Penser l'entrelacement de l'Humain et du
William A. TURNER
CERESI-CNRS.
Ce texte dont une partie a été publiée dans le Nº 29 des
Cahiers du LERASS, est ici repris dans son intégralité. On mesure
ainsi plus aisément l'ampleur du projet de recherche qu'il promeut,
l'ambition du projet anthropologique, politique qui sous-tend ce dernier. Il essaie de prendre en compte la circulation de plus en plus rapide des documents sur support électronique. Cette circulation correspond à des flux d'information qui sont susceptibles de constamment remettre en cause nos systèmes établis de représentation. En effet, les flux mettent en doute notre capacité de simplifier correctement la complexité du réel. C'est un problème difficile pour l'efficacité de nos actions scientifiques, économiques et sociales. Il pose la question de la pertinence d'une pensée stratégique. Le CERESI (Centre de Recherche des Sciences lnfométriques), dont les activités de recherche s'inscrivent dans les débats stratégiques attachés à la maîtrise du développement de l'Infrastructure Informationnelle, ainsi que des dispositifs de recherche, de gestion du patrimoine immatériel dans les domaines scientifique, économique, culturel, est engagé actuellement dans un vaste programme européen, le programme "GEODE". GEODE (Gestion Optimisée des Décisions en Entreprises) qui est un système de gestion des flux d'information numérisée s'appuie sur un ensemble de travaux visant à une compréhension claire (autant que faire se peut) du rôle de l'Information dans le cadre des systèmes de décision distribuée comme élément majeur de la compétition industrielle. Dans ce contexte, a été développé un modèle destiné à améliorer les procédures d'interprétation et d'aide à la décision. Ce modèle qui a pour nom "GLOBAL MEDIATOR" s'appuie sur une approche émergente des pratiques et savoirs décisionnels. Jean-Max Noyer |
La circulation des documents scientifiques et techniques sur support électronique nous ouvre une fenêtre sur le monde ouvert de la science. Ce monde est un monde social : l'acte d'écrire revient à prendre position dans un champ scientifique qui se caractérise par des conflits, des structures de domination, des écoles de pensée [2]. Il n'est pas évident qu'on puisse transposer pour le domaine social les outils d'analyse théoriques et méthodologiques développés pour l'étude du vivant. Varela a lui-même insisté sur la nécessité d'être prudent. Le monde social est un monde du discours alors qu'un système biologique est une unité concrète qui existe dans l'espace. Les mécanismes d'institutionnalisation d'un discours qui le rendent autonome vis-à-vis de ces référents et le constituent en tant que l'expression d'un fait socialement reconnu ne sont probablement pas les mêmes que ceux qui expliquent la production de l'identité d'un être vivant.
Infini parce que la réalité des choses est maintenant considérée comme infiniment complexe, de telle sorte qu'aucune limite ne saurait être fixée à sa division en éléments récurrents aux fins de la pensée et de l'action.
Tout est ouvert : les voies de la science sont multiples ; aucun travail n'est définitif [3].
Une recherche peut être le point de départ d'une reformulation des connaissances tenues pour acquises, à condition de trouver les moyens nécessaires pour mener à bien la contestation [4].
Ce genre de considération se trouve en contradiction apparente avec la notion d'une accumulation de connaissances scientifiques. L'argument du sens commun est de dire que si les scientifiques n'ont pas un point de vue commun sur les problèmes et les méthodes de leur discipline, les connaissances ne sauraient être cumulatives. Chaque effort serait isolé et individuel au lieu de consolider l'entreprise collective. C'est notre point de départ : comment les scientifiques arrivent-ils à travailler ensemble à la construction des connaissances scientifiques et techniques ?
Leur conclusion est la suivante : la notion de rationalité doit être employée avec précaution dans le domaine de la décision organisationnelle. L'évidence montre que son champ d'application est très limité. Dans ces conditions, il serait sage de ne pas adopter une définition normative a priori des comportements rationnels. L'attention doit porter plutôt sur l'étude des processus cognitifs mis en oeuvre.
