Vers une Nouvelle Economie Politique de l'Intelligence
Jean-Max NOYER
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Pour Spinoza, "la reconstruction du monde n'est ainsi rien d'autre que le processus même, continu, de la composition-recomposition physique des choses -- c'est dans une continuité absolue que se greffent sur cette nature physique les mécanismes constitutifs de la nature historique, pratique et éthico-politique".Et "le procès constitutif accumule de l'être, qualitativement et quantitativement, occupe des espaces toujours nouveaux, construit. La logique spinoziste ne connaît pas l'hypothèse, elle ne connaît que la trace, l'indice. La versatilité de l'être qu'elle raconte est inscrite dans une texture d'actes matériels qui, bien que de composition et de figures différentes, vivent un processus de combinaison et d'auto-formation".
"Le rapport entre être, production et constitution, telle est la dimension de l'avenir. Le savoir n'est rien d'autre qu'une analytique continue de cette progression, de ce tissage, de cette accumulation continue de l'être. L'être est d'autant plus tension vers l'avenir que sa densité présente est plus forte. L'avenir n'est pas une procession d'actes, mais un déplacement opéré par la masse infinie de l'être intensif : un déplacement linéaire, spatial. Le temps est être. Le temps est l'être de la totalité."
A. NEGRI, L'anomalie sauvage, P.U.F, 1982
Il y a une dizaine d'années, J.F. Lyotard s'interrogeait dans la Condition Post-Moderne sur les principales conséquences qui découlaient selon lui de l'Informatisation de la société et ce plus particulièrement dans les vastes domaines de la Formation, de l'Éducation.
"Se trouveront affectées, écrivait-il, la recherche et la transmission de connaissances. Pour la première, un exemple accessible au profane en est donné par la génétique, qui doit son paradigme théorique à la cybernétique. Il y en a cent autres. Pour la seconde, on sait comment en normalisant, miniaturisant et commercialisant les appareils, on modifie déjà aujourd'hui les opérations d'acquisition, de classement, de mise à disposition et d'exploitation des connaissances. Il est raisonnable de penser que la multiplication des machines informationnelles affecte et affectera la circulation des connaissances autant que l'a fait le développement des moyens de circulation des hommes d'abord (transports), des sons et des images ensuite" [1].
Et d'ajouter aussitôt : "dans cette transformation générale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantités d'informations".
"On peut donc en tirer la prévision que tout ce qui dans le savoir constitué n'est pas ainsi traduisible (c'est nous qui soulignons) sera délaissé, et que l'orientation des recherches nouvelles se subordonnera à la condition de traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine." "Avec l'hégémonie de l'informatique, c'est une certaine logique qui s'impose, et donc un ensemble de prescriptions portant sur les énoncés acceptés comme 'de savoir' " [2].
Nous souhaiterions tout à la fois nuancer, approfondir cette problématique et indiquer un certain nombre de repères, de conditions, nous permettant de prendre en compte les processus qui affectent les modes actuels de PENSER, ENSEIGNER, de TRAITER de l'information, des données. Pour ce faire nous croyons qu'il convient de nous placer en situation d'explorer les principales conséquences du processus de NUMÉRISATION DU SIGNE et d'évaluer l'impact de ce dernier sur le caractère toujours plus fondamentalement distribué du savoir.
Si donc nous essayons de penser aujourd'hui les rapports différentiels entre les divers médias, supports, techné intellectuelles, ainsi que la multiplicité du signe, nous devons le faire en tentant de comprendre ce procès dans toute sa "positivité", c'est-à-dire en tentant d'en saisir le virtuel, en essayant d'explorer les dimensions de la nouvelle plasticité dont il est porteur.
C'est à partir de cette plasticité -- la plasticité numérique émergente -- que nous devons déployer le questionnement suivant : comment penser les nouveaux rapports différentiels entre les nouveaux médias, leur(s) variation(s) affectant les dispositifs socio-cognitifs ? Comment donc les décrire, comment mettre en évidence les acteurs / les actants qui les constituent, les rendent plus ou moins performant ? Comment en d'autres termes éviter de penser ces processus en terme de substitution ?
