Numérisation du Signe et Histoire : Enjeux et propositions

Jean-Max NOYER

Maître de Conférences, URFIST de Rennes.





"The time is out of joint"
Shakespeare, Hamlet.


Notre discours n'est pas celui d'un historien professionnel, ni celui d'un amateur. Il est celui d'un chercheur en sciences de l'information / communication qui prend au sérieux tout ce qui affecte la nature du procès de travail intellectuel, de ses moyens et s'interroge sur les effets qui s'en suivent.

Nous sommes plongés dans l'exploration plus ou moins délicate, plus ou moins problématique du vaste processus de numérisation des signes qui travaille l'ensemble du social et des activités intellectuelles. Sciences sociales, sciences dites humaines sont profondément travaillées par ce processus qui touche à la nature même des traces, des indices, à la nature des supports d'inscription, de leur manipulation, de leur traitement, à la nature des médiations constitutives de l'acte même de voir, lire, écrire, mémoriser, penser etc...

De ce point de vue, et sans discuter des conditions d'établissement de leur scientificité (s'il est possible de donner un sens relativement précis à ce terme), ce que chacun d'entre nous et chacun des historiens nomme "L'Histoire" ou "Les Histoires", est sous le coup de l'émergence, du déploiement de ce processus.

Capacités transformées de stocker, d'archiver des traces hétérogènes, de constituer et de traiter selon des méthodologies renouvelées ou radicalement novatrices de Gros Corpus Documentaires plus ou moins hétérogènes, d'associer et de penser ensemble images / textes / sons, viennent à l'évidence ici comme ailleurs, susciter de nouvelles pratiques, faire apparaître de nouveaux objets à l'analyse, engager de nouveaux questionnements, créer des conditions favorables à l'établissement de nouvelles transversalités et ce en raison donc des médiations émergentes, des technologies intellectuelles traitant la matière numérique.

                  
Quels sont ces nouvelles interrogations, inquiétudes qui viennent hanter la pratique des historiens?

Loin de nous l'idée en ces quelques pages d'aborder, l'ensemble des questions soulevées et débattues par l'ébranlement de la numérisation dans le domaine de l'écriture de "L'Histoire". Ce processus d'écriture est en effet complexe et se déroule simultanément sur au moins trois plans d'actualisation.

Le plan d'actualisation des textes qui sont écrits par les actants constitutifs des espaces-temps considérés et qui renvoient aux structures réelles, aux sémiotiques en acte des corps et des esprits, des formes et des objets, bref des médiations vivantes, des rapports et relations faits de bruit, de sang et de fureur.
Puis le plan d'actualisation des énoncés qui sont à la fois "expression et exprimé" des textes inscrits, des temps et des espaces (la création-altération continuée du monde) qui sont à la fois "condition et conditionné" des modes d'inscription mêmes.
Enfin le plan d'actualisation des méta-énoncés qui tentent l'établissement d'un ou de récits "véridiques" dont les récits scientifiques ne sont qu'une forme. La science de l'Histoire ou les sciences Historiques visant à fermer ce plan d'immanence. Tentative vaine.

Nous voudrions toutefois attirer l'attention sur un certain nombre de problèmes qui nous paraissent cruciaux pour le continent "Histoire" (et qui renvoient à ces trois plans ).

Parmi ces problèmes une partie a trait à l'utilisation des nouvelles technologies elles-mêmes, à la compréhension voire la maîtrise du mouvement de création des outils qui se développent çà et là, et qui sont à négocier avec le coeur des dispositifs conceptuels / perceptuels, idéels / matériels constitutifs pour une large part des agencements socio-cognitifs producteurs / consommateurs de ce qui s'appelle "L'Histoire".

                  
Comment s'approprier ses outils, susciter leur développement, participer à leur création?

Des langages de programmation aux méthodes d'analyse des données numérisées en passant par l'exploitation des nouveaux modes de visualisation / modélisation voire des espaces virtuels, ainsi que par la création de bases de données "ad hoc" ; la liste est longue des axes de recherches et des logiques d'appropriation de ces outils, de ces techné intellectuelles. L'analyse du procès de travail intellectuel sous ses diverses formes est donc en train de se faire. Au passage une anthropologie historique de ces technologies est à développer d'urgence.

Une autre part touche aux diverses manières dont les Agencements Collectifs d'Énonciation [1] qui écrivent et réécrivent "Les Histoires" (et ce, quels que soient leurs procédures de légitimation, les instances d'appel qui les fondent, les hiérarchisent, les crédibilisent) sont conduits à penser le mouvement d'altération / création des concepts fondateurs, des mythologies et des croyances liées au désir qu'il y ait quelque chose comme de "L'Histoire", au fait que l'on raconte quoi qu'il arrive des "Histoires" ; et ce, dans le contexte du déploiement des réseaux de communications, de la numérisation des signes, des données, de l'apparition de nouveaux types de dispositifs cognitifs, de nouveaux modes de représentations des savoirs, d'écritures.