En 1969, H. Simon établit le lien entre ses recherches cognitives et la résolution des problèmes concrets. Il publie alors son livre séminal Sciences des Systèmes : Sciences de l'Artificiel [6]. Il montre les processus de raisonnement qui conduisent à simplifier un problème pour pouvoir le résoudre. Cette simplification du réel passe par l'adoption d'un système de représentation. Celui-ci permet d'établir une frontière entre ce qui est pertinent et ce qui ne l'est pas pour mener à bien la tâche envisagée. Le traitement des flux informationnels est subordonné à l'existence de ces systèmes de représentation. Le schéma qui exprime cette subordination est le suivant :
information | --> | système de représentation | --> | action |
Nous défendons plutôt l'idée selon laquelle l'information est l'action. Elle déclenche directement des nouvelles stratégies de positionnement et, de ce fait, modifie constamment la représentation que nous avons de notre propre champ d'action. Les relations que nous nous proposons d'étudier sont les suivantes :
information | --> | actions/positionnements | --> | représentations |
(1) | (2) | |||
Après avoir précisé le contexte organisationnel dans lequel nous nous situons, un programme d'ingénierie sera présenté qui vise à modéliser les comportements étudiés en relation avec les flèches 1 et 2 indiquées sur le diagramme ci-dessus.
De plus en plus, des facteurs dits "hors prix" déterminent les parts de marchés. Parmi ces facteurs, citons entre autres le degré de flexibilité des chaînes de production, la réduction de délais de fabrication, la qualité des produits et, peut-être surtout, la capacité du monde extérieur [7]. L'organisation n'est plus une donnée immuable : au renouvellement continu des gammes de produits correspond un renouvellement incessant de l'organisation de l'entreprise en général. L'étroite dépendance qui existe entre des structures organisationnelles et la gestion efficace des flux d'information n'a plus besoin d'être soulignée [8]. C'est ce qui constitue à l'heure actuelle un des problèmes-clés de la pensée stratégique.
"A quoi bon se fixer, de façon volontariste des objectifs stratégiques et engager les moyens correspondants si, de plus en plus souvent, les objectifs doivent être modifiés en raison des turbulences de l'environnement et des marchés" [9] ? Cette question souligne le fait que la pensée stratégique est mal-assurée à l'heure actuelle. T. Peters et R. Waterman parlent même d'effets pervers, entre l'adoption d'un plan d'action et sa mise en oeuvre, il y a un nombre incalculable de micro-décisions qui sont prises par des personnes à des niveaux de responsabilité divers. Ces décisions visent à inscrire les objectifs recherchés dans la réalité des divers contextes du travail. L'existence du plan ne saurait justifier que l'on ignore les informations qui résultent de la mise à l'épreuve de son intérêt pratique. Et pourtant, selon ces deux auteurs, c'est souvent ce qui se passe. Confiants dans la qualité de leurs analyses initiales, des dirigeants peuvent considérer que leur rôle est de "tenir le cap" face à la contestation. Si les centres de décision stratégiques sont trop éloignés des unités traditionnelles, cette attitude peut conduire à des catastrophes [10].
Ces débats sur l'intérêt d'une définition formelle des enjeux stratégiques de l'action collective ne sont pas nouveaux. Ils sont néanmoins en train de changer de contenu en vertu des nouvelles technologies de traitement de l'information. Les investissements dans ces dernières sont en train de créer une situation organisationnelle que nous proposons de caractériser sous le nom de réseaux hybrides d'intelligence (les RHI). En effet, il nous semble d'ores et déjà possible de considérer l'entreprise comme un ensemble d'hommes et de machines travaillant en coopération sur un réseau informatique. Les RHI permettent d'envisager la gestion décentralisée des activités opérationnelles avec une centralisation rapide des informations nécessaires aux décisions stratégiques.
Cependant, il faut éviter de placer un trop grand espoir dans des solutions purement technologiques. L'impact des investissements consentis sur l'amélioration de la productivité du travail est loin d'être clair. Le problème posé est celui du pouvoir. La coopération au sein des RHI suppose une gestion décentralisée des flux d'information, c'est-à-dire une multiplication des décisions individuelles visant à diriger ces flux vers des centres de traitement appropriés du réseau. M. Crozier et E. Friedberg nous rappellent à quel point les décisions de ce type sont l'expression d'un rapport de forces [11]. Dans ces conditions, il n'est pas difficile de comprendre l'origine de la déception de certains : "nous n'avons pas tiré profit des nouvelles technologies. Elles ont été purement et simplement calquées sur des structures organisationnelles existantes." [12] La prudence est de rigueur.
Sans une meilleure connaissance des mécanismes sociaux de construction d'une pensée stratégique, l'adoption de nouvelles formes d'organisation du travail comporte des risques qui sont difficiles à évaluer.