Là comme ailleurs il nous faut saisir les mouvements complexes de "capitalisation des moyens", les manières dont sont amenés à cohabiter, coexister, les multiples dispositifs cognitifs, ce qui en chacun d'eux est affecté par le surgissement des nouveaux, ce qui est actualisé par leur "disruption" au coeur des agencements les mieux établis. Mémoire(s) longue(s) et Mémoire(s) courte(s) n'ont en effet pas les mêmes rapports à l'oubli, ne le pratiquent pas de la même manière. Et l'on sait que la mémoire ne s'oppose pas à l'oubli mais à l'oubli de l'oubli.
Pour écrire vite il y a un devenir "stylo" de l'ordinateur" et un devenir électronique du stylo qui n'est déjà plus lui-même un "crayon à papier". Ces questions cruciales mériteraient de plus amples développements.
Mais, quels que soient les espaces-temps, les dispositifs, les échelles prises ici comme "objets", un autre constat s'impose. Quels que soient nos "lunettes", et quel que soit la direction vers laquelle notre regard se porte, pointe ou agit, nous sommes conduits loin des équilibres historiques. Et c'est donc dans cette perspective que l'on se propose de mettre en évidence un certain nombre d'événements, de problématiques, d'enjeux qui découlent de l'électronisation du signe, de sa numérisation et font que se dessine une Nouvelle Économie Politique de l'Intelligence. Notre réflexion est ici à l'oeuvre dans le champ de la formation, de l'organisation du travail, mais pas de manière exclusive.
Une triple évolution est en cours qui s'exprime d'abord, par le renforcement du lien Nouvelles Technologies de l'Information / Communication et des Nouvelles Technologies Intellectuelles.
Ensuite, dans le domaine de la Formation
Il nous semble en effet que se manifeste là, c'est-à-dire dans
le domaine des dispositifs cognitifs (j'entends par dispositifs cognitifs tous
les agencements plus ou moins hétérogènes, composés
d'éléments humains et non-humains de traces, et signes et de
collections de signes, de textes et d'appareils, de moyens de communications
archaïques ou non qui concourent à la production, circulation,
consommation d'information, à la production d'ordre, à la
création de nouveaux objets idéels et matériels) une
série de transformations particulièrement profondes.
Il y va en effet des capacités innovatrices et créatrices, des
capacités à faire émerger à nouveau des savoirs
transversaux et critiques nécessaires à la performativité
de tous les systèmes de production, de tous les systèmes de
décision, d'interprétation.
Comme l'écrit W. Turner, les activités professionnelles se
caractérisent " de plus en plus par un travail de coopération
entre hommes et machines grâce à la mise en place de
systèmes informatiques distribués" [3].
"Cette coopération comporte des dimensions politiques,
organisationnelles et éducatives" (mais aussi désirantes
affectives symboliques) "que nous venons d'analyser. Ces différentes
dimensions compliquent considérablement notre compréhension de la
relation qui existe entre la circulation accélérée des
informations que permettent les nouvelles technologies et l'efficacité
du fonctionnement organisationnel. (Elles aussi sont parties intégrantes
des capacités de création / d'innovation des dispositifs
cognitifs)".
Mais, ajoute-t-il, "des études existent démontrant que le fait
d'investir massivement dans les nouvelles technologies n'entraîne pas les
résultats escomptés au niveau de la productivité. Il y a
des limites à la capacité de réorganisation structurelle
qu'un certain nombre d'auteurs préconisent pour l'exploitation efficace
des nouvelles technologies" [4].
Et il est bien vrai que l'appropriation des nouvelles technologies (cette
expression est trompeuse si elle signifie qu'il existerait là à
portée de la main du technique et du technologique qu'il conviendrait de
s'approprier, de maîtriser) ne va pas de soi, qui
précisément passe par une expérimentation de soi à
soi des agencements de production / circulation des savoirs, des dispositifs de
décisions.
