Construction des connaissances scientifiques, construction de soi et communication sociale

Jean-Pierre COURTIAL

Laboratoire d'Etude de la Cognition, du Développement, Nantes (France)
Chercheur associé au Centre de Sociologie de l'Ecole des Mines de Paris (France)


L'article part d'un modèle sociologique récent de construction des connaissances, lié à la notion de traduction et d'acteur-réseau. Il présente quelques résultats quantitatifs obtenus en appliquant ce modèle aux publications scientifiques. Il étend les conséquences de ce modèle à la construction de soi comme acteur social, à la façon dont le chercheur scientifique continue de se construire à travers la production des connaissances. Il montre enfin les conclusions qu'on peut tirer de ce modèle en matière de communication sociale liée aux nouveaux médias audiovisuels.





          

Introduction

Tout d'abord, nous relierons la production de connaissances scientifiques à un mode de fonctionnement social proposé par B. Latour, en relation avec la nouvelle sociologie des objets, où les objets sont à l'origine du lien social [1]. Le propre de l'activité de recherche scientifique n'est pas de rechercher la vérité mais de traduire [2] la nature dans des énoncés totalement déplaçables.

Ainsi, la science, faite d'acteurs (ou mieux, comme on va le voir, d'acteur-réseaux), est ce qui circule entre les chercheurs, est rendue présente par la relation de traduction scientifique. Relativement à d'autres modes de traduction et à d'autres régimes de circulation définissant d'autres types de rapports sociaux ou de lien social, le propre de la relation de traduction est ici la fidélité textuelle aux situations (à l'inverse par exemple de la relation de traduction religieuse qui suppose l'interprétation des textes). En conséquence tout travail de recherche se situe à l'intérieur d'une communauté, liant social et cognitif. Enfin, dans cette approche, le langage n'est rien d'autre que la production d'acteurs objectifs. Il n'est donc pas d'une nature différente des objets matériels. C'est cette analyse de la situation de création de connaissances par le chercheur scientifique qui va nous servir à élaborer un modèle de processus cognitif [3].

                         


La relation de traduction scientifique

Dans les années 1975, un chirurgien célèbre nommé Bürkitt, a observé que les habitants de l'Ouganda, se nourrissant beaucoup de fibres végétales non digérées, avaient peu de troubles cardio-vasculaires. Les épidémiologistes, anglais notamment, avaient remarqué de leur côté que certains troubles du colon (diverticulose) avaient diminué pendant la dernière guerre mondiale [4]. Or, à cette époque, les régimes alimentaires étaient plus riches en fibres. Il était donc tentant d'attribuer la pathologie cardio-vasculaire aux fibres, après les hypothèses célèbres sur le rôle des graisses ou du stress. Traduire, c'est ainsi établir une relation d'équivalence entre deux réseaux, deux aires d'action, auparavant disjoints [5] :


Les articles scientifiques se présentent souvent, sur le plan informatique (bases de données documentaires) sous forme de liste de descripteurs ou mots-clés. Soit l'article suivant, pris dans les publications académiques relatives à la science des polymères de la base PASCAL pour les années 1973-75 :
« Crystallinity and the Effect of Ionizing Radiation in Polyethylene Vi Decay of Vinyl Groups », de G. N. PATEL, paru dans "Journal of Polymer Science", Phys. Ed., 1975, Vol 13, p 361-367.


Il est décrit par les mots-clés suivants : Ethylène polymère, Monocristal, Irradiation, Cristallinité, Spectrométrie IR, Rayonnement ionisant, teneur, vinyle, modification, structure.


