Vers une Nouvelle Economie Politique de l'Intelligence

Jean-Max NOYER


Pour Spinoza, "la reconstruction du monde n'est ainsi rien d'autre que le processus même, continu, de la composition-recomposition physique des choses -- c'est dans une continuité absolue que se greffent sur cette nature physique les mécanismes constitutifs de la nature historique, pratique et éthico-politique".

Et "le procès constitutif accumule de l'être, qualitativement et quantitativement, occupe des espaces toujours nouveaux, construit. La logique spinoziste ne connaît pas l'hypothèse, elle ne connaît que la trace, l'indice. La versatilité de l'être qu'elle raconte est inscrite dans une texture d'actes matériels qui, bien que de composition et de figures différentes, vivent un processus de combinaison et d'auto-formation".

"Le rapport entre être, production et constitution, telle est la dimension de l'avenir. Le savoir n'est rien d'autre qu'une analytique continue de cette progression, de ce tissage, de cette accumulation continue de l'être. L'être est d'autant plus tension vers l'avenir que sa densité présente est plus forte. L'avenir n'est pas une procession d'actes, mais un déplacement opéré par la masse infinie de l'être intensif : un déplacement linéaire, spatial. Le temps est être. Le temps est l'être de la totalité."

A. NEGRI, L'anomalie sauvage, P.U.F, 1982


          
Il y a une dizaine d'années, J.F. Lyotard s'interrogeait dans la Condition Post-Moderne sur les principales conséquences qui découlaient selon lui de l'Informatisation de la société et ce plus particulièrement dans les vastes domaines de la Formation, de l'Éducation.

"Se trouveront affectées, écrivait-il, la recherche et la transmission de connaissances. Pour la première, un exemple accessible au profane en est donné par la génétique, qui doit son paradigme théorique à la cybernétique. Il y en a cent autres. Pour la seconde, on sait comment en normalisant, miniaturisant et commercialisant les appareils, on modifie déjà aujourd'hui les opérations d'acquisition, de classement, de mise à disposition et d'exploitation des connaissances. Il est raisonnable de penser que la multiplication des machines informationnelles affecte et affectera la circulation des connaissances autant que l'a fait le développement des moyens de circulation des hommes d'abord (transports), des sons et des images ensuite" [1].

Et d'ajouter aussitôt : "dans cette transformation générale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantités d'informations".

"On peut donc en tirer la prévision que tout ce qui dans le savoir constitué n'est pas ainsi traduisible (c'est nous qui soulignons) sera délaissé, et que l'orientation des recherches nouvelles se subordonnera à la condition de traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine." "Avec l'hégémonie de l'informatique, c'est une certaine logique qui s'impose, et donc un ensemble de prescriptions portant sur les énoncés acceptés comme 'de savoir' " [2].


Nous souhaiterions tout à la fois nuancer, approfondir cette problématique et indiquer un certain nombre de repères, de conditions, nous permettant de prendre en compte les processus qui affectent les modes actuels de PENSER, ENSEIGNER, de TRAITER de l'information, des données. Pour ce faire nous croyons qu'il convient de nous placer en situation d'explorer les principales conséquences du processus de NUMÉRISATION DU SIGNE et d'évaluer l'impact de ce dernier sur le caractère toujours plus fondamentalement distribué du savoir.


Si donc nous essayons de penser aujourd'hui les rapports différentiels entre les divers médias, supports, techné intellectuelles, ainsi que la multiplicité du signe, nous devons le faire en tentant de comprendre ce procès dans toute sa "positivité", c'est-à-dire en tentant d'en saisir le virtuel, en essayant d'explorer les dimensions de la nouvelle plasticité dont il est porteur.

C'est à partir de cette plasticité -- la plasticité numérique émergente -- que nous devons déployer le questionnement suivant : comment penser les nouveaux rapports différentiels entre les nouveaux médias, leur(s) variation(s) affectant les dispositifs socio-cognitifs ? Comment donc les décrire, comment mettre en évidence les acteurs / les actants qui les constituent, les rendent plus ou moins performant ? Comment en d'autres termes éviter de penser ces processus en terme de substitution ?

Là comme ailleurs il nous faut saisir les mouvements complexes de "capitalisation des moyens", les manières dont sont amenés à cohabiter, coexister, les multiples dispositifs cognitifs, ce qui en chacun d'eux est affecté par le surgissement des nouveaux, ce qui est actualisé par leur "disruption" au coeur des agencements les mieux établis. Mémoire(s) longue(s) et Mémoire(s) courte(s) n'ont en effet pas les mêmes rapports à l'oubli, ne le pratiquent pas de la même manière. Et l'on sait que la mémoire ne s'oppose pas à l'oubli mais à l'oubli de l'oubli.