L'élaboration d'une stratégie collective est souvent traitée comme un problème technique. Différentes démarches sont présentées qui sont susceptibles de contribuer à la création des conditions d'une convergence entre des comportements qui ont leurs propres logiques. Notre approche est théorique. Résoudre le problème posé suppose une bonne connaissance des dimensions sociales et organisationnelles de l'intelligence. Afin d'acquérir cette connaissance, nous avons entrepris un programme d'ingénierie dont l'objectif est de créer un automate capable de prendre place dans un réseau hybride d'intelligence.
Tout d'abord, il y a la réalité des flux qui relient l'entreprise à son environnement. Ces relations sont établies par la mise en circulation de ce que M. Callon appelle des intermédiaires [13]. Un intermédiaire est un bien matériel ou immatériel dont la caractéristique principale est d'avoir une certaine immuabilité lui permettant de traverser l'espace et le temps. Des exemples d'intermédiaires permettant à une entreprise d'établir des échanges avec son environnement sont :
Il y a enfin l'impact des nouvelles propositions sur l'organisation de l'espace socio-cognitif existant. Ces dernières contribuent à une restructuration de cet espace. Ce mouvement correspond à un changement de contenus, à une modification de perceptions, à la possibilité, en somme, de voir émerger des nouveaux discours. Dans une situation où tout est susceptible de changer, les marchés aussi bien que les savoirs et les techniques, on peut s'attendre à la multiplication d'analyses contradictoires. La prise de position des uns devient alors une source d'information pour l'action des autres. Elle sert de point de repère en vue d'établir des ressemblances et de mesurer les différences.
Deleuze le dit ainsi : sans l'autre, notre champ perceptif ne fonctionnerait pas comme il le fait [15]. Nous disons la même chose autrement : "Autrui" organise le passage du monde ouvert des flux aux mondes clos de l'action. Il est à l'origine de notre perception des enjeux stratégiques ; il permet d'évaluer les forces et les faiblesses de notre propre position dans un espace socio-cognitif donné. Cet espace est un espace conflictuel, comme nous l'avons dit ci-dessus. Des groupes s'y opposent sur la façon de répartir des moyens de production disponibles (monnaie, compétences, dispositifs techniques, savoirs). Se positionner de façon à capter ces flux est un enjeu clé de la vie sociale. Il constitue une condition préalable à une certaine autonomie d'action. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas besoin de supposer l'existence d'une structure intermédiaire de représentation pour comprendre les prises de position d'autrui. Nous comprenons leur sens sans que celui-ci ait besoin d'être explicité. Elles mettent en cause notre propre autonomie d'action sur le plan social.
Quelles conclusions peut-on tirer de cette discussion ? Si nous voulions construire un automate capable de participer efficacement à la construction sociale d'une pensée stratégique, il semblerait nécessaire de le doter :
L'architecture d'un RHI est celle d'un réseau décentralisé. Nous supposons que chaque machine a une tâche précise : celle de gérer les flux de documents qui concernent spécifiquement l'activité menée dans le contexte du réseau où elle se trouve. Cette gestion pose un problème de routage, un problème qui est une des dimensions importantes de l'intelligence sociale. Comment donner à une machine la capacité de décider de l'envoi des informations qui ne la concernent pas vers d'autres centres de traitement dans le réseau ?
Répondre à cette question suppose de pouvoir délimiter le micro-monde de la machine. Cette délimitation peut être déterminée de l'extérieur. Par exemple, un utilisateur peut lui donner une définition du problème à résoudre et préciser les règles qui doivent être respectées en vue d'y parvenir. Notre approche est différente. Nous considérons que l'autonomie de la machine n'est pas programmée depuis l'extérieur mais qu'elle est liée à sa capacité d'établir des associations fondées sur des calculs de ressemblances. Cette fonction d'apprentissage tient compte de la structure interne des informations à traiter [16]. D'où la question qui nous intéresse : comment décrire la spécificité des informations documentaires ?