Il ne faut pas chercher à travers les mots-clés une description fine du contenu de l'article, de ce qu'il se propose de prouver. Rien ne vaut pour cela la lecture de l'article lui-même. Par contre, les mots-clés peuvent servir très précisément à identifier les problèmes de recherche ou les thèmes de recherche qui sont, à un moment donné, automatiquement associés par les chercheurs. L'article scientifique -- ou le brevet -- est en lui-même un acteur ou acteur-réseau, c'est-à-dire une association momentanée de problèmes, conforme à une logique de recherche proposée par son auteur. Dans le cas présent, l'article associe les recherches sur les monocristaux avec les recherches sur la cristallinité et les rayonnements ionisants. Autrement dit, résoudre les problèmes posés par les polymères cristallins (ou leur obtention) suppose qu'on résolve d'abord les problèmes posés par les monocristaux. On le voit, la liste des mots-clés n'est pas pour nous une approximation du contenu de l'article, mais tout autre chose, un moyen unique pour mettre en évidence les stratégies des chercheurs.


On peut, grâce aux mots-clés, décrire les articles scientifiques par leurs caractéristiques relationnelles les uns vis-à-vis des autres, c'est-à-dire par leur fonction dans le système de la science en construction.


          

I - L'analyse des mots associés

L'analyse des mots associés consiste donc à partir des publications scientifiques présentes dans une base internationale sélective et à étudier la logique des interfaces entre publications, par l'intermédiaire de la mise à jour des acteurs-réseaux qu'elles construisent [6]. Plus précisément, la méthode des mots associés (les mots étant les descripteurs des articles) se propose d'identifier les mots les plus fortement associés entre eux conduisant à des thèmes de recherche, donc à une classification des contenus. Au-delà de cela, elle se propose de mettre en évidence les thèmes potentiels à venir ou achevés et la dynamique générale de transformation de la thématique de recherche.


Le programme Leximappe d'analyse des mots associés définit l'association entre deux mots-clés comme le produit des probabilités d'avoir un mot-clé quand on a l'autre. C'est donc un coefficient qui varie entre 0 et 1. Lorsqu'il vaut 1, les deux mots sont toujours ensemble. Lorsqu'il vaut 0 les mots ne sont jamais ensemble. S'il vaut par exemple .250 (produit de .500 par lui-même), cela signifie, si la relation est symétrique, que chaque mot implique l'autre en moyenne dans la moitié des cas (probabilité égale à .500). S'il vaut .125, c'est que chaque mot implique l'autre, l'un par exemple à hauteur de .500 (un cas sur deux), l'autre par exemple à hauteur de .250 (un cas sur quatre). Ensuite nous rangeons les paires de mots associés par ordre de valeur d'association décroissante.

On identifiera donc des mots qui seront des centres d'associations fortes, donc représenteront autant de réseaux réunis par la recherche.


Figure 1 -- Le réseau des thèmes associés...


Ainsi la figure 1 montre-t-elle, à partir du réseau des mots-clés associés par les articles parus entre 1973 et 1975 (2500 environ), comment l'agrégat en haut et à droite associe un réseau construit autour de la cristallinité (cristallinité, RX diffraction, structure cristalline...) et un réseau autour des radiations (radiation ionisante, réticulation photochimique...).


La méthode n'impose pas d'associations entre les mots "satellites" liés au mot central. Autrement dit, ces mots et leurs "satellites" ne donnent pas obligatoirement des groupes homogènes au sens des techniques usuelles de classification par exemple. Les réseaux homogènes correspondront aux thèmes bien identifiés d'un domaine de recherche, les réseaux hétérogènes correspondront aux thèmes potentiels, encore mal identifiés.

                         


Le calcul des thèmes de recherche

En parcourant la liste des paires de mots associés rangées par ordre d'association décroissante, nous mettons de côté tout mot associé depuis le début de la liste à n-1 autres, n étant un paramètre de taille des clusters, obtenant ce que nous appelons thème, c'est-à-dire un agrégat ou encore une composante connexe ou encore un thème de n mots tous en étoile. Les autres paires contenant les mots retenus dans un agrégat ne sont alors plus prises en compte pour la construction des autres agrégats. Les liens qu'on ne peut plus prendre en compte sont cependant gardés pour le calcul des liens externes de thème à thème. Cet ensemble de n mots en étoile (ou, selon une autre version du programme, en configuration libre du moment qu'il existe un chemin entre eux) est donc tel qu'il existe entre les mots un chemin de liens les plus forts possibles.