Pour écrire vite il y a un devenir "stylo" de l'ordinateur" et un devenir électronique du stylo qui n'est déjà plus lui-même un "crayon à papier". Ces questions cruciales mériteraient de plus amples développements.


Mais, quels que soient les espaces-temps, les dispositifs, les échelles prises ici comme "objets", un autre constat s'impose. Quels que soient nos "lunettes", et quel que soit la direction vers laquelle notre regard se porte, pointe ou agit, nous sommes conduits loin des équilibres historiques. Et c'est donc dans cette perspective que l'on se propose de mettre en évidence un certain nombre d'événements, de problématiques, d'enjeux qui découlent de l'électronisation du signe, de sa numérisation et font que se dessine une Nouvelle Économie Politique de l'Intelligence. Notre réflexion est ici à l'oeuvre dans le champ de la formation, de l'organisation du travail, mais pas de manière exclusive.


Une triple évolution est en cours qui s'exprime d'abord, par le renforcement du lien Nouvelles Technologies de l'Information / Communication et des Nouvelles Technologies Intellectuelles.

Ensuite, dans le domaine de la Formation

  1. la prise de conscience croissante de la nécessaire mise sur pied d'un apprentissage favorisant une approche transdisciplinaire et ce à partir d'un renouvellement de la question technique,

  2. la prise de conscience du caractère de plus en plus "distribué", fragmenté de la Production / Circulation / Consommation des savoirs et des techné, donc, de facto, du caractère hautement socialisé du travail intellectuel.

  3. Enfin par l'émergence du "schème stratégique" au coeur des dispositifs cognitifs, ce qui signifie principalement la nécessité d'avoir à traiter "ensemble", de manière de plus en plus sophistiquée, des flux hétérogènes de données.

Il nous semble en effet que se manifeste là, c'est-à-dire dans le domaine des dispositifs cognitifs (j'entends par dispositifs cognitifs tous les agencements plus ou moins hétérogènes, composés d'éléments humains et non-humains de traces, et signes et de collections de signes, de textes et d'appareils, de moyens de communications archaïques ou non qui concourent à la production, circulation, consommation d'information, à la production d'ordre, à la création de nouveaux objets idéels et matériels) une série de transformations particulièrement profondes.

Il y va en effet des capacités innovatrices et créatrices, des capacités à faire émerger à nouveau des savoirs transversaux et critiques nécessaires à la performativité de tous les systèmes de production, de tous les systèmes de décision, d'interprétation.

Comme l'écrit W. Turner, les activités professionnelles se caractérisent " de plus en plus par un travail de coopération entre hommes et machines grâce à la mise en place de systèmes informatiques distribués" [3].

"Cette coopération comporte des dimensions politiques, organisationnelles et éducatives" (mais aussi désirantes affectives symboliques) "que nous venons d'analyser. Ces différentes dimensions compliquent considérablement notre compréhension de la relation qui existe entre la circulation accélérée des informations que permettent les nouvelles technologies et l'efficacité du fonctionnement organisationnel. (Elles aussi sont parties intégrantes des capacités de création / d'innovation des dispositifs cognitifs)".

Mais, ajoute-t-il, "des études existent démontrant que le fait d'investir massivement dans les nouvelles technologies n'entraîne pas les résultats escomptés au niveau de la productivité. Il y a des limites à la capacité de réorganisation structurelle qu'un certain nombre d'auteurs préconisent pour l'exploitation efficace des nouvelles technologies" [4].

Et il est bien vrai que l'appropriation des nouvelles technologies (cette expression est trompeuse si elle signifie qu'il existerait là à portée de la main du technique et du technologique qu'il conviendrait de s'approprier, de maîtriser) ne va pas de soi, qui précisément passe par une expérimentation de soi à soi des agencements de production / circulation des savoirs, des dispositifs de décisions.

C'est ainsi qu'à l'occasion de l'émergence "d'éléments", d'objets idéels ou matériels, humains ou non-humains, (mais de ce qui fonde ces lignes de partage, ces limites nous ne sommes plus assurés non plus (Latour), c'est l'ensemble du dispositif (ou de l'organisme) qui est amené à faire l'expérience de lui-même, sous des conditions différentes et ce, sans qu'il soit assuré d'avoir accès à une bonne "transduction " c'est à dire à une bonne exploration progressive des structures qui apparaissent.