Nous avons adopté une description sous la forme d'un tableau objets caractères, où les objets sont les documents et les caractères les termes d'indexation. A l'image des données généralement traitées par les méthodes statistiques, il est possible de distinguer deux espaces dans les données documentaires : l'espace des mots et l'espace des documents. L'espace documentaire est un espace vectoriel dont la dimension est définie par le nombre de mots référencés dans le dictionnaire d'indexation. Quant à l'espace vectoriel des mots, sa dimension est définie par la relation inverse : le nombre d'unités documentaires constituant le corpus. L'intérêt de cette représentation tabulaire est qu'elle nous donne la possibilité de calculer l'ensemble des coefficients d'association entre deux objets "i" et "j" contenus dans la mémoire d'une machine. En effet, les statistiques nécessaires pour les calculs de ce type sont le nombre de documents stockés en mémoire (N), l'occurrence (Ci) de chaque mot ou objet (i), et la concurrence (Cij) de chaque paire d'objets. Ces informations sont contenues dans le tableau [17].
Figure 1 -- Etapes du programme d'ingénierie de l'information permettant l'étude des dimensions sociales et organisationnelles de l'intelligence.
Nos programmes de traitement du langage naturel servent à générer automatiquement ce tableau à partir des textes écrits [18]. Nous pouvons alors traiter statistiquement les deux questions qui nous intéressent ici : la détermination du degré d'autonomie de fonctionnement des machines dans le réseau de l'organisation de la circulation des informations entre elles. Il s'agit en fait de deux aspects complémentaires du même problème : l'établissement des conditions d'une coopération efficace à l'intérieur d'un RHI. Voici les quatre axes de travail qui orientent nos recherches de travail à l'heure actuelle.
Cette observation est utile pour la création d'une structure d'aiguillage automatique des flux d'information à l'intérieur d'un RHI. Nous hésitons encore pour savoir si nous devons nous orienter vers la création d'une structure du type "tableau noir" ou essayer de nous en passer. Quoi qu'il en soit, ce problème ne se pose pas uniquement en termes techniques. Nos calculs doivent êtres pondérés afin de tenir compte de ce que nous avons déjà indiqué ci-dessus. La circulation efficace des informations devrait permettre d'améliorer la productivité des acteurs travaillant ensemble au sein d'un RHI. Cependant, étant donné que des relations de pouvoir se nouent également lors des échanges, la question que nous ne savons pas encore traiter à l'heure actuelle est celle de la nature de la pondération à envisager. Une nouvelle thèse vient d'être lancée sur ce sujet.
Figure 2 -- Le diagramme stratégique. Les quatre quadrants constituent des catégories d'interprétation permettant d'évaluer l'intérêt stratégique des thèmes.
Les traitements LEXIMAPPE identifient automatiquement des mots d'indexation qui sont plus fortement associés entre eux qu'ils ne le sont avec les autres mots du dictionnaire. Cette technique d'agrégation définit des sous-ensembles documentaires à l'intérieur de l'espace global du corpus. L'émergence de ces sous-ensembles s'explique par l'existence des comportements sociaux institutionnalisés : les mêmes mots sont utilisés par des auteurs différents pour inscrire leurs activités de recherche respectives dans le prolongement d'un travail collectif. Cette pratique sociale d'inscription revient à signaler un intérêt commun pour les mêmes objets d'étude, grâce à l'emploi d'un vocabulaire partagé. Nous avons développé une mesure visant à évaluer la cohérence de cette pratique : plus la valeur des liens entre les mots d'indexation d'un sous-ensemble documentaire est élevée, plus l'alignement des auteurs sur une prise de position commune peut être considéré comme acquis. Nous parlons alors d'une forte visibilité thématique. L'axe des Y sur la figure 2 sert à classer les thèmes par ordre décroissant en fonction de cette mesure. Quant à l'axe des X, il sert à classer les mêmes thèmes en fonction de la force de leurs liens externes. Plus la valeur de ces liens est élevée, plus un thème est considéré comme ayant un pouvoir de structuration des recherches en cours qui est socialement reconnu. Le classement effectué selon un ordre décroissant de cette mesure permet d'évaluer la centralité des thèmes dans l'espace du corpus général.
La figure 2 montre la convention graphique que nous avons adoptée pour rendre compte des résultats de ces traitements LEXIMAPPE [25]. Les thèmes sont automatiquement placés à l'intérieur d'un plan en fonction des classements des classements effectués par rapport aux deux axes qui viennent d'être définis. Le plan est divisé en quatre quadrants, ce qui permet d'interpréter les distributions observées. Cette interprétation oppose les thèmes qui sont à la fois centraux et visibles à ceux qui sont au contraire d'un intérêt statistique secondaire parce qu'ils sont :
Cependant, il convient d'abord de s'intéresser aux problèmes posés par la mise à jour des cartes.
