Nouveaux accès aux documents audiovisuels

François POULLE

Maître de conférences en sciences de l'information. Paris XII





La relation entre l'audiovisuel (pris au sens large d'images animées allant du cinéma en salles à la vidéo de proximité) et les autres surfaces d'inscription a longtemps été marquée par la stratégie de l'évitement. Les différentes surfaces d'inscription (l'imprimé bien sûr, mais aussi les images fixes de toutes natures) cohabitent plus ou moins bien ensemble dans leurs lieux de stockage et de consultation ; mais elles cohabitent.

L'audiovisuel, lui, semble enclos dans une spécificité telle qu'elle voue aux lieux et aux traitements toujours à part. Que cela tienne aux appareillages, aux droits d'auteurs ou à l'existence problématique de copies, l'accès aux documents audiovisuels s'est longtemps présenté sous un cérémonial qui fascinait d'aucuns (par exemple certains cinéphiles), mais en décourageait beaucoup.

Aujourd'hui le temps du splendide isolement s'achève. Chez les particuliers, achetées dans les grandes surfaces ou piratées à l'antenne, les cassettes vidéos prennent place, sur les rayonnages des bibliothèques, à côté des livres de poche. En Lecture Publique, on peut consulter individuellement sur place de la vidéo ou emprunter des cassettes à domicile.
Dans le sillage de l'informatique comme surface d'inscription, les différentes technologies médiatiques homogénéisent les performances offertes à tout un chacun : traitement de texte, vidéo, musique ..., tout le monde a son couper/coller.

Dans l'immédiat, les images animées traînent un peu à rejoindre le tout numérique. Mais cela ne saurait tarder. Et on peut déjà prévoir les conséquences de cette réunion des technologies médiatiques autour d'un même mode d'inscription et de circulation des informations. Elles seront considérables. Car cette réunion ne sera pas seulement technologique. En production de sens, elle va permettre la réunion de techniques intellectuelles actuellement dispersées : écrire, réaliser audiovisuellement, mettre en page/éditer vont relever d'un même savoir-faire. En appropriation de sens, cette réunification va permettre que l'interrogation documentaire unifie ses méthodes et son champ d'action à tous les médias.

L'image animée réintègre le corpus des connaissances publiquement accessibles et réunies dans un même espace.

Les conséquences d'une telle mutation sur les relations entre production de sens et mises en livre ayant été abordées ailleurs [1], on voudrait présenter ici une seconde catégorie de conséquences : les mutations dans la représentation que l'audiovisuel se fait de lui-même et que nous nous faisons de lui. Par exemple, l'interrogation documentaire et les nouvelles formes d'accès à l'image en mouvement sont en train d'agir sur la conception que nous nous faisons d'une mémoire audiovisuelle. Les modèles de pensée qui inspiraient les créateurs de cinémathèques [2] dans les années 30 ont peu à voir avec ce qui est à l'oeuvre dans les vidéothèques d'aujourd'hui.

Et ce décalage est particulièrement visible dans les fondements théoriques et les pratiques documentaires de la Vidéothèque de Paris.

C'est pourquoi nous avons invité ici Jean-Yves de Lépinay, responsable du système documentaire à la Vidéothèque de Paris à venir s'entretenir avec nous [3]. Mais auparavant, pour donner toute sa mesure au changement de technique intellectuelle en cours dans l'audiovisuel, nous voudrions rappeler brièvement les enjeux et les conséquences de cette stratégie de l'évitement dont on parlait plus haut.

Historiquement, la "spécificité" de l'audiovisuel par rapport aux autres techniques d'inscription tient à deux catégories de raisons qui s'emboîtent l'une dans l'autre. En premier lieu, l'audiovisuel, qui ne s'appelait alors ni cinéma ni audiovisuel, est né chez des inventeurs qui le voyaient comme un appareillage d'expérimentation scientifique (Marey, Muybridge) ou comme une curiosité à mettre à la disposition des particuliers à la manière du phonogramme (le kinetoscope d'Edison [4]). Comme pour les techniques d'inscription liées à la circulation de la connaissance, et notamment de la connaissance scientifique, il était prévu une appropriation du sens individuelle. On sait que le plus gros de l'invention des frères Lumière fut de modifier ce modèle cognitif. Avec eux, le cinéma naquit à l'appropriation collective du sens : le visionnement en salles.