Pour reprendre les termes de Simondon, ce qui est là mis en jeu de manière auto-référentielle / paradoxale, pour une part à la manière d'une "cogitatio-caeca" et que nous sommes conduits à étudier, c'est la découverte "des dimensions dont le système (le dispositif émergent qui comprend de l'ancien et du nouveau, fait communiquer celles de chacun des termes, et telle que la réalité complète de chacun des termes du domaine puisse s'ordonner sans perte, sans réduction dans les structures nouvelles découvertes" [5].

Nous sommes chacun d'entre nous "élément" à l'intérieur du mouvement de ces dispositifs eux-mêmes en évolution et ce que nous devons rendre explicite pour nous ce sont les processus d'individuation qui sont à l'oeuvre en eux et en dehors d'eux. Allons plus loin nous devons simultanément "construire" les boîtes noires", "les procédés auto-simplifiants" qui rendent et rendront possible l'action de ces nouveaux dispositifs dans lesquels nous sommes inclus et dont nous sommes éléments parfois décisifs, qui rendront possible l'action à partir d'eux, qui feront qu'ils pourront être utilisés comme instance de leurs propres opérations. Nécessaire illusion de la maîtrise ! [6]

Nous sommes donc portés à penser, dans les conditions d'une anthropologie radicale la question des limites, des frontières, des nouvelles frontières, des nouvelles boîtes noires. Nous sommes amenés au coeur de la création intellectuelle, des processus de pensée, des processus d'innovation, à réfléchir sur les conditions d'Énonciation, sur les conditions d'émergence de Nouvelles Subjectivités.

A l'occasion donc de la numérisation du signe on voit se développer :

  1. de profonds processus de renégociation DES RAPPORTS SOCIO-POLITIQUES quant au statut des acteurs humains pris dans des réseaux d'actants de plus en plus hétérogènes et nombreux, dans les systèmes hommes-machines de plus en plus complexes ainsi qu'une mise en compétition DES SYSTÈMES, DES DISPOSITIFS DE TRAITEMENT DES INFORMATIONS, des DONNÉES.
    (Nouvelles procédures d'élection, de reconnaissance, de légitimation à l'occasion desquelles se renégocient pour partie ou pour tout, les rapports de force politique, les modes hiérarchiques ...) ;

  2. des modifications quant aux modes, procédures de Production / Circulation / Consommation des techné, des savoirs critiques ou non ;

  3. des transformations quant aux modes de percevoir, sentir, penser, de voir, lire, écrire, mémoriser.

De ce point de vue, nous faisons nôtre l'opinion exprimée par J. Goody selon laquelle nous aurions le plus grand avantage à mener une réflexion approfondie sur les technologies intellectuelles, sur les variations qui touchent leurs rapports différentiels dès lors que cette étude "peut nous éclairer davantage sur la nature des développements dans le domaine de la pensée" [7].

Le questionnement général est celui-ci : "Comment changent les modes de pensée dans le temps et dans l'espace ?"

La question est d'évaluer combien, comment "ces nouveaux moyens de communications transforment la nature même des processus de connaissance, ce qui tendrait à dissoudre partiellement la frontière établie par les psychologues et les linguistes entre compétence et performance." Dit autrement encore : "la variation des modes de communication est souvent aussi importante que celle des modes de production, car elle implique un développement tant des relations entre individus que des possibilités de stockage, d'analyse et de création dans l'ordre du savoir" [8].

Indices parmi d'autres de l'émergence d'une Intelligence, d'une Herméneutique nouvelles, le développement des stations de travail (Ordinateur / Micro-ordinateur / Scanner / Imprimante laser / CD-Rom / cartouches magnéto-optiques amovibles / Modem) de nouvelles voies de transmission, de nouveaux réseaux de communication, de nouveaux systèmes de traitement des données, de logiciels, d'images, de capacités de simulations etc... Comment tout cela est négocié, comment cela vient-il transformer les dimensions cognitives ? telle est la question.

Comment concevoir (stratégies des interfaces) des systèmes hommes-machines qui prennent en compte et développe la performativité des aspects coopératifs-différenciés du travail intellectuel, et si possible en s'appuyant sur l'ensemble du spectre des modes cognitifs ? Comment se donner les moyens "d'habiter" les agencements cognitifs en train de se mettre en place ?