C'est ainsi qu'à l'occasion de l'émergence
"d'éléments", d'objets idéels ou matériels, humains
ou non-humains, (mais de ce qui fonde ces lignes de partage, ces limites nous
ne sommes plus assurés non plus (Latour), c'est l'ensemble du dispositif
(ou de l'organisme) qui est amené à faire l'expérience de
lui-même, sous des conditions différentes et ce, sans qu'il soit
assuré d'avoir accès à une bonne "transduction " c'est
à dire à une bonne exploration progressive des structures qui
apparaissent.
Pour reprendre les termes de Simondon, ce qui est là mis en jeu de
manière auto-référentielle / paradoxale, pour une part
à la manière d'une "cogitatio-caeca" et que nous sommes conduits
à étudier, c'est la découverte "des dimensions dont le
système (le dispositif émergent qui comprend de l'ancien et du
nouveau, fait communiquer celles de chacun des termes, et telle que la
réalité complète de chacun des termes du domaine puisse
s'ordonner sans perte, sans réduction dans les structures nouvelles
découvertes" [5].
Nous sommes chacun d'entre nous "élément" à
l'intérieur du mouvement de ces dispositifs eux-mêmes en
évolution et ce que nous devons rendre explicite pour nous ce sont les
processus d'individuation qui sont à l'oeuvre en eux et en dehors d'eux.
Allons plus loin nous devons simultanément "construire" les boîtes
noires", "les procédés auto-simplifiants" qui rendent et rendront
possible l'action de ces nouveaux dispositifs dans lesquels nous sommes inclus
et dont nous sommes éléments parfois décisifs, qui
rendront possible l'action à partir d'eux, qui feront qu'ils pourront
être utilisés comme instance de leurs propres opérations.
Nécessaire illusion de la maîtrise ! [6]
Nous sommes donc portés à penser, dans les conditions d'une
anthropologie radicale la question des limites, des frontières, des
nouvelles frontières, des nouvelles boîtes noires. Nous sommes
amenés au coeur de la création intellectuelle, des processus de
pensée, des processus d'innovation, à réfléchir sur
les conditions d'Énonciation, sur les conditions d'émergence de
Nouvelles Subjectivités.
A l'occasion donc de la numérisation du signe on voit se
De ce point de vue, nous faisons nôtre l'opinion exprimée par J.
Goody selon laquelle nous aurions le plus grand avantage à mener une
réflexion approfondie sur les technologies intellectuelles, sur les
variations qui touchent leurs rapports différentiels dès lors que
cette étude "peut nous éclairer davantage sur la nature des
développements dans le domaine de la pensée" [7].
Le questionnement général est celui-ci : "Comment changent les
modes de pensée dans le temps et dans l'espace ?"
La question est d'évaluer combien, comment "ces nouveaux moyens de
communications transforment la nature même des processus de connaissance,
ce qui tendrait à dissoudre partiellement la frontière
établie par les psychologues et les linguistes entre compétence
et performance." Dit autrement encore : "la variation des modes de communication
est souvent aussi importante que celle des modes de production, car elle
implique un développement tant des relations entre individus que des
possibilités de stockage, d'analyse et de création dans l'ordre
du savoir" [8].
Indices parmi d'autres de l'émergence d'une Intelligence, d'une
Herméneutique nouvelles, le développement des stations de travail
(Ordinateur / Micro-ordinateur / Scanner / Imprimante laser / CD-Rom /
cartouches magnéto-optiques amovibles / Modem) de nouvelles voies de
transmission, de nouveaux réseaux de communication, de nouveaux
systèmes de traitement des données, de logiciels, d'images, de
capacités de simulations etc... Comment tout cela est
négocié, comment cela vient-il transformer les dimensions
cognitives ? telle est la question.
Comment concevoir (stratégies des interfaces) des systèmes
hommes-machines qui prennent en compte et développe la
performativité des aspects coopératifs-différenciés
du travail intellectuel, et si possible en s'appuyant sur l'ensemble du spectre
des modes cognitifs ? Comment se donner les moyens "d'habiter" les agencements
cognitifs en train de se mettre en place ?