Figure 3 -- Etudes sur la dynamique de transformation des cartes stratégiques.
Le contact entre les membres d'un système social explique la diffusion des innovations dans le cadre d'une contagion. Cette contagion s'analyse à partir de deux hypothèses : d'une part, l'offre d'une idée, d'un produit, d'un service, ..., est clairement perçue par les adopteurs potentiels ; d'autre part, ces derniers constituent une population homogène du point de vue de l'innovation puisqu'ils ont des besoins profondément similaires. C'est ce qui explique que les décisions des précurseurs peuvent engendrer un comportement du type "boule de neige", influençant les décisions des autres. Mais comment décrire correctement ce comportement ? J.-P. Courtial s'est efforcé de tirer profit des informations réunies sur la carte stratégique afin de répondre à cette question. Il a notamment constaté empiriquement que le contenu des thèmes situés dans les quadrants 2 et 4 de la carte avait une probabilité d'évoluer dans le temps nettement plus élevée que le contenu des thèmes réunis dans le quadrant 1 [26]. Intuitivement ce résultat s'explique par des pratiques d'inscription dont il a été question plus haut. Afin de valoriser les résultats d'un travail personne, ceux-ci peuvent être mis au service de l'élargissement conceptuel des recherches en cours ; ou bien ils peuvent contribuer à leur approfondissement grâce à la réunion des conditions d'une cohérence nouvelle.
Ces idées sont formalisées sur la figure 3. Courtial a
montré que la trajectoire d'un thème de recherche peut être
reconstituée à partir de l'étude des variations de son
rapport centralité/cohésion interne. Un thème pour lequel
ce ratio tend vers 1 aurait tendance à se développer dans le
temps ; alors qu'un thème ayant un rapport qui s'éloigne
systématiquement de 1 serait probablement en perte de vitesse et
pourrait disparaître. Cette analyse des trajectoires n'arrive pas
à expliquer des ruptures de courbes. Un thème en perte de vitesse
peut repartir de nouveau. Un thème en développement peut
brusquement
M. Callon, T. Cahlik et J.-P. Courtial ont commencé à mettre au point une série d'outils de simulation permettant d'y parvenir [28], ces recherches exploitent la notion d'équivalence structurale développée dans le domaine de l'analyse des réseaux sociaux, notamment par R.S. Burt [29].
L'un des objectifs de ces différents types de recherches statistiques est de contribuer au développement d'algorithmes parallèles en vue de la mise à jour automatique des cartes stratégiques. Une modélisation s'appuyant sur des réseaux de neurones formels pourrait nous permettre à terme de simuler les transformations d'un espace documentaire, un peu à la manière des météorologues qui s'efforcent de simuler la dynamique des changements atmosphériques afin de mieux prévoir le temps. Dans cette optique, chaque thème peut être considéré comme un "neurone" qui a un poids synaptique correspondant aux valeurs calculées des associations "thème/mots d'indexation". Un neurone est capable d'enregistrer les modifications dans les valeurs de ses poids synaptiques et puis d'émettre un message alertant son voisinage (ie. les autres neurones thématiques auxquels il est lié dans l'espace documentaire) quant à son nouvel état. La programmation des interconnexions entre neurones et la modélisation de leurs comportements individuels après activation constituent deux difficultés majeures pour simuler la dynamique des flux. Des hypothèses multiples doivent être testées. Il est clair que parmi celles-ci figurent les traitements envisagés ci-dessus en relation avec les notions de trajectoire, de fissuration et de fusion. Dans le cadre de sa thèse, A. Georgel a réalisé un simulateur des modèles connexionnistes adapté au traitement des données documentaires [30].
Aucun scientifique ne peut nier le rôle des machines dans l'organisation de son champ perceptif. Seules les machines permettent d'observer avec la précision voulue les phénomènes du monde naturel. Notre objectif est différent. Il s'agit d'étudier l'écrit en tant qu'expression d'un comportement social et de donner à une machine la capacité d'en faire une analyse indépendante. Peut-on espérer que les scientifiques accordent autant de crédit à l'analyse socio-cognitive de notre machine qu'ils en donnent à leurs instruments de mesure ? Clairement la réponse est non.