Recherches sur les "Computer Supported Cooperative Work" (CSCW), les "Groupwares", les "Systèmes de Décision Distribuées", les "Collecticiels" et pour la pointe la plus avancée les "Mondes Virtuels", les "Cyberspaces", les"Distributed cyberspaces", les "Collaborative Engines for Multiparticipant Cyberspaces" etc... sont là qui témoignent de cette orientation ainsi que de la difficulté de définir des protocoles d'expérimentation rendant possible une approche satisfaisante des processus très différenciés, hétérogènes, aux marges partout présentes et fondatrices (le(s) corps par exemple) des procédures reconnues, institutionnalisées de l'apprentissage, de la recherche, de l'innovation et de la diffusion [9].


Bref, parce qu'il n' y a pas de pensée hors de ses supports, même occultés et intériorisés (Stiegler), parce que "l'esprit individuel est immanent, mais pas seulement dans le corps mais dans les voies et messages extérieurs au corps (...) parce qu'il existe également un Esprit plus vaste dont l'Esprit individuel n'est qu'un sous-système... et qui n'en est pas moins immanent à l'ensemble interconnecté formé par le système social et l'écologie planétaire", (Bateson) parce qu'enfin, toute pensée "fait avec" l'infrastructure médiatique en général qui constitue son partenaire caché (Debray), nous devons à partir d'une interrogation critique sur les nouvelles technologies, être à même de mieux saisir l'évolution générale qui affecte l'ensemble des dispositifs cognitifs, ainsi que le caractère de plus en plus distribué des systèmes de production, des agencements collectifs d'énonciation, des dispositifs de prise de décision [10].


Cela suppose toutefois que nous tirions rigoureusement les conséquences d'un certain nombre de points. Nous sommes conduits :

  1. à examiner de manière critique les modes d'évaluations des connaissances, les modes de légitimation et les instances qui vont avec, dès lors que se développent la répartition / différenciation des technés et modèles, la multiplication des simulations et la différenciation des expériences, des médias et supports, que prend de l'ampleur la remise en cause de la coupure "sémiotique" (Pierce / Bougnoux / Deleuze) [11] ou du moins, par de-là la nouvelle alliance des images, du son et du texte, que commence à être perçu (ruse du DIGITAL) la possibilité de réévaluer les dimensions non-exclusivement linguistiques de la langue, la richesse indicielle et iconique, bref de faire fond dans de nouvelles conditions sur les processus analogiques agissant au coeur même du développement de la pensée abstraite.

    Prendre en compte la PLASTICITÉ NUMÉRIQUE c'est explorer, penser dans toutes ces directions ! C'est réfléchir à l'émergence de nouveaux modes d'écritures (Lévy) [12].

    Il s'agit de mettre en évidence les composantes sémiotiques autre que linguistiques, leurs modes de co-fonctionnement, afin de faire en sorte que la disruption des NTIC et NTI soit l'occasion de la définition des nouvelles limites, des nouveaux modes de coexistence entre le plus ancien et le plus moderne ... soit l'occasion de contester la dominance du signifiant linguistique et des logiques ensemblistes-identitaires.

    Ainsi que le remarque F. Guattari "d'autres régimes de sémiotisation sont susceptibles de faire marcher les affaires du monde et, ce faisant, de destituer de sa position de transcendance par rapport aux Rhizomes des réalités et des imaginaires, cet imperium symbolique-signifiant dans lequel s'enracine l'actuelle hégémonie des pouvoirs mass-médiatisés" [13]. L'enjeu est donc bien de favoriser l'action politique en vue "une réappropriation concertée / (critique) des technologies communicationnelles et informatiques" de porter les débats au coeur de l'émergence de ces nouvelles pratiques de subjectivation.

    Quelle place donc accorder "aux modes de sémiotisation non-verbaux", comment ne pas faire taire les autres formes de discursivité ? Comment penser les "diverses modalités de discontinuités textuelles" ? Et dans ce contexte, comment exploiter les virtualités de la plasticité numérique, des nouveaux réseaux de la mémoire, des nouvelles interfaces, de l'informatique distribuée, acentrée, de la nouvelle alliance de l'image / du son / et du texte ? Autrement dit, comment penser l'articulation, sous les conditions des rapports différentiels entre les médias, supports, techné intellectuelles, "entre le visible --l'image, le diagramme, la métaphore -- et le calculable -- la figure, l'opération " (G. Chatelet. 90) [14].