La méthode des mots associés donne, à travers les composantes connexes, des thèmes qui sont des agrégats de mots clefs par lesquels les documents sont reliés, derrière lesquels se trouvent des acteurs potentiels : parfois donc organisés autour d'un modèle commun à plusieurs documents dans le cas de thèmes denses, parfois organisés simplement autour de centres d'intérêt ponctuels partagés par des documents différents dans le cas de thèmes centraux. Les mots-clés représentent, à travers leurs associations, les stratégies cognitives des chercheurs. Ce ne sont donc pas, comme nous l'avons dit, des catégories cognitives stables, encore moins des catégories cognitives tout court, mais des catégories sociocognitives.


En conclusion, dès lors qu'on ne cherche pas à interpréter les thèmes Leximappe de façon cognitive, mais qu'on les utilise comme moyen d'identifier des groupes d'articles proches dans leur fonction stratégique vis-à-vis du réseau de développement des connaissances, l'analyse des mots associés permet de mettre en évidence la nature de ces groupes. D'un document donné, on peut dire qu'il appartient à un thème à partir d'une règle d'attribution, qui peut être de contenir au moins deux mots-clés du thème. En recherchant dans les documents appartenant à un thème, les laboratoires, les auteurs et les pays, on peut identifier les acteurs les plus importants, les laboratoires et les pays les mieux placés, leurs points forts et leurs points faibles.


Après avoir identifié les acteurs potentiels, on cherche à évaluer la force des traductions autour de ces intérêts (densité du thème) et la force des liens entre thèmes (centralité du thème), de façon à restituer la morphologie d'ensemble du réseau.


Chaque composante connexe ou thème peut ainsi être caractérisée par a) sa centralité, c'est-à-dire la somme des liens des mots qui la composent avec les autres mots (liens externes) b) sa densité, c'est-à-dire la valeur moyenne des liens entre mots du thème (liens internes).


On dispose alors les thèmes dans un plan, appelé diagramme stratégique, selon leurs rangs de centralité (axe horizontal) et leur rang de densité (axe vertical). La centralité sera interprétée comme un degré d'imbrication des thèmes entre eux (puisque les thèmes caractéristiques de la science en construction n'ont en général pas de définition permettant de les séparer rigoureusement et sont donc liés les uns aux autres). La densité peut être interprétée comme un degré de développement du thème. L'origine des axes est placée à l'endroit des valeurs médianes des rangs de centralité et de densité. Dans ces conditions, l'axe de centralité oppose les thèmes spécifiques ou isolés aux thèmes imbriqués, et l'axe de densité oppose les thèmes contextuels aux thèmes développés dans le fichier étudié. Autrement dit, on obtient deux partitions des thèmes en nombre égal, l'une autour de l'axe vertical, l'autre autour de l'axe horizontal, et quatre quadrants. Cette disposition met alors en évidence les propriétés remarquables des réseaux de traduction.


[1]
Dans le quadrant en haut et à droite, on trouve les thèmes denses, c'est-à-dire aux associations fortes, correspondant donc à des articles très proches en termes de listes de descripteurs. Ces thèmes sont, de plus, associés à plusieurs autres. Autrement dit, un article dont les mots-clés appartiennent à l'un de ces thèmes, a aussi des mots-clés appartenant à d'autres thèmes. On trouve donc dans ce quadrant des articles proches et aux retombées multiples (ils opèrent de multiples traductions) : c'est le coeur stratégique actuel du réseau ou encore sa zone focale. On trouve là, en principe, les articles majeurs pour le domaine auquel correspond le fichier des articles sélectionnés, ceux qui, sans en attendre la preuve, seront les plus cités.


[2]
Le quadrant en bas à droite correspond aux articles liés à de nombreux thèmes (forte centralité) mais très différents les uns des autres (faible densité). Il s'agit de centres d'intérêt opérant des traductions majeures mais très générales. On trouve précisément dans ce quadrant les thèmes de recherche prometteurs ou, plus généralement, représentant des emprunts de notre réseau à d'autres réseaux scientifiques, à venir (thèmes prometteurs), passés (thèmes de contexte) ou situés en dehors du domaine étudié (emprunts). C'est pourquoi on appelle souvent ce quadrant zone de transfert. Il est essentiel à la compréhension du domaine, quoique jouant un rôle différent du quadrant supérieur droit.