Les réseaux hybrides d'intelligence posent le problème des conditions d'une coopération homme/machine efficace. Ce problème sera particulièrement difficile à résoudre dans le cadre de notre travail. L'objectif est d'aboutir à de nouvelles formes de rationalisation du travail collectif. Grâce aux machines, une pensée stratégique pourrait théoriquement s'ajuster dynamiquement aux réalités des pratiques locales, ce qui lui donnerait une légitimité accrue en tant qu'aiguillon de l'action collective. Cet objectif resterait toutefois hors de portée si des machines étaient encore longtemps tenues pour des acteurs de second ordre dans les RHI. Un réseau est hybride ou il ne l'est pas [31]. Quand il est composé d'acteurs de statuts différents, nous pouvons redouter le pire. Les nouvelles technologies de traitement de l'information sont trop souvent plaquées purement et simplement sur les structures organisationnelles existantes [32], comme nous l'avons déjà vu.
Afin d'"humaniser" la machine, la voie qui est la plus fréquemment envisagée est celle qui consiste à lui donner la capacité d'expliquer ses propres raisonnements. Le but est de convaincre, de donner confiance à l'utilisateur quant à la qualité des informations que la machine est en mesure de réussir. Notre approche est différente. En insistant sur le fait que l'information est l'action, nous avons affirmé ceci : nous comprenons ce que l'autre nous dit sans que le sens de sa prise de position ait besoin d'être expliqué. Nous ne pensons donc pas que la confiance vient de la capacité de convaincre de la justesse d'un raisonnement. Nous proposons de suivre sur ce point l'argument de K. Popper : la confiance vient de notre incapacité de réfuter une proposition [33].
La réfutation concerne la relation qui existe entre ce que nous disons et ce que nous savons. Elle pointe sur l'abîme qui sépare les mots et les choses, les discours et les faits. Un des résultats des recherches en sociologie des sciences est d'avoir montré l'étendue des ressources qui peuvent être mobilisées au service de la critique. Celle-ci porte sur les conditions de production d'une proposition. M. Callon a identifié dans ses recherches les intermédiaires qui sont mobilisés à cette fin ainsi que nous l'avons montré ci-dessus.
Nous entamons ici le commentaire de la deuxième partie de la figure 1, celle qu'organise autour d'une plate-forme est une interface homme/machine visant à permettre aux hommes de réfuter l'analyse des enjeux stratégiques faite par la machine. Les ressources qui (pour l'instant) peuvent être mobilisées au service de la critique sont les documents, les banques de faits, les banques de connaissances et les banques d'images, les travaux dans cette partie de notre programme sont beaucoup moins avancées que ceux qui ont fait l'objet des développements précédents. Nous tenons toutefois à résumer nos orientations actuelles de recherche. Cependant avant de s'y atteler, il nous semble important de souligner de nouveau l'objectif sociologique que nous poursuivons en entreprenant ce projet spécifique d'ingénierie.
Notre hypothèse de travail est la suivante : les rapports de force responsables des transformations de nos espaces socio-cognitifs se nouent autour du problème de la réfutation. Celle-ci suppose que soient mises en cohérence des informations documentaires, des chiffres, des savoir-faire, des dispositifs techniques et des connaissances. Des stratégies individuelles peuvent être semblables sur ce point mais elles ne seront jamais tout-à-fait identiques.
Et ce sont précisément ces différences qui expliquent l'émergence des rapports de forces, elles expriment l'autonomie de l'acteur, l'indépendance de son analyse stratégique. Elles annoncent des critères spécifiques d'établissement de ressemblances et de différences et, de ce fait, structurent notre perception de nos espaces socio-cognitifs. Elles renvoient, en somme, à différentes manières de baliser le passage du monde ouvert des flux aux mondes clos de l'action. La plate-forme de positionnement est donc considérée comme un outil d'observation. Elle devrait nous aider à étudier la nature des interactions hommes/machines conduisant à l'affirmation d'une différence. L'objectif est de mieux comprendre les mécanismes d'émergence des rapports de forces responsables, selon nous, des transformations structurelles de nos espaces socio-cognitifs.
La modélisation cartographique distribue des objets thématiques sur un plan en mesurant la force des associations qui existent entre ces différents objets. Nous avons très tôt fait appel aux nouvelles technologies hypertextuelles en vue de gérer ce fichier d'objets et de liens [35], et ceci pour deux raisons principales.