  2. à considérer que l'esprit ne saurait être localisé seulement dans l'organisme individuel. L'esprit en tant "qu'actualité" possède pour reprendre les termes de Pierce une "identité extensive" (outreaching identity) dans les processus de communication -- verbaux et non verbaux -- et les "personnes vaguement agrégées" qui en sont à la fois les agents et les produits.

    Comme l'écrit Fisher [15], les "personnes vaguement agrégées" selon Peirce, ne sont-elles pas les unités calculatrices individuelles (pareilles à des neurones) du système connexionniste de la Société réseau unique qui classe les stimuli en catégories de réponses distinctes, un réseau qui développe -- et fait avancer l'évolution culturelle -- en faisant l'expérience de lui-même" ?

    Bref l'Esprit est "immanent à l'ensemble de la structure évolutive", la Pensée se fait "éthologique", et ce, à toutes les échelles de phénomènes, selon toutes les métriques.

    Et le Travail intellectuel, quand bien même je suis "seul" dans ma tour, est un travail hautement socialisé. Je suis par et au milieu des choses, moi-même milieu de milieux.

    D'un point de vue général, l'écologie cognitive, (l'écologie des idées, Bateson / Sir Geoffrey Vickers) [16] qui suppose l'examen des dispositifs, des agencements, des réseaux, de leur(s) pragmatique(s) interne(s), des conditions de production de transmission-propagation et d'émergence des énoncés, des textes (au sens derridien) [17], des discursivités de toutes sortes, consiste à prendre comme objet AUTRUI comme fondement, condition de possibilité des modes de perception, des formes de pensée, de réflexion, comme condition de possibilité des mondes émotionnels / perceptuels / conceptuels.

    Et AUTRUI ainsi conçu, se nourrit à la source du devenir biotechnique, bio-politique.

    Et si "le dedans est comme opération du dehors", (...) si "penser, c'est plier, c'est doubler le dehors d'un dedans qui lui coextensif", si "l'espace du dedans est topologiquement en contact avec l'espace du dehors, indépendamment des distances et sur les limites d'un vivant, cette topologie charnelle ou vitale, loin de s'expliquer par l'espace libère un temps qui condense le passé au dedans fait advenir le futur au dehors et les conforte à la limite du présent vivant" (Deleuze, Foucault), peut-être convient-il alors, de saisir l'essence des nouveaux dispositifs informationnels et communicationnels, des nouvelles technologies intellectuelles, comme participant de la création de cet espace topologique c'est-à-dire un espace des relations formelles Cerveau / Monde [18]?

    Mais il se pourrait qu'il y ait là comme l'émergence d'une Nouvelle Mythologie [19].

    Quoi qu'il en soit, on peut suivre Fisher lorsqu'il affirme que "l'esprit individuel n'est sans doute jamais que l'unité de reproduction de l'évolution culturelle au sens où les gènes sont les unités de reproduction des organismes phénotypiques". De même pour Stuart-Fox (1986), "les unités ultimes de reproduction, dans l'évolution culturelle, sont les mentèmes ou "relations de sens" (meaning relations)" (cité par Flisher.

    Et les fonctions mentales supérieures apparaissent de ce point de vue comme des relations sociales intériorisées. Dans ce cadre, est importante la description des acteurs-réseaux (Callon / Latour) [20], des "agencements collectifs d'énonciation", des "équipements collectifs de subjectivation" (Guattari) [21] constitutifs de ces dispositifs qui participent aux divers mouvements d'actualisation des états internes virtuels de notre système cérébral.

    Dit autrement (Spinoza), nous pensons que la capacité cognitive qui met en jeu une multiplicité de logiques, de mondes affectifs et perceptifs etc., est à l'image même du conatus spinoziste qui "en tant que conquête d'une dimension intersubjective, s'inscrit à l'encontre de toute autonomie d'un Sujet promu au rang de principe, valeur ou fondement".

    On le rappelle ici : l'individualité n'est pas chez Spinoza un donné, mais un processus ouvert au monde.

    "Unité de composition variable, combinatoire de rapports caractéristiques, la subjectivité est effectuation singulière de la dynamique sociale : élément de la structure de l'être socialement déployée. Si bien que l'universalité de l'être métaphysique s'est faite exubérance de l'être pratique" [22].

Une certaine humilité s'impose donc, qui selon Bateson, doit être "tempérée par la dignité ou la joie de faire partie de quelque chose de plus vaste !" [23].

Cela ne nous conduit-il pas, là aussi à une nouvelle redéfinition des rapports maîtres / disciples, dès lors que la reconnaissance du caractère hautement socialisé et distribué de la pensée, contraint à une négociation plus ouverte des modèles ?