Recherches sur les "Computer Supported Cooperative Work" (CSCW), les
"Groupwares", les "Systèmes de Décision Distribuées", les
"Collecticiels" et pour la pointe la plus avancée les "Mondes Virtuels",
les "Cyberspaces", les"Distributed cyberspaces", les "Collaborative Engines for
Multiparticipant Cyberspaces" etc... sont là qui témoignent de
cette orientation ainsi que de la difficulté de définir des
protocoles d'expérimentation rendant possible une approche satisfaisante
des processus très différenciés,
hétérogènes, aux marges partout présentes et
fondatrices (le(s) corps par exemple) des procédures reconnues,
institutionnalisées de l'apprentissage, de la recherche, de l'innovation
et de la diffusion [9].
Bref, parce qu'il n' y a pas de pensée hors de ses supports, même
occultés et intériorisés (Stiegler), parce que "l'esprit
individuel est immanent, mais pas seulement dans le corps mais dans les voies
et messages extérieurs au corps (...) parce qu'il existe
également un Esprit plus vaste dont l'Esprit individuel n'est qu'un
sous-système... et qui n'en est pas moins immanent à l'ensemble
interconnecté formé par le système social et
l'écologie planétaire", (Bateson) parce qu'enfin, toute
pensée "fait avec" l'infrastructure médiatique en
général qui constitue son partenaire caché (Debray), nous
devons à partir d'une interrogation critique sur les nouvelles
technologies, être à même de mieux saisir l'évolution
générale qui affecte l'ensemble des dispositifs cognitifs, ainsi
que le caractère de plus en plus distribué des systèmes de
production, des agencements collectifs d'énonciation, des dispositifs de
prise de décision [10].
Cela suppose toutefois que nous tirions rigoureusement les conséquences
d'un certain nombre de points. Nous sommes conduits :
Prendre en compte la PLASTICITÉ NUMÉRIQUE c'est explorer, penser
dans toutes ces directions ! C'est réfléchir à
l'émergence de nouveaux modes d'écritures (Lévy) [12].
Il s'agit de mettre en évidence les composantes sémiotiques autre
que linguistiques, leurs modes de co-fonctionnement, afin de faire en sorte que
la disruption des NTIC et NTI soit l'occasion de la définition des
nouvelles limites, des nouveaux modes de coexistence entre le plus ancien et le
plus moderne ... soit l'occasion de contester la dominance du signifiant
linguistique et des logiques ensemblistes-identitaires.
Ainsi que le remarque F. Guattari "d'autres régimes de
sémiotisation sont susceptibles de faire marcher les affaires du monde
et, ce faisant, de destituer de sa position de transcendance par rapport aux
Rhizomes des réalités et des imaginaires, cet imperium
symbolique-signifiant dans lequel s'enracine l'actuelle hégémonie
des pouvoirs mass-médiatisés" [13]. L'enjeu est donc bien de
favoriser l'action politique en vue "une réappropriation
concertée / (critique) des technologies communicationnelles et
informatiques" de porter les débats au coeur de l'émergence de
ces nouvelles pratiques de subjectivation.
Quelle place donc accorder "aux modes de sémiotisation non-verbaux",
comment ne pas faire taire les autres formes de discursivité ? Comment
penser les "diverses modalités de discontinuités textuelles" ? Et
dans ce contexte, comment exploiter les virtualités de la
plasticité numérique, des nouveaux réseaux de la
mémoire, des nouvelles interfaces, de l'informatique distribuée,
acentrée, de la nouvelle alliance de l'image / du son / et du texte ?
Autrement dit, comment penser l'articulation, sous les conditions des rapports
différentiels entre les médias, supports, techné
intellectuelles, "entre le visible --l'image, le diagramme, la métaphore
-- et le calculable -- la figure, l'opération " (G. Chatelet. 90)
[14].