[3]
Le quadrant en haut et à gauche correspond à des articles très proches les uns des autres mais spécialisés sur un seul thème. On trouve là les thèmes spécialisés de notre domaine, soit qu'il s'agisse de thèmes internes au domaine suffisamment élaborés pour constituer des sous-domaines autonomes, soit qu'il s'agisse de thèmes externes d'"importation", c'est-à-dire appartenant à d'autres domaines et réalisant une nouvelle carrière dans le domaine étudié.


[4]
Enfin, le quadrant en bas à gauche correspond à des thèmes ni centraux ni développés. Il s'agit là des zones frontalières du domaine étudié. De cette zone, peuvent partir des thèmes vers la droite (par développement de leurs liens externes) ou vers le haut (par développement de leurs liens internes) qui seront l'amorce de tendances nouvelles de développement du domaine.


Enfin, on peut tracer le réseau stratégique des chemins menant d'un thème à l'autre, à partir d'une règle de sélection. Par exemple, un chemin entre deux thèmes existera dès lors qu'il existe au moins 3 liens entre mots appartenant à ces thèmes de valeur supérieure à la plus petite valeur de lien interne pour l'un des deux thèmes. On appellera thème carrefour un thème associé à au moins deux autres thèmes obtenus après lui dans l'algorithme de calcul. Les analyses de tendance que nous pouvons faire, et notamment prospectives, ne portent, comme nos études antérieures l'ont montré, que sur les thèmes carrefours. Les autres thèmes en effet peuvent être liés à l'apparition momentanée d'un groupe d'articles proches sans valeur véritablement stratégique pour le domaine. En principe, un thème carrefour à une période donnée suit une des trajectoires typiques figurées sur le schéma ci-dessous :


[3] [1]

[4] [2]





Figure 2 -- Diagrammes stratégiques : carte simplifiée des déplacements des thèmes de 1973 à 1986. Les thèmes en capitales ne se déplacent pas. S'ils ne sont pas entre parenthèses, ils sont toujours présents.



La figure 2 est la succession des diagrammes stratégiques de la science académique des polymères de 1973 à 1986 par périodes de 2 ou 3 années [7]. On observe que le thème de la cristallinité des polymères s'inscrit bien sur une trajectoire de type 1 : il se développe après avoir atteint une grande valeur de centralité. Les réseaux réunis donnent bien naissance à un thème développé constituant un acteur nouveau.


Il ressort des commentaires précédents que les thèmes Leximappe n'étant pas des thèmes cognitifs, mais des problèmes traduits provisoirement les uns dans les autres, leur contenu change généralement lorsqu'on change de fichier et lorsqu'on change de période de référence. Par exemple, lorqu'on passe d'un fichier de science académique (c'est-à-dire fondamentale) à un fichier de science appliquée, le même enjeu technologique ne sera pas traduit de la même façon. Il en va de même avec le temps, pour un type de fichier donné. En général, les problèmes ou mots-clés d'un thème Leximappe donné, sont associés différemment à mesure que le temps passe. Certains mots disparaissent. Les mots d'un même thème peuvent se retrouver, à l'époque suivante, dans deux, voire trois, thèmes différents. Dans le suivi d'un thème avec le temps, il faut donc définir des règles de sélection du thème successeur d'un thème donné. On pourra, par exemple, sélectionner le thème qui contient le plus grand nombre de mots communs avec le thème initial ou qui, avec un mot commun seulement, en est cependant proche sur le diagramme stratégique.


Ainsi donc, l'analyse des mots associés met-elle en évidence, lors de la première partie des mouvements typiques décrits précédemment, une tendance à l'équilibre entre valeur des liens internes et des liens externes à tout agrégat (puis un éloignement de l'agrégat du foyer du réseau) [8]. Cette propriété remarquable nous a permis de faire de nombreuses prévisions de l'évolution des domaines de recherche scientifique.