Redéfinition amplifiée dès lors que sont affectées les capacités qu'auraient, l'un de bien apprendre à apprendre, de porter l'apprentissage au coeur des modèles, de la formulation des problèmes eux-mêmes, l'autre de se donner peu à peu les moyens, les écriture(s), procédés de NAVIGATION, les capacités à surmonter la division intellect / affect, à utiliser, les dimensions analogiques de la communication, l'étendue des procédures abductives... simultanément à des procédés logiques plus classiques, d'explorer et de négocier ses points de vue, de les mettre en jeu et de les rendre plus aisément manipulables et acceptables autant que faire se peut ! (Promesses et Mythes des "mondes / espaces-temps virtuels) [24]

Dans ce cadre, le modèle connexionniste comme métaphore sociale semble être d'une certaine utilité. Ainsi que le remarque Fisher, les membres du corps social, les individus "expression et exprimé" du Champ Social, "ne transmettent pas des informations symboliques à fortes doses (ils sont "justes en termes d'information" au sens d'Ashby [1956]), mais ils"calculent" en étant convenablement connectés à un grand nombre d'unités similaires ou, pour reprendre la terminologie informatique : le programme réside dans la structure de ces interactions locales". Et "la connectivité associative sujette à des modifications par apprentissage, le gain global variable en fonction des facteurs de motivation et, surtout, la faculté de passer d'un état réceptif de faible niveau à un état de transmission de haut niveau sont autant d'attributs clés d'un réseau de cette nature" [25].

Évidemment les éléments humains ne sont pas des unités similaires, et l'auto-référence, la mise en extériorité de soi à soi en quoi réside pour une large part le fondement du social, l'émergence des limites ou plus profondément des processus de détermination / différenciation / complexification / auto-simplification sont extrêmement difficile(s) à saisir.

Il apparaît cependant que les "modèles de réseau neural" avec traitement en parallèle distribué (parallel distributed processing) rendent compte pour partie des modes de traitement des données, des flux informationnels, mais aussi des conditions d'émergence du sens. Et "le répertoire connexionniste d'expériences acquises et conservées constitue (de ce point de vue) l'esprit du système, de la société".


Tous ces facteurs font (mais ils ne sont pas les seuls) que "la partie la plus décisive du capital fixe est maintenant ce que l'on peut appeler le capital cognitif-informationnel, c'est-à-dire un capital à très haute technicité qui détruit et innove avec une très grande rapidité et ne connaît pratiquement plus de frontières à l'échelle de la planète" [26].

De plus, nous sommes là confrontés à la montée hégémonique de ce que Marx avait identifié comme "Intellectualité de Masse" ("GENERAL INTELLECT": in "Grundisse").

Toni Negri a récemment rappelé le constat de Marx selon lequel "l'acteur fondamental du processus social de production est maintenant "le savoir social général" que ce soit sous la forme du travail scientifique général ou sous la forme de la mise en relation des activités sociales: "coopération" ". C'est écrit-il "sur cette base que la question de la subjectivité peut être posée comme la pose Marx, c'est-à-dire comme question relative à la transformation radicale du sujet dans son rapport à la production. Ce rapport n'est plus un rapport de simple subordination au capital" [27].

Ce qui est en jeu à présent, c'est le contrôle des processus de production / circulation / consommation des techné, des connaissances. Ainsi, bien que la lutte pour la maîtrise des instances de définition / légitimation des savoirs soit encore très ouverte, les acteurs-réseaux dominants techno-économiques ne contrôlant pas tous les centres et modes de recherche, tous les systèmes et modes de formation, ils font basculer à leurs aunes des milieux de plus en plus vastes en jouant sur un certain nombre de mécanismes, sur la marchandisation et la valorisation des connaissances et des technologies.

Et la performativité des procédures, la création de la durée (au sens machiavélien), le caractère distribué de la connaissance, la fragmentation des instances de production et de légitimation, d'amplifier dans un premier temps, la puissance des contraintes marchandes (...) Et de même que "l'Intellectualité de Masse se constitue indépendamment, c'est-à-dire comme processus de subjectivation autonome qui n'a pas besoin de passer par l'organisation du travail salarié pour imposer sa force", les instances de production du savoir, les instances de formation / diffusion... contestent, de droit et dans les faits, le primat de l'organisation étatique, centralisée, impliquant des temporalités rigides et réglées.