Comme l'écrit Fisher [15], les "personnes vaguement
agrégées" selon Peirce, ne sont-elles pas les
unités calculatrices individuelles (pareilles à des neurones) du
système connexionniste de la Société réseau unique
qui classe les stimuli en catégories de réponses distinctes, un
réseau qui développe -- et fait avancer l'évolution
culturelle -- en faisant l'expérience de lui-même" ?
Bref l'Esprit est "immanent à l'ensemble de la structure
évolutive", la Pensée se fait "éthologique", et ce,
à toutes les échelles de phénomènes, selon toutes
les métriques.
Et le Travail intellectuel, quand bien même je suis "seul" dans ma tour,
est un travail hautement socialisé. Je suis par et au milieu des choses,
moi-même milieu de milieux.
D'un point de vue général, l'écologie cognitive,
(l'écologie des idées, Bateson / Sir Geoffrey Vickers) [16] qui
suppose l'examen des dispositifs, des agencements, des réseaux, de
leur(s) pragmatique(s) interne(s), des conditions de production de
transmission-propagation et d'émergence des énoncés, des
textes (au sens derridien) [17], des discursivités de toutes sortes,
consiste à prendre comme objet AUTRUI comme fondement, condition de
possibilité des modes de perception, des formes de pensée, de
réflexion, comme condition de possibilité des mondes
émotionnels / perceptuels / conceptuels.
Et AUTRUI ainsi conçu, se nourrit à la source du devenir
biotechnique, bio-politique.
Et si "le dedans est comme opération du dehors", (...) si "penser,
c'est plier, c'est doubler le dehors d'un dedans qui lui coextensif", si "l'espace du dedans est topologiquement en contact avec l'espace du dehors,
indépendamment des distances et sur les limites d'un vivant, cette
topologie charnelle ou vitale, loin de s'expliquer par l'espace libère
un temps qui condense le passé au dedans fait advenir le futur au dehors
et les conforte à la limite du présent vivant" (Deleuze,
Foucault), peut-être convient-il alors, de saisir l'essence des nouveaux
dispositifs informationnels et communicationnels, des nouvelles technologies
intellectuelles, comme participant de la création de cet espace
topologique c'est-à-dire un espace des relations formelles Cerveau /
Monde [18]?
Mais il se pourrait qu'il y ait là comme l'émergence d'une
Nouvelle Mythologie [19].
Quoi qu'il en soit, on peut suivre Fisher lorsqu'il affirme que "l'esprit
individuel n'est sans doute jamais que l'unité de reproduction de
l'évolution culturelle au sens où les gènes sont les
unités de reproduction des organismes phénotypiques". De
même pour Stuart-Fox (1986), "les unités ultimes de reproduction,
dans l'évolution culturelle, sont les mentèmes ou "relations de sens" (meaning relations)" (cité par
Flisher.
Et les fonctions mentales supérieures apparaissent de ce point de
vue comme des relations sociales intériorisées. Dans ce cadre,
est importante la description des acteurs-réseaux (Callon / Latour)
[20], des "agencements collectifs d'énonciation", des
"équipements collectifs de subjectivation" (Guattari) [21] constitutifs
de ces dispositifs qui participent aux divers mouvements d'actualisation des
états internes virtuels de notre système cérébral.
Dit autrement (Spinoza), nous pensons que la capacité cognitive
qui met en jeu une multiplicité de logiques, de mondes affectifs et
perceptifs etc., est à l'image même du conatus spinoziste qui "en
tant que conquête d'une dimension intersubjective, s'inscrit à
l'encontre de toute autonomie d'un Sujet promu au rang de principe, valeur ou
fondement".
On le rappelle ici : l'individualité n'est pas chez Spinoza un
donné, mais un processus ouvert au monde.
"Unité de composition variable, combinatoire de rapports
caractéristiques, la subjectivité est effectuation
singulière de la dynamique sociale : élément de la
structure de l'être socialement déployée. Si bien que
l'universalité de l'être métaphysique s'est faite
exubérance de l'être pratique" [22].