          

II - La relation de traduction comme processus cognitif

                         


La relation de traduction relie des espaces différents

La relation de traduction introduit des relations entre des réseaux auparavant sans liens, entre des espaces différents, souvent peu compatibles ou conflictuels. La traduction est une innovation (qui ne va jamais de soi comme le montre la sociologie). Nous avons vu la liaison entre le réseau de l'irradiation et le réseau de la cristallinité introduit par la science des polymères en 1973-75. De même, la théorie des fibres alimentaires a tenté d'introduire un lien entre le réseau des maladies cardio-vasculaires (et notamment l'épidémiologie) et le réseau des phénomènes digestifs, de la digestion des "indigestibles glucidiques" (et notamment la prépondérance de l'intestin et non du foie dans le phénomène du cholestérol). De même, la théorie de la relativité restreinte a introduit des relations entre le réseau du mouvement d'un aimant par rapport à une bobine (induction électromagnétique) et le réseau du mouvement inverse, réseaux auparavant disjoints par la science physique. Ces relations ont conduit à la prééminence du déplacement relatif. De même encore, la théorie de Freud a tenté de concilier le réseau sociocognitif de la thèse de la dissociation psychique et le réseau de la non moins grande force psychique des malades atteints d'hystérie (par opposition à la théorie de la faiblesse psychique de Janet), par la théorie des conflits inconscients [9].

                         


Les objets techniques d'accompagnement du processus

De ces alliances nouvelles (qui n'ont rien de symbolique), naissent des objets caractéristiques de la nouvelle façon de "déplier" les relations sociocognitives auparavant reliées par les chercheurs de façon hypothétique. Ainsi, la chimie des polymères met-elle en place des dispositifs de production des monomères cristallins. La théorie des fibres alimentaires conduit à des fibres sous forme de médicaments ou de produits alimentaires nouveaux (yaourts riches en fibres). La théorie de la relativité conduit à des dispositifs expérimentaux de validation, comme le déplacement de la lumière dans le rouge à la surface du soleil, l'observation des muons ou l'expérience de l'avion emportant une horloge atomique et faisant le tour de la terre. La théorie de Freud conduit au dispositif technique du divan, des associations libres, bref de la cure psychanalytique.


Les objets jouent ainsi un rôle clef au sein même des processus cognitifs, tant au niveau du développement des connaissances que de leur circulation.


Dans le calcul des réseaux de mots associés, tout peut jouer un rôle, y compris les objets auxquels se rapportent les recherches alors que ces objets paraissent a priori totalement substituables à d'autres (comme le fait d'expérimenter avec du maïs par exemple). C'est peut-être le fait d'utiliser le même instrument, le même logiciel, ou les mêmes bases de données qui expliquera la dynamique du réseau. Ainsi les acteurs humains s'inscrivent dans une dynamique qui n'est compréhensible que si on fait intervenir toutes les associations, tous les liens d'accessibilité, de contiguïté, qui les caractérisent, quelle que soit l'origine de ces liens. L'acteur humain est totalement intégré à ses prothèses que sont les objets qui l'entourent, son cadre de vie etc. C'est ce réseau hybride qui permet d'expliquer la dynamique du changement, ici de la construction des connaissances. C'est pourquoi on parle d'acteur-réseau pour résumer ce réseau d'influence et de soumission à l'influence des autres [10].

                         


Relation de traduction et loi de Hebb

La loi de Hebb [11] est une loi d'apprentissage classique venue de la psychologie et appliquée aux réseaux par lesquels on tente de simuler le fonctionnement du cerveau, les réseaux neuronaux formels. Ces réseaux sont constitués de noeuds et de liaisons entre noeuds. Les noeuds ont la propriété de produire un courant électrique de sortie si la somme des courants d'entrée dépasse un certain seuil (on dit que le noeud est alors activé). Les liaisons possèdent une valeur. La loi de Hebb renforce des associations entre noeuds activés simultanément à l'intérieur d'un réseau [12]. Ainsi, sur le schéma ci-dessous, l'activation simultanée des noeuds N1 et N2 entraîne le renforcement du coefficient de liaison des noeuds N1 et N2.