D'où au passage le changement de nature qui affecte le travail même dès lors que l'activité de l'individu se trouve de plus en plus imbriquée au plus près des dispositifs techniques, informatiques, télématiques, numériques [28].

Mais il n'en reste pas moins qu'à l'occasion de cette contestation fébrile et de l'éréthisme discursif libéral qui l'accompagne, c'est l'Ordre Marchand qui tente de récupérer la mise et d'ordonner chaos réel et apparent à sa loi.

Régler les flux de savoirs sur les flux financiers, informationnels telle semble être à présent la devise radicale. La recherche d'une telle adéquation, périlleuse, paradoxale est pourtant volcanique et pourrait conduire à reposer plus vite qu'on ne le croit la question des fins, de la gestion des passions se nouant se dénouant sans cesse autour de la maîtrise de l'appropriation / diffusion des connaissances, des moyens de pilotage sémiotique qui convient aux "sociétés ouvertes".

Pour reprendre les termes de J.M. Vincent, "il faut vendre les connaissances, il faut rentabiliser les formations, c'est-à-dire respecter les contraintes dictées par le capital cognitif-informationnel. Les techniques doivent être opératoires non seulement du point de vue de leur effectivité matérielle ou informationnelle, mais aussi du point de vue de leurs effets sur la reproduction élargie du capital et des relations de valorisation elles-mêmes. La production et la transmission des connaissances tendent aussi à devenir a-théoriques, c'est-à-dire à ne pas poser de questions sur elles-mêmes et sur ce qu'elles font."

Et pourtant l'émergence de savoirs transversaux, l'émergence de conditions sociales favorables, l'éducation des passions, la mise sur pied de dispositifs auto-simplifiants opératoires ... bref la création continuée du monde à cheval sur les processus de chaotisation qui peuplent nos univers culturels, politiques et sont le milieu des choses, appellent nous semble-t-il au contraire, la remise à jour de l'exigence théorique, éthique. C'est aussi à ce prix que l'on pourra débattre des meilleurs moyens de faire émerger des procédés auto-simplifiants qui permettent d'utiliser les systèmes socio-techniques complexes comme instance de leur propre opération et ce en regard des fins issues du jeu des passions démocratiques.

C'est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de réflexion efficace sur l'évolution des dispositifs communicationnels et cognitifs si l'on ne se donne pas les moyens de penser de manière radicale ce qui se noue entre les hommes lorsque s'entrelace de l'Humain et du Technique, lorsque nous sommes contre, tout contre le devenir biotechnique, que nous ne cessons de faire l'expérience de nous-mêmes de manière ouverte. Enfin lorsque sans cesse encore, nous remettons sur le métier la question de savoir "qu'elles sont les forces dans l'Homme qui sont aujourd'hui activées par les nouvelles forces du dehors et les nouveaux agencements qu'elles mettent en place" [29].


D'autres aspects à l'évidence devraient être commentés et examinés. Nous pensons à l'émergence des nouveaux dispositifs d'aide à l'interprétation et à la décision que tentent de mettre sur pied Entreprises et Institutions immergées dans un univers fortement concurrentiel et incertain. "Veille stratégique", "Nouvelles Lunettes du Prince" sont aussi l'expression de ces enjeux et débats que nous venons d'évoquer.

Mais si l'on doit aller -- et l'urgence est grande -- se battre en ces lieux intensifs que sont les nouvelles technologies intellectuelles, et les nouveaux dispositifs cognitifs, c'est précisément parce qu'il nous faut aller "habiter" ces confins de notre devenir bio-politique que sont les milieux hétérogènes qui servent aujourd'hui à la propagation des puissances psychiques dans le monde, qui sont conditions de possibilité du savoir et où s'articulent, se brisent, s'éprouvent "force productive" et "rapports de production".

Certes en ces lieux où se nouent d'étranges ouvertures, et où les combats sont forcément, forcément douteux et pourtant décisifs, il faut plus que jamais non seulement poser la question de la transformation des espaces-temps publics, mais oeuvrer à leur construction, et ce, en exploitant entre autres, toutes les ressources de l'ingénierie communicationnelle et cognitive, toutes les ressources du "general intellect".


          

Notes

[1] [2]
J.F. Lyotard, La Condition Post-Moderne, Ed. de Minuit 1981.

[3] [4]
W. Turner, L'impact des réseaux sur les conceptions documentaires dans les entreprises, Colloque ENSSIB, Lyon, Nov. 1991.

[5]
G. Simondon, L'individuation psychique et collective, Ed. Aubier 1981.