                  
Qu'en est-il des temps de l'Histoire et de l'histoire du Temps à l'heure de la révolution numérique?

Qu'en est-il de l'événementialité de l'événement aujourd'hui sous des conditions anthropologiques bouleversées, sous les contraintes imposées du temps réel, de sa vaine prétention à vouloir conjurer les puissances infinies d'altérité du Temps ? Comment l'Histoire est-elle en mesure de prendre en compte les médiations d'ordre anthropologiques technétroniques / numériques, constitutives des multiples "conduites et allures du temps" [2] ? Comment aller au-delà du bouleversement introduit par les appareils techno-télé-médiatiques, par les nouveaux rythmes de l'information et de la communication, par les nouveaux rapports de vitesse et de lenteur, et donc par conséquent, par les nouveaux modes d'appropriation qu'ils engendrent, par la nouvelle structure de l'événement, sa spectralité [3] qu'ils dégagent  ?

                  
Comment la Narration est-elle affectée? Comment l'invention de l'Histoire est-elle impliquée, convoquée dans le processus sans fin de réécriture et de décryptage des hiéroglyphes sociaux et des sémiogryphes anthropologiques ... ? [4]

Car il y a une évidence à rappeler : "l'histoire" est d'abord une narration. C'est comme le dit J.P. Faye, mais aussi P. Veyne [5], d'abord un enchevêtrement de récits, d'intrigues dont les rapports différentiels varient selon des "métriques" complexes, des systèmes de règles hétérogènes, variables et non fixées une fois pour toutes, puisqu'à chaque irruption d'un récit ou d'un récit sur le récit, au travers des scènes du temps et des espaces-temps, les règles et les méta-règles censées régir l'actualité des figures de l'enchevêtrement changent. En quoi donc la numérisation des signes change-t-elle l'ordre des temps, l'ordre d'apparition dans le temps des choses et des êtres ? Telle est une des formes du questionnement.

Il n'est en effet de récits, d'intrigues qui ne soient fondés sur des modes d'écritures, sur des dispositifs de transmission, sur des dispositifs de propagation, de traduction spécifiques.

Allons plus loin. Il n'y a pas de récits, d'intrigues et de récits ou d'intrigues sur les récits et les intrigues sans la grande machinerie des supports et des langages, des modes d'inscription et des techniques de déchiffrement et d'interprétation, sans les agencements toujours plus complexes qui constituent les mémoires du monde comme diagrammes mouvants et troués, et l'Éternité comme oubli actif du temps.

(L'Histoire, son écriture perpétuelle et sans cesse renouvelée renvoie paradoxalement à l'Innocence du Devenir. A la fois Écriture toujours ratée et réussie de l'épaisseur de l'infinité des fois, des événements passés et de facto Écriture criée / chuchotée de l'inquiétude de toutes les fois de tous les événements à venir qui ne pourront être qu'identiquement nouveaux).

                  
Dans quelle mesure les nouvelles technologies intellectuelles nous permettent-elles de prendre en compte et de traiter effectivement des relations, des rapports entre tous ces sémiogryphes qui sont à la fois "expression et exprimé" d'autres rapports et relations d'Agencements Collectifs d'Énonciation inventant le réel dans ce qu'ils inscrivent, marquent, indiquent, dans ce qu'ils écrivent, lisent etc... ?

Encore une fois, comment la numérisation des signes et de la pensée nous permet-elle d'envisager la prise en compte du déchiffrement des temps des Textes et des Textes dans le temps ?

Et nous prenons ici Texte dans le sens derridien. On considère donc que "le texte n'est pas le livre ; qu'il n'est pas enfermé dans un volume, lui même enfermé dans la bibliothèque. Il ne suspend pas la référence à l'histoire, au monde, à la réalité, à l'être surtout pas à l'autre puisque dire de l'histoire, du monde, de la réalité qu'ils apparaissent toujours dans une expérience, donc dans un mouvement d'interprétation qui les contextualise selon un réseau de différences et donc de renvoi à (de) l'autre, c'est bien rappeler que l'altérité (la différence) est irréductible. (...) Le concept de texte ici proposé ne se limite ni à la graphie, ni au livre, ni même au discours, encore moins à la sphère sémantique, représentative, symbolique, idéelle ou idéologique (...).