A l'inverse, nous venons de décrire un autre modèle pour l'Intelligence Artificielle, qui ne serait pas un modèle d'apprentissage, mais de co-construction de connaissances, ou de co-construction simultanée de problèmes et de solutions, en nous inscrivant à la suite de F. Varela [13]. Si on prend les mots comme noeuds d'un modèle neuronal formel, la relation de traduction renforce des liens entre des noeuds n'appartenant pas au départ au même réseau mais fortement centraux à l'intérieur de réseaux disjoints (principe d'attractivité). D'autre part, le lien se renforce d'autant moins qu'il est déjà fort (principe de résistance).







C'est une loi de feed-back local positif mais de construction de liens nouveaux, d'innovation stratégique. La relation de traduction est, en quelque sorte, un projet volontariste de rendre compatibles des réseaux jusque-là étrangers l'un à l'autre.


La complexité des interactions entre réseaux conduisant à la transformation d'un domaine rend difficile l'analyse réseau par réseau. Seul le diagramme stratégique permet de mettre en évidence la dynamique d'ensemble par l'intermédiaire des trajectoires typiques décrites ci-dessus.

                         


Souplesse de la relation de traduction

La relation de traduction ne fait qu'établir des correspondances entre des espaces auparavant disjoints. Ces correspondances ne sont ni immuables, ni univoques. Une même machine pourra être commandée à partir de représentations différentes. Lorsque nous utilisons un ordinateur, nous élaborons nos propres "noeuds" de commande du réseau des applications, comme par exemple "cliquer deux fois de suite c'est se saisir de". De même, l'exemple ancien du perceptron nous montre que l'apprentissage d'une forme par deux réseaux au départ identiques peut se faire en activant des noeuds très différents selon l'histoire de l'apprentissage [14]. Nous retrouvons cet arbitraire de la culture que la linguistique a mis en évidence et qui l'avait conduit à n'y rechercher que des structures [15].

                         


La relation de traduction scientifique lie représentation et construction de soi

Cette approche exclut donc l'existence d'acteurs a priori, qu'il s'agisse d'êtres humains (Monsieur X, moi), d'objets (la voiture, la chaudière) ou de catégories "naturelles", c'est-à-dire utilisées habituellement, comme les classes sociales, les Français, les Allemands, les électrons etc. Tout acteur, parce que c'est un acteur-réseau, est construit par le réseau des associations qui le définit ou se définit par les associations qu'il opère. Chaque acteur se construit ainsi progressivement et il n'est pas d'autre moyen de l'étudier que de suivre sa construction.


La notion d'acteur-réseau est une notion clef pour l'étude du changement. L'interaction de construction des acteur-réseaux ne suppose ni acteur responsable du changement ni langage commun. Plusieurs acteurs tentent simplement de mener à bien leurs projets sans qu'il soit pour autant nécessaire de les définir avec précision. Ainsi, l'interaction entre chercheurs scientifiques conduit à la compatibilité des représentations de chacun au sens où chaque chercheur doit faire accepter par les autres la traduction en mots des situations expérimentales qu'il propose. Il en résulte un ensemble de représentations partagées (lire un texte pour le comprendre, c'est laisser s'établir en soi les mêmes associations que celles voulues par le chercheur) conduisant à un scénario global des rôles entre acteurs, celui des théories scientifiques. La relation de traduction permet de coordonner des situations. Elle préserve un invariant. Dans le cas de la connaissance scientifique, c'est une idée universelle de nature s'échangeant entre tous les chercheurs, quelle que soit par exemple leur nationalité.