La première est liée aux résultats de nos recherches sur l'isomorphie. L'existence d'une relation certifiée entre des cartes de positionnement et des structures de représentation semblait offrir une solution possible au problème difficile et encore non-résolu de la navigation hypertextuelle dans l'espace documentaire. Cette navigation est fondée sur l'exploitation des possibilités graphiques des ordinateurs. L'écran de celui-ci est divisé en plusieurs fenêtres. Chaque fenêtre sert à appeler à l'écran les blocs informationnels (ou "objets") qui intéressent l'utilisateur. Celui-ci peut naviguer entre objets en vertu des liens établis au niveau de la base de données. Mais quels sont les objets et les liens qui doivent être retenus pour pouvoir satisfaire des stratégies multiples et variées de navigation ? Et comment éviter que les coûts de construction d'un tableau objets/liens ne deviennent prohibitifs [36] ? La modélisation LEXIMAPPE des flux documentaires semble offrir des réponses positives à chacune de ces trois questions [37]. B. Michelet a notamment montré que la carte stratégique peut être appelée à l'écran et servir de boussole d'orientation pour naviguer dans un espace socio-cognitif. Chaque thème constitue à son tour une voie d'accès aux micro-mondes de la recherche. Enfin, la force des liens entre ces thèmes peut être exploité pour organiser des stratégies spécifiques de navigation dans l'espace socio-cognitif.
Cette dernière idée a été à l'origine d'une deuxième série de recherches visant la construction d'aides au positionnement. Partant d'un thème donné, quels sont les autres micro-mondes de la recherche qu'il convient d'évaluer convenablement des options stratégiques ouvertes ? Nous avons expérimenté une première possibilité simple de construction de ces aides. La valeur des associations entre les thèmes, calculée par LEXIMAPPE, peut être considérée comme une mesure de l'intérêt d'établir un lien entre eux. Plus la valeur est élevée, plus le passage devrait être rendu possible. Nous avons construit une interface de navigation fondée sur cette hypothèse [38]. Les résultats n'en ont pas été concluants. Ce qui est théoriquement assez compréhensible : la structure de navigation proposée était fondée sur des associations fortes, alors que nous aurions dû sans doute prêter plus d'attention à des associations en cours d'émergence. Cela tient à ce que nous avons déjà dit plus haut : des stratégies de positionnement impliquent un souci de différenciation sociale.
Une recherche aussi bien théorique que technique s'impose afin de détecter des associations faibles mais pertinentes pour le positionnement socio-cognitif. Une thèse a été réalisée sur ce sujet [39]. Elle a montré l'intérêt d'utiliser la théorie des graphes afin d'identifier des liens pertinents en question, cette recherche n'est toutefois qu'à ses débuts, mais elle sera poursuivie dans le cadre d'une nouvelle thèse.
Cette première maquette a été améliorée par un travail de DEA. Le stage s'est déroulé dans le cadre d'une coopération de longue date avec BULL. Comme le montre la figure 4, notre plate-forme de positionnement est basée sur des conceptions de BULL. L'environnement informatique distribué permet d'exploiter une interface de programmation afin de développer des applications du type client/serveur sans avoir à prendre en compte les mécanismes de communication entre les machines. Quant au système AIRS (Advanced Information and Retrieval System), son intérêt de notre point de vue réside dans l'efficacité de sa gestion des pointeurs cognitifs. Ceux-ci sont inscrits dans un dictionnaire dont la structure peut être ramenée à un tableau "Objets/Mots d'indexation". Des exemples d'objets sont : des blocs de textes intégraux ; des images ; des bases relationnelles ; des bases de connaissances. Les mots d'indexation de ces objets sont réunis dans des listes d'autorité. Une liste normalisée de laboratoires en constitue un exemple. Elle est exploitée en tant que structure d'aiguillage vers les différents serveurs présents dans le réseau.
Le stage visait à mettre en communication un serveur relationnel et le serveur documentaire. Les premiers résultats ont été prometteurs. L'AIRS nous a permis :
Dans le cadre d'une coopération franco-québécoise, nous avons adopté l'hypothèse selon laquelle un expert a en tête la carte cognitive de son domaine d'activité. Afin d'étudier le processus de création de cette représentation, un système informatique a été créé en collaboration avec nos collègues canadiens [42]. Ce système permet à l'utilisateur du système :
Cette machine doit maintenant être utilisée pour qu'on comprenne mieux les relations qui existent entre des stratégies de positionnement et des structures de représentation. Nous avons déjà émis l'hypothèse selon laquelle les premières modifient les secondes. Afin de tester cette relation de causalité, nous sommes en train de construire une interface de communication entre les cartes stratégiques et les cartes cognitives personnalisées. Grâce à cette interface nous devrions être en mesure de soumettre des informations pour la détermination de catégories et la construction des graphes conceptuels dans un ordre variable selon leur apparition sur les cartes stratégiques.