"Texte" implique toutes les structures dites "réelles", "économiques", "historiques", "socio-institutionnelles", bref tous les référents possibles. Autre manière de rappeler une fois encore qu'il n'y a pas de hors-texte. Cela ne veut pas dire que tous les référents sont suspendus, niés ou enfermés dans un livre, comme on feint ou comme on a souvent la naïveté de le croire et de m'en accuser. Mais cela veut dire que tout référent, toute réalité à la structure d'une trace différentielle, et qu'on ne peut se rapporter à ce réel que dans" une expérience interprétative" [6]".

                  
Dans cette perspective, quels types d'outils mathématiques ou non faut-il développer, utiliser parmi ceux déjà existants et qui soient adaptés à la description des dynamiques spatio-temporelles de ces dispositifs, des agencements collectifs d'énonciation, de leurs réseaux faisant être les Histoires ?

Quels sont les documents ou mieux les traces, les indices numérisés / numérisables qui vont pouvoir constituer la base de la description, de l'analyse? Quelles perspectives nouvelles allons-nous pouvoir en tirer qui rendraient possible de poser en des termes radicaux (c'est-à-dire en adoptant un point de vue émergent à partir des traces produites et mises en circulation par les acteurs / actants eux-mêmes) la question des acteurs pertinents de l'Histoire, des Histoires? Comment dès lors envisager de poser en des termes créateurs la question du passage entre les échelles spatio-temporelles, les niveaux qu'on dit pour écrire vite "Micro <---> Meso <----> Macro"?

Bref comme l'écrit M. Callon dans un autre domaine, il convient de "partir de ce qui circule afin d'être conduit à ce qui est décrit par ce qui circule" [7] et d'apprendre à utiliser les puissances de la plasticité numérique.

L'objet d'histoire peut donc espérer rentrer dans une économie générale de la dynamique des agencements-dispositifs-acteurs réseaux qui participent de la production / consommation / circulation des énoncés, des textes, des sémiotiques étant entendu que nous considérons ici ces termes comme renvoyant à des dimensions expressives à la fois linguistiques et non linguistiques. Nous plaidons ici pour le primat de la substance énonciatrice et la prise en compte de son éclatement, de sa dispersion et ce d'autant que les nouveaux modes d'écriture, de stockage et de manipulation des données rendent possible la prise en charge de l'hétérogenèse historique, puisque "Histoire(s)"-- désigne l'ensemble ouvert et hiérarchiquement enchevêtré des procès et/ou actions réelles (Textes), et le récit de ces procès et actions (Méta-Textes). De ce point de vue nous suivons J. P. Faye lorsqu'il écrit que " raconter l'action, ce n'est donc pas seulement "écrire ensemble" -- comme le veut Thucydide : syn-graphein -- les différents témoignages. Ce serait, à la limite, saisir à mesure de quelle façon les narrations des différents témoins qui sont aussi acteurs (ou actants), changent l'action par les différences racontées. Comment le procès double de l'événement narré et des propositions de narration fait entrer dans une économie généralisée où l'histoire entière, et non la seule "histoire économique", est prise et enveloppée, c'est cela qu'il s'agit de faire voir, en vue de cette science de l'histoire dont Marx a écrit -- dans un paragraphe d'ailleurs raturé de Idéologie Allemande -- qu'elle englobait toute science" [8].

Médiologie, théorie de la Traduction, "modélisation faible" s'appuient [9] tout contre et parfois contre ce vaste processus et plaident en faveur de nouvelles herméneutiques, plaident pour le développement de postures et pratiques émergentes, développement qui va de pair avec celui de conditions toujours plus favorables aux approches transversales en Histoire.


          

Bibliographie

[1]
F. Guattari, Cartographies schizo-analytiques, Ed. Galilée, 1990.

[2]
E. Alliez, Les sept Temps capitaux, Ed Cerf, 1992.

[3]
M. Guillaume. In Traverses : "Réthoriques Technologiques", Ed. CCI, Nº 26.

[4]
J. Baudrillard, L'Illusion de la Fin. Ed. Galilée, 1993.

[5]
-- J.P. Faye, Théorie du Récit, Ed, Herman, 1972
-- P. Veyne, Comment on écrit l'Histoire, Ed Seuil. 1971.

[6]
J. Derrida, " Signes, évènements, contextes", dans Marges, Ed.Seuil, 1972.

[7]
M. Callon, "La dynamique de réseaux technico-économiques", dans Gestion de la Recherche, Ed. De Boeck, 1992.

[8]
J.P. Faye, Théorie du Récit, Ed. Herman, 1972.

[9]
-- R. Debray, Cours de médiologie, Ed. Gallimard, 1991.
-- B. Latour, Irréductions, Ed. Métaillé, 1988.


© "Pour une nouvelle économie du savoir". In Solaris, nº 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994