Ce que l'on sait moins, ce sont les conséquences sur la pensée documentaire de l'invention des frères Lumière. A cause des contraintes du modèle d'appropriation en salles et de tout ce qu'il va entraîner du point de vue artistique mais aussi économique et cognitif, le cinéma va développer certaines performances et faire l'impasse sur d'autres. Notamment les performances qui offrent des ergonomies compatibles avec l'exercice de la pensée scientifique. C'est-à-dire qui permettent l'exercice de la relecture [5], qui offrent la possibilité de réunir sur un même support de l'image et de l'écrit, qui permettent que se développent, à côté du texte, des appareils documentaires pour accéder au sens à partir de plusieurs modes de navigation.

Au cours du siècle d'audiovisuel qui s'achève, on peut certes noter une tendance des technologies à aller vers l'allégement en poids et en coût : cela a été le mouvement des formats réduits : 16mm ; 9,5 ; 8 ; super8 ; home-vidéo. Et ce mouvement a été dans le sens de l'appui aux usages protoscientifiques de l'image animée, mais il faut observer que l'effort principal de ce mouvement d'allégement a porté sur les technologies de prélèvement. En ce qui concerne la restitution, le modèle de l'appropriation en salle est resté dominant. C'était elle et ses performances si opposées aux exigences de l'activité scientifique qui servaient de référence [6] ; il n'y a jamais eu par exemple de visionneuse super 8 permettant l'individualisation et de bonne qualité.

De ce point de vue, l'apparition des magnétoscopes VHS marque la grande rupture et le retour au modèle pré-lumièrien parce qu'avec eux naît réellement la possibilité d'une appropriation individualisée des textes audiovisuels. Au cours de ces dix dernières années, les différents phénomènes éditoriaux qui sont se succédés (le marché grand public de films de répertoire, la mise en vente grand public d'émissions documentaires de TV, le flirt de la vidéo et du livre) sont tous issus de cette rupture fondamentale de l'individualisation qui ouvre la voie à d'autres appropriations, d'autres ergonomies.

Par rapport à cette rupture essentielle, les partis de la Vidéothèque de Paris peuvent sembler timides : comme une cinémathèque, elle offre régulièrement au public un programme de visionnements en salles ; son système de distribution des images, conçu sur le principe du robot serveur, n'est peut-être pas -- comme on le verra -- le plus approprié pour développer un usage documentaire des films. Il n'empêche, de par ses choix les plus profonds et notamment le choix de son système documentaire, la VDP semble bien ouvrir la voie à une nouvelle génération d'usages de l'image en mouvement. Interrogation documentaire soumettant toutes les images quel qu'en soit la nature à un même questionnement. Et surtout ergonomie de consultation reposant sur le principe de l'individualisation.

Jean-Yves de Lépinay montre bien la nature de la rupture qui fonde le premier choix : "faire le pari que toutes les images sont des documents". Un tel pari a ceci de novateur qu'il rejette implicitement les discriminations établies avant lui. D'abord la discrimination, sur laquelle reposent les cinémathèques, à partir de la notion d'oeuvres/chefs-d'oeuvre. Ensuite la distinction traditionnelle de la cinématographie entre fiction et documentaire.

En disant "toute image est document", cette seconde discrimination, qui traduit surtout les préoccupations du commerce du film, est rejetée en ce qu'elle repose sur une approche "littéraire" de l'image. C'est-à-dire une approche selon laquelle l'image pourrait être documentairement caractérisée par son thème, sujet ou scénario. Or, en matière d'images, le questionnement essentiel premier sur leur nature, c'est-à-dire sur les conditions de leur prélèvement. Les images, indépendamment du texte dans lequel elles sont insérées, ont-elles été prises en décor naturel ou en studio ? L'objet dont elles témoignent peut différer en fonction de ce critère.

En rassemblant tous les genres en un même corpus à base géographique, la VDP fait donc basculer les images d'un statut à un autre : de spectacles elles deviennent documents. Ce qui ne les empêche nullement de continuer à être appropriés en spectacles. Mais la nature de l'ergonomie d'accès a changé.

A ce propos, contrairement à ce qu'une lecture trop hâtive des propos de Lépinay pourrait laisser entendre, il ne faudrait pas croire que le consultant peut, à partir d'une recherche sur le système documentaire, aboutir à une identification des images à l'intérieur des films. Le système documentaire dont il est question permet d'accéder, en clair et au grand public, à une fiche descriptive de films. Après, l'unité minimale filmique adoptée par la VDP (et c'est là un autre grand choix implicite) demeure "l'oeuvre". Le consultant individuel peut naviguer à l'intérieur des films : retours en arrière et accélérés sont possibles. Mais dans sa navigation, il ne dispose pas de l'aide d'un appareil documentaire. S'il veut rechercher une séquence précise, la VDP n'a rien prévu pour aider une telle recherche [7].