Une certaine humilité s'impose donc, qui selon Bateson, doit être
"tempérée par la dignité ou la joie de faire partie de
quelque chose de plus vaste !" [23].
Cela ne nous conduit-il pas, là aussi à une nouvelle
redéfinition des rapports maîtres / disciples, dès lors que
la reconnaissance du caractère hautement socialisé et
distribué de la pensée, contraint à une négociation
plus ouverte des modèles ?
Redéfinition amplifiée dès lors que sont affectées
les capacités qu'auraient, l'un de bien apprendre à apprendre, de
porter l'apprentissage au coeur des modèles, de la formulation des
problèmes eux-mêmes, l'autre de se donner peu à peu les
moyens, les écriture(s), procédés de NAVIGATION, les
capacités à surmonter la division intellect / affect, à
utiliser, les dimensions analogiques de la communication, l'étendue des
procédures abductives... simultanément à des
procédés logiques plus classiques, d'explorer et de
négocier ses points de vue, de les mettre en jeu et de les rendre plus
aisément manipulables et acceptables autant que faire se peut !
(Promesses et Mythes des "mondes / espaces-temps virtuels) [24]
Dans ce cadre, le modèle connexionniste comme métaphore sociale
semble être d'une certaine utilité. Ainsi que le remarque Fisher,
les membres du corps social, les individus "expression et exprimé" du
Champ Social, "ne transmettent pas des informations symboliques à fortes
doses (ils sont "justes en termes d'information" au sens
d'Ashby [1956]), mais ils"calculent" en étant
convenablement connectés à un grand nombre d'unités
similaires ou, pour reprendre la terminologie informatique : le programme
réside dans la structure de ces interactions locales". Et "la
connectivité associative sujette à des modifications par
apprentissage, le gain global variable en fonction des facteurs de motivation
et, surtout, la faculté de passer d'un état réceptif de
faible niveau à un état de transmission de haut niveau sont
autant d'attributs clés d'un réseau de cette nature" [25].
Évidemment les éléments humains ne sont pas des
unités similaires, et l'auto-référence, la mise en
extériorité de soi à soi en quoi réside pour une
large part le fondement du social, l'émergence des limites ou plus
profondément des processus de détermination /
différenciation / complexification / auto-simplification sont
extrêmement difficile(s) à saisir.
Il apparaît cependant que les "modèles de réseau
neural" avec traitement en parallèle distribué (parallel
distributed processing) rendent compte pour partie des modes de traitement des
données, des flux informationnels, mais aussi des conditions
d'émergence du sens. Et "le répertoire connexionniste
d'expériences acquises et conservées constitue (de ce point de
vue) l'esprit du système, de la société".
Tous ces facteurs font (mais ils ne sont pas les seuls) que "la partie la plus
décisive du capital fixe est maintenant ce que l'on peut appeler le
capital cognitif-informationnel, c'est-à-dire un capital à
très haute technicité qui détruit et innove avec une
très grande rapidité et ne connaît pratiquement plus de
frontières à l'échelle de la planète" [26].
De plus, nous sommes là confrontés à la montée
hégémonique de ce que Marx avait identifié comme
"Intellectualité de Masse" ("GENERAL INTELLECT": in "Grundisse").
Toni Negri a récemment rappelé le constat de Marx selon lequel
"l'acteur fondamental du processus social de production est maintenant "le
savoir social général" que ce soit sous la forme du travail
scientifique général ou sous la forme de la mise en relation des
activités sociales: "coopération" ". C'est écrit-il "sur
cette base que la question de la subjectivité peut être
posée comme la pose Marx, c'est-à-dire comme question relative
à la transformation radicale du sujet dans son rapport à la
production. Ce rapport n'est plus un rapport de simple subordination au
capital" [27].