Ce dispositif expérimental doit nous permettre de mieux comprendre des problèmes liés à l'acquisition des connaissances. Le problème posé est un problème traditionnel dans le domaine des sciences sociales : en quoi l'ordre des questions posées influence-t-il la nature des réponses obtenues ? Pourquoi vouloir transposer ce problème d'enquête sociologique dans les domaines des interactions hommes/machines ? Notre objectif est de créer un réseau hybride d'intelligence dans lequel les machines occupent un rôle équivalent à celui des hommes dans la circulation des informations. Cet objectif suppose des recherches sur la façon dont ceux-ci utilisent les informations provenant de celles-là. L'élucidation de ces pratiques d'usages nous conduit à inverser la relation généralement étudiée dans le domaine de la cognition. Les cogniticiens considèrent que la puissance de leurs systèmes dépend de la quantité et de la qualité du savoir qu'il peut mettre en oeuvre. Le processus qui permet d'acquérir ce savoir à partir d'experts humains et de le représenter de manière adéquate constitue donc une phase cruciale dans la construction de leurs systèmes. Quant à nous, nous nous intéressons au contraire au processus par lequel les hommes représentent de manière adéquate des informations provenant des machines.
En effet, il nous semble qu'une des critiques les plus pertinentes du projet d'un RHI est celle de H. Collins lorsqu'il écrit : "les hommes sont si accoutumés à bâtir du sens à partir des signaux rudimentaires..., qu'ils ne sont pas aisément perturbés par le non-sens" [43]. Des enquêtes ont permis d'établir l'existence de la relation d'isomorphie, dont nous avons parlé ci-dessus, entre des cartes stratégiques d'une part et la représentation qu'ont les scientifiques des enjeux stratégiques de leurs disciplines d'autre part. Collins laisse entendre que ce résultat pourrait s'expliquer par la capacité propre des êtres humains de donner du sens à n'importe quoi : le dispositif expérimental dont il est question ici doit nous aider à voir plus clair sur ce point.
Figure 4 -- Conception informatique d'une plate-forme de positionnement.
eid = environnement informatique
AIRS = "Advanced information and retrieval system"
Les serveurs contiennent les bases propres à chaque station de travail locale : chaque base est indexée par des mots d'indexation ; ces mots sont réunis dans le dictionnaire du réseau.
Les informations nécessaires pour accéder aux serveurs sont contenues dans le dictionnaire. Ces informations sont structurées sous forme de : cartes navigationnelles ; lexiques ; thesaurus.
Comment établir la spécificité de sa contribution éventuelle à l'élaboration d'une stratégie collective ? Notre point de départ pour traiter ces questions réside dans l'idée que l'information est l'action. Elle déclenche directement des nouvelles stratégies de positionnement, de ce fait, modifie constamment notre perception des enjeux stratégiques. Dans des situations complexes où tout est susceptible de changer, les marchés aussi bien que les savoirs et les techniques, on peut s'attendre à la multiplication d'analyses contradictoires. La prise de position des uns devient alors une source d'information pour l'action des autres, à condition que la confiance règne. Comment faire en sorte que le "discours" d'une machine sur les orientations stratégiques à prendre soit entendu ?
Les discours simplifient la réalité des flux reliant l'entreprise à son environnement. Pour être confiant, il faut que :
La deuxième partie a porté sur nos efforts visant à construire une machine capable de "penser" stratégiquement. Ce programme d'ingénierie de l'information tient compte de l'hypothèse suivante : une entreprise peut d'ores et déjà être considérée comme un ensemble d'hommes et de machines travaillant en coopération sur un réseau informatique. Elle est un réseau hybride d'intelligence (un RHI). Étudier le fonctionnement des RHI en vue de comprendre les mécanismes d'élaboration d'une pensée stratégique collective conduit à poser le problème des nouvelles formes de rationalisation du travail. En effet, ces réseaux permettent d'envisager la gestion décentralisée des activités opérationnelles avec une centralisation rapide des informations nécessaires aux décisions stratégiques.
CERESI / CNRS
© "Pour une nouvelle économie du savoir". In Solaris, nº 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994