A l'issue du processus de construction des connaissances que nous avons décrit, le sujet humain associé à la construction (qui a proposé les premières associations) n'est ainsi de facto plus le même car il appartient désormais à un réseau sociocognitif modifié. Il n'y a pas de sujet dont l'identité ne serait pas transformée par des découvertes cognitives. Il n'y a pas de sujet immuable même à l'âge adulte. Ceci est vrai pour le chercheur comme pour l'enfant dont l'identité (en tant que place possible comme acteur social) se construit à travers les connaissances acquises. Découvrir c'est dissoudre les associations qui vous ont construit, un morceau de culture, au bénéfice de quelque chose d'incertain. On sait que la découverte de la théorie de la relativité restreinte (ou son élaboration) mettait Einstein dans un état de grand trouble psychologique. Le prix à payer (qu'on a pu appeler "blessures symboliques" [16]) était en effet la disparition de l'espace absolu et la relégation de l'homme au sein de "petits laboratoires", seuls lieux de certitudes, bien qu'en déplacement relatif les uns par rapport aux autres. La "découverte" de la psychanalyse ébranlait également profondément Freud. Le prix à payer était, comme on le sait, la reconnaissance de pulsions cachées, nécessitant la redéfinition de soi.


D'une certaine façon, la relation de traduction scientifique qui est "librement consentie" par le découvreur contient ainsi un méta-discours sur la place de l'acteur, de celui qui la produit, des réseaux qu'elle relie. La relation de traduction scientifique implique donc un discours sur elle-même, conduisant à l'auto-référence. Elle tend à créer des acteurs toujours plus complexes. On peut appeler traduction par différenciation cette forme d'adaptation.


Du point de vue de la construction de l'enfant comme acteur-réseau, l'enfant fait déjà partie d'un réseau avant d'avoir un corps puis conscience de lui-même. Si on adopte le modèle de la relation de traduction, toutes les sensations internes au corps, motrices ou sensorielles et externes procurées par autrui transforment l'acteur-réseau initial, le "câblent" sur son propre corps en transformation et sont à l'origine de la conscience du corps, très variable selon les sujets et leur histoire (construction de parties insensibles du corps etc. [17]). Dans le cas du développement ultérieur de l'enfant, les changements de son corps impliquent des conflits permanents entre les acteur-réseaux provisoirement construits. La construction de soi par différenciation est alors la relation de traduction qui introduit le plus de complexité.


Le moi est le centre des réseaux d'action et de discours objectivement produits par le corps. L'inconscient se définit alors par des réseaux du corps non traductibles en un acteur-réseau socialement acceptable, par ce qui n'est lié à rien d'objectivable c'est-à-dire à aucun objet social. Il est alors collectif par nature. Le réseau du moi comme acteur est coupé de ces réseaux du corps, rejoignant la définition de l'inconscient cognitif comme absence de perception de soi en tant qu'agent, définition donnée par Kihlstrom [18].

                         


Régulation ultra-stable avec feed-back local positif

Un acteur-réseau est donc le lieu de deux types de régulation : une régulation par laquelle il tend à maintenir sa définition, une régulation par laquelle il tend à changer sa définition. Dans tous les cas, à la différence de la cybernétique classique, il ne reste jamais le même et est toujours le produit d'une co-construction ou co-évolution. Ainsi, un laboratoire de recherche du CEA (Commissariat à l'Energie Atomique) tendra-t-il à maintenir son savoir-faire en matière de production de radioactivité. Pour cela, il tendra à renforcer à travers ses publications les liens qui le définissent. Mais il pourra aussi se déplacer en fonction de la demande de ses partenaires et se redéfinir autrement, en faisant valoir d'autres savoir-faire latéraux (c'est-à-dire correspondant à des réseaux auxquels il a accès) comme la détection de radioactivité etc. On observe donc au total deux régulations complémentaires, à la façon des systèmes ultra-stables en cybernétique, à ceci près que la régulation de redéfinition des acteurs est à feed-back local positif.


On notera que la régulation cybernétique classique à feed-back négatif s'inscrit à l'intérieur de la relation de feed-back positif de définition des acteurs : le laboratoire qui produit des substances radioactives doit les produire en quantité suffisante pour vivre (en fonction des prix du marché), il se fixe donc des objectifs à atteindre à la façon de la cybernétique [19].