[6]
N. Luhmann, " Communication et Action". In Réseaux, nº 50 et "Etats du système politique". In Traverses : "Politiques: fin de Siècle".

[7] [8]
J. Goody. La Raison graphique. Ed. de Minuit, 1979.

[9]
Voir :

[10]
Voir :

[11]
Voir :

[12]
P. Lévy. L'idéographie dynamique. Ed. La Découverte, 1992
(Est-il beoin de rappeler au passage le projet exposé par DERRIDA dans son ouvrage De la Grammatologie Ed. de Minuit, 1967).

[13]
F. Guattari. Cartographies Schizoanalytiques. Ed. Galilée, 1990.
Voir aussi Chaosmose (1992) :
"Il s'agirait de faire éclater de façon pluraliste le concept de substance afin de promouvoir la catégorie de substance d'expression dans les domaines sémiologiques et sémiotiques mais aussi dans les domaines extra-linguistiques, non-humains, biologiques, technologiques, esthétiques ... le problème de l'agencement d'énonciation ne serait plus alors spécifique d'un registre sémiotique mais traverserait un ensemble de matières expressives hétérogènes."

[14]
G. Chatelet. In Libération (06-12-1991).

[15]
R. Fisher. "Pourquoi l'esprit n'est pas dans la tête?". In Diogene , nº 151, 1991.

[16]
Bateson note qu'il doit l'expression "écologie des idées" à Sir G. Vickers ; cf. son essai "Ecology od Ideas" dans Value Systems and Social Process, 1968.
(Voir Ecologie de l'esprit. Paris : Ed. du Seuil, 1980).

[17]
J. Derrida. Limited Inc.. Ed. Galilée, 1990
"Une fois de plus (pour la millième fois peut-être, mais quand acceptera-t-on de l'entendre et pourquoi cette résistance), le texte n'est pas le livre; il n'est pas enfermé dans un volume, lui enfermé dans la bibliothèque. Il ne suspend pas la référence - à l'histoire au monde, à la réalité, à l'être surtout pas à l'autre puisque dire de l'histoire, du monde, de la réalité qu'ils apparaissent toujours dans une expérience, donc dans un mouvement d'interprétation qui les contextualise selon un réseau de différences et donc de renvoi à (de) l'autre, c'est bien rappeler que l'altérité (la différence) est irréductible." (...)
"Je voulais rappeler que le concept de texte que je propose ne se limite ni à la graphie, ni au livre, ni même au discours, encore moins à la sphère sémantique, représentative, symbolique, idéelle ou idéologique. Ce que j'appelle "texte" implique toutes les structures dites "réelles", "économiques", "historiques", "socio-institutionnelles", bref tous les référents possibles. Autre manière de rappeler une fois encore qu'il n'y a pas de hors-texte. Cela ne veut pas dire que tous les référents sont suspendus, niés ou enfermés dans un livre, comme on feint ou comme on a souvent la naïveté de le croire et de m'en accuser. Mais cela veut dire que tout référent, toute réalité a la structure d'une trace différentielle, et qu'on ne peut se rapporter à ce réel que dans une expérience interprétative."

[18]
G. Deleuze. Le Pli : Leibniz et le baroque. Ed. de Minuit, 1988
et G. Deleuze. Foucault. Ed. de Minuit, 1986.

[19]
Voir à ce propos l'étonnante nouvelle de J.G. Ballard. "The Secret History of World War 3" dans son livre War Fever. Ed. Paladin, 1990.

[20]
Voir :

[21]
F. Guattari. Cartographies Schizoanalytiques. Ed. Galilée, 1990.

[22]
A. Negri. L'anomalie sauvage. Ed. Feltrineltri, 1981.

[23]
G. Bateson. La nature et la pensée. Paris : Ed. du Seuil, 1979.

[24]
P. Queau. "IMAGINA", Monaco, 1992.

[25]
R. Fisher. "Pourquoi l'esprit n'est pas dans la tête ?". In Diogène, nº 151, 1991.

[26]
A. Negri, M. Lazzarato. " Travail immatériel et subjectivité". In Futur Antérieur, nº 6.

[27]
J.M. Vincent. " Capital et Technosciences". In Futur Antérieur, nº 3.

[28]
Voir revue Futur antérieur, nº 10 et nº 16, Ed. L'Harmattan.

[29]
G. Deleuze. Foucault. Paris : Ed. de Minuit, 1986.


© "Pour une nouvelle économie du savoir". In Solaris, nº 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994