Ce qui est en jeu à présent, c'est le contrôle des processus
de production / circulation / consommation des techné, des
connaissances. Ainsi, bien que la lutte pour la maîtrise des instances de
définition / légitimation des savoirs soit encore très
ouverte, les acteurs-réseaux dominants techno-économiques ne
contrôlant pas tous les centres et modes de recherche, tous les
systèmes et modes de formation, ils font basculer à leurs aunes
des milieux de plus en plus vastes en jouant sur un certain nombre de
mécanismes, sur la marchandisation et la valorisation des connaissances
et des technologies.
Et la performativité des procédures, la création de la
durée (au sens machiavélien), le caractère
distribué de la connaissance, la fragmentation des instances de
production et de légitimation, d'amplifier dans un premier temps, la
puissance des contraintes marchandes (...) Et de même que "l'Intellectualité de Masse se constitue indépendamment, c'est-à-dire comme processus de subjectivation autonome qui n'a pas besoin de
passer par l'organisation du travail salarié pour imposer sa force", les
instances de production du savoir, les instances de formation / diffusion...
contestent, de droit et dans les faits, le primat de l'organisation
étatique, centralisée, impliquant des temporalités rigides
et réglées.
D'où au passage le changement de nature qui affecte le travail
même dès lors que l'activité de l'individu se trouve de
plus en plus imbriquée au plus près des dispositifs techniques,
informatiques, télématiques, numériques [28].
Mais il n'en reste pas moins qu'à l'occasion de cette contestation
fébrile et de l'éréthisme discursif libéral qui
l'accompagne, c'est l'Ordre Marchand qui tente de récupérer la
mise et d'ordonner chaos réel et apparent à sa loi.
Régler les flux de savoirs sur les flux financiers, informationnels
telle semble être à présent la devise radicale. La
recherche d'une telle adéquation, périlleuse, paradoxale est
pourtant volcanique et pourrait conduire à reposer plus vite qu'on ne le
croit la question des fins, de la gestion des passions se nouant se
dénouant sans cesse autour de la maîtrise de l'appropriation /
diffusion des connaissances, des moyens de pilotage sémiotique qui
convient aux "sociétés ouvertes".
Pour reprendre les termes de J.M. Vincent, "il faut vendre les connaissances,
il faut rentabiliser les formations, c'est-à-dire respecter les
contraintes dictées par le capital cognitif-informationnel. Les
techniques doivent être opératoires non seulement du point de vue
de leur effectivité matérielle ou informationnelle, mais aussi du
point de vue de leurs effets sur la reproduction élargie du capital et
des relations de valorisation elles-mêmes. La production et la
transmission des connaissances tendent aussi à devenir
a-théoriques, c'est-à-dire à ne pas poser de questions sur
elles-mêmes et sur ce qu'elles font."
Et pourtant l'émergence de savoirs transversaux, l'émergence de
conditions sociales favorables, l'éducation des passions, la mise sur
pied de dispositifs auto-simplifiants opératoires ... bref la
création continuée du monde à cheval sur les processus de
chaotisation qui peuplent nos univers culturels, politiques et sont le milieu
des choses, appellent nous semble-t-il au contraire, la remise à jour de
l'exigence théorique, éthique. C'est aussi à ce prix que
l'on pourra débattre des meilleurs moyens de faire émerger des
procédés auto-simplifiants qui permettent d'utiliser les
systèmes socio-techniques complexes comme instance de leur propre
opération et ce en regard des fins issues du jeu des passions
démocratiques.
C'est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de réflexion efficace
sur l'évolution des dispositifs communicationnels et cognitifs si l'on
ne se donne pas les moyens de penser de manière radicale ce qui se noue
entre les hommes lorsque s'entrelace de l'Humain et du Technique, lorsque nous
sommes contre, tout contre le devenir biotechnique, que nous ne cessons de
faire l'expérience de nous-mêmes de manière ouverte. Enfin
lorsque sans cesse encore, nous remettons sur le métier la question de
savoir "qu'elles sont les forces dans l'Homme qui sont aujourd'hui
activées par les nouvelles forces du dehors et les nouveaux agencements
qu'elles mettent en place" [29].