De ce point de vue, la VDP se situe sur le même plan que l'édition vidéo. L'une comme l'autre mettent en circulation des films appropriables individuellement. L'une comme l'autre offrent l'équivalent de ce qu'est une quatrième de couverture pour le livre : fiche pour la VDP, dos de coffret pour la vidéo ; avec pour les deux : date de sortie en salle et durée totale de visionnement en vitesse. Mais ni l'une ni l'autre n'ont rompu assez fort avec le statut spectaculaire du cinéma pour oser ajouter aux textes audiovisuels l'équivalent d'une table de matières   [8].

Ce qui fait que la VDP, la vidéo grand public comme on la trouve dans les grandes surfaces ou les autres systèmes d'accès public à l'audiovisuel, sont en train de dessiner un mode d'accessibilité qui est marqué par le paradoxe. D'un côté, les images en mouvement ont rejoint matériellement, dans les bibliothèques et médiathèques, les autres surfaces d'inscription. L'isolationnisme est fini. L'appropriation individualisée est la même pour tous. D'un autre côté, en esprit, l'audiovisuel n'a pas encore accompli son travail de deuil, il n'a pas rompu avec les rideaux des salles de spectacle du cinéma des frères Lumière. Il n'a pas encore commencé à déplacer sa rationalisation documentaire du système externe (le catalogue) vers une ergonomie de la navigation dans les textes. L'élaboration d'appareils documentaires liés aux films et facilitant leur consultation constitue, selon toute vraisemblance, l'étape prochaine du processus de l'accès rationnel à l'audiovisuel. Car rien n'est plus simple que de transformer l'espace graphique du boîtier vidéo en un espace documentaire comparable au dispositif de navigation du livre (quatrième de couverture + table des matières). Mais alors se posent des questions d'ergonomie, de technologies et de modèles. Si une vidéothèque est autre chose qu'une cinémathèque mise en vidéo (parce qu'il y a rupture avec l'idée de spectacle et de musée), alors est-ce qu'il ne faut pas aller jusqu'au modèle de la bibliothèque : un exemplaire de chaque ouvrage en libre accès. Et si l'avenir documentaire de l'audiovisuel se trouve dans son association avec un écrit, l'accessibilité de type télématique est-elle la plus appropriée ? Permet-elle le mieux de lire (les indications de navigation) et de lire les images. Il est vraisemblable que, dans l'esprit de l'homogénéisation des surfaces d'inscription autour du numérique, les technologies éditoriales de demain brasseront à nouveau toutes les cartes et présenteront une combinaison encore impensée d'écrits et d'images animées.


          

Notes

[1]
F. Poulle et A. Boulogne, "Édition/espace public", communication à IAMCR, Dublin, Juin 93.

[2]
R. Borde, Les Cinémathèques. Paris : Ramsay, 1988.

[3]
Pour des raisons purement techniques, la communication faite par Jean-Yves de Lépinay au Cirsic le 4/06/1992 n'a pas été enregistrée. On trouvera donc ci-dessous le texte d'un entretien avec Jean-Yves de Lépinay tel qu'il a été publié dans le document : Vidéothèque mode d'emploi. La structure informative en est comparable.

[4]
Le kinetoscope n'a jamais atteint le stade de la propriété domestique. Il est resté machine à sous. Mais relate Patrice Flichy : "Aux États-Unis, dès 1894, certains exploitants de kinetoscope souhaitent projeter les images. Edison s'y oppose. "Si nous fabriquons cette machine à écran, dit-il, cela gâcherait tout..."
Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée. Paris. La Découverte. 1981).

[5]
Jack Goody, (La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1986) a particulièrement mis en valeur cette importance de la relecture pour la pensée scientifique et donc de l'ergonomie graphique qui permet cette relecture.
Voir aussi Bruno Latour : "Les vues de l'esprit", dans Culture technique, nº 18, 1987).

[6]
Aujourd'hui encore le festival "Cinéma du réel" présente les films d'activité scientifique selon le dispositif d'un festival de cinéma : avec appropriation collective en salle.

[7]
Une remarque du même ordre peut être faite sur ce que de Lépinay dit de la "confrontation". Prise au sens strict d'ergonomie scientifique, la confrontation impliquerait l'accès simultané à plusieurs écrans en même temps, à la façon dont un chercheur travaille avec plusieurs ouvrages ouverts sur sa table en même temps.

[8]
Cet instrument de navigation interne consisterait à recenser les séquences et indiquer le nombre de minutes écoulées depuis le temps zéro ; à la façon dont une table de matières recense des chapitres et leur assigne une pagination. Cela étant les historiens du livre montrent que table des matières et pagination sont apparues tardivement dans l'invention du livre.


© "Pour une nouvelle économie du savoir". In Solaris, nº 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994