permise où elle était impossible par la numérisation. Mais il faut prendre conscience de ces limites car il y a des effets à la coexistence de textes brisée par l'électronique.

Et pour toute analyse historique, il faut toujours permettre que soit possible la reconstruction de ces effets de contiguïté.

Il ne faut pas prendre la numérisation comme un substitut à la communication des objets écrits dans leur forme originelle, tentation absolument naturelle chez tous les conservateurs de bibliothèques qui entendent parfois "communication à distance, travail sur le texte" comme signifiant "substitut, mise à distance de l'objet originel".

Mais un texte numérisé n'est pas un texte dans son objet originel. Cela dépend aussi du rapport qu'on veut avoir à l'écrit.

La fin du débat tourne autour du problème de l'outil multimédia qui renvoie à une autre réflexion, notamment sur le texte (Dominique Cotte).

Roger Chartier souligne combien les concepts d'intégrité, de stabilité, de propriété du texte sont complètement remis en question. Rares sont les auteurs qui peuvent avoir un contrôle sur la forme.

Isabelle Rieusset-Lemarié fait remarquer que l'ampleur narcissique de l'auteur est peut-être importante lorsqu'il a une parole collective (comme au Moyen Age) plutôt qu'individuelle.

L'auteur rejoindrait en cela son passé historique ; "ego glorieux parce que traversé !" Régis Debray).

Compte-rendu : Sylvie Fayet-Scribe


© "Pour une nouvelle économie du savoir". In Solaris, nº 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994