D'autres aspects à l'évidence devraient être
commentés et examinés. Nous pensons à l'émergence
des nouveaux dispositifs d'aide à l'interprétation et à la
décision que tentent de mettre sur pied Entreprises et Institutions
immergées dans un univers fortement concurrentiel et incertain.
"Veille stratégique", "Nouvelles Lunettes du Prince" sont aussi
l'expression de ces enjeux et débats que nous venons d'évoquer.
Mais si l'on doit aller -- et l'urgence est grande -- se battre en ces lieux
intensifs que sont les nouvelles technologies intellectuelles, et les nouveaux
dispositifs cognitifs, c'est précisément parce qu'il nous faut
aller "habiter" ces confins de notre devenir bio-politique que sont les milieux
hétérogènes qui servent aujourd'hui à la
propagation des puissances psychiques dans le monde, qui sont conditions de
possibilité du savoir et où s'articulent, se brisent,
s'éprouvent "force productive" et "rapports de
production".
Certes en ces lieux où se nouent d'étranges ouvertures, et
où les combats sont forcément, forcément douteux et
pourtant décisifs, il faut plus que jamais non seulement poser la
question de la transformation des espaces-temps publics, mais oeuvrer à
leur construction, et ce, en exploitant entre autres, toutes les ressources de
l'ingénierie communicationnelle et cognitive, toutes les ressources du
"general intellect".
© "Pour une nouvelle économie du savoir". In Solaris, nº 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994
(Nouvelles procédures d'élection, de reconnaissance, de légitimation à l'occasion desquelles se renégocient pour partie ou pour tout, les rapports de force politique, les modes hiérarchiques ...) ;
Notes
Mapping Strategic Thought , 1991;
(Est-il beoin de rappeler au passage le projet exposé par DERRIDA dans
son ouvrage De la Grammatologie Ed. de Minuit, 1967).
Voir aussi Chaosmose (1992) :
"Il s'agirait de faire éclater de
façon pluraliste le concept de substance afin de promouvoir la
catégorie de substance d'expression dans les domaines
sémiologiques et sémiotiques mais aussi dans les domaines
extra-linguistiques, non-humains, biologiques, technologiques,
esthétiques ... le problème de l'agencement d'énonciation
ne serait plus alors spécifique d'un registre sémiotique mais
traverserait un ensemble de matières expressives
hétérogènes."
(Voir Ecologie de l'esprit. Paris :
Ed. du Seuil, 1980).
"Une fois de plus (pour la millième fois peut-être, mais quand
acceptera-t-on de l'entendre et pourquoi cette résistance), le texte
n'est pas le livre; il n'est pas enfermé dans un volume, lui
enfermé dans la bibliothèque. Il ne suspend pas la
référence - à l'histoire au monde, à la
réalité, à l'être surtout pas à l'autre
puisque dire de l'histoire, du monde, de la réalité qu'ils
apparaissent toujours dans une expérience, donc dans un mouvement
d'interprétation qui les contextualise selon un réseau de
différences et donc de renvoi à (de) l'autre, c'est bien rappeler
que l'altérité (la différence) est irréductible."
(...)
"Je voulais rappeler que le concept de texte que je propose ne se limite ni
à la graphie, ni au livre, ni même au discours, encore moins
à la sphère sémantique, représentative, symbolique,
idéelle ou idéologique.
Ce que j'appelle "texte" implique toutes les structures dites
"réelles", "économiques",
"historiques", "socio-institutionnelles", bref
tous les référents possibles. Autre manière de rappeler
une fois encore qu'il n'y a pas de hors-texte. Cela ne veut pas dire que tous
les référents sont suspendus, niés ou enfermés dans
un livre, comme on feint ou comme on a souvent la naïveté de le croire
et de m'en accuser. Mais cela veut dire que tout référent, toute
réalité a la structure d'une trace différentielle, et
qu'on ne peut se rapporter à ce réel que dans une
expérience interprétative."
et G. Deleuze. Foucault. Ed. de Minuit, 1986.