                         


Essai de simulation

Nous avons essayé de simuler le processus de construction des acteurs-réseaux tel qu'il survient dans la littérature scientifique. La simulation comportait une série de plusieurs centaines d'itérations faites chacune de deux étapes : une étape de production de liens selon la loi définie précédemment, une étape de calcul du réseau global construit à chaque itération par les productions de l'ensemble des acteurs. Nous avons obtenu des réseaux se dirigeant vers des états stables, dès lors qu'aucun lien de type nouveau avec de nouveaux mots ne survient, états qu'on peut appeler attracteurs. Ces états dépendent des conditions initiales du réseau [20].


L'homme, en tant qu'anticipant sur le processus collectif, peut être modélisé comme simulant mentalement ce processus : action de production de liens proportionnelle à la centralité des deux extrémités du lien et inversement proportionnelle à la valeur déjà atteinte par le lien. N'est-ce pas là la définition du mode de pensée stratégique par excellence, celui par lequel se crée un nouvel acteur politique par exemple? Du point de vue du chercheur scientifique, la première étape peut se décrire alors comme une étape de renforcement de soi comme acteur, étape dans laquelle certains liens sont privilégiés. La seconde étape peut se décrire comme une étape de simulation des stratégies des autres acteurs, voire de fusion (abstraction est faite de soi comme acteur doté d'une stratégie) dans le réseau global d'un scénario possible de la science en construction. Pour que la seconde étape fonctionne correctement en "temps réel", il faut que le scientifique comme acteur soit humainement capable d'envisager tous les points de vue, y compris de ses contradicteurs, qu'il en ait le temps (c'est le même "processeur humain" qui se renforce de façon active et perçoit les autres comme récepteur passif) sans perdre sa cohérence. C'est possible dans un jeu d'échecs, plus difficile dans la vie tout court. En particulier, il ne faut pas que les situations passionnelles, ou, plus généralement, d'influence (au sens où des limites seraient placées à ce qui peut circuler), aveuglent les acteurs [21] ou conduisent à des situations paradoxales.

                         


Attracteurs et influence sociale

La relation de traduction conduit à des états d'équilibre même temporaires. C'est donc une loi globale qui s'impose à tous les acteurs. Ceci n'est-il pas une meilleure manière de rendre compte des mécanismes de l'influence sociale décrits en psychologie sociale, faisant des sujets humains des acteurs conditionnés -- comme s'ils préexistaient néanmoins à ce conditionnement -- en partie par leur milieu à travers des règles de conformité ou d'influence minoritaire, de soumission forcée ou sans pression [22], ce qu'on a théorisé également sous la notion d'engagement [23]. Les acteur-réseaux que nous sommes sont donc bien construits par les situations auxquelles nous nous soumettons, comme le chercheur, loin d'être libre, est construit par l'ensemble de ses partenaires. Tout au plus nous pouvons choisir nos réseaux d'influence.

                         


Information, communication et action

En termes de modèles de communication, nous savons que, à l'instar de l'acteur-réseau que nous étions déjà avant d'exister, nous ne pouvons pas ne pas communiquer. Notre existence est influence sur les autres à la façon des déplacements des objets du champ gravitationnel.


La distinction entre information et action, cognition et action doit s'effacer en conséquence. Produire des mots, c'est agir ; "dire, c'est faire". Le langage n'est pas alors à prendre sous le seul versant de la pensée spéculative qu'il permet. Il exprime, au-delà de la logique du discours rationnel, une logique associative qui connecte et déconnecte, bref fait circuler un scénario social.


La théorie des acteur-réseaux nous fournit alors un cadre très rigoureux pour l'analyse des effets des nouveaux moyens de communication -- c'est-à-dire de socialisation -- comme la télévision. Dès lors que l'acteur humain se définit par les associations qu'il peut faire et auxquelles il est exposé, que constate-t-on au niveau du changement dans le régime des associations?


On constate :

Dès lors les leaders politiques qui s'imposent sont ceux qui paraissent les meilleurs médiateurs face à ce nouveau cadre de vie. Il ne s'agit donc pas de populisme ou de démagogie. C'est un genre nouveau de communication qui sacrifie délibérément l'ancien mode relationnel politique fait de traductions à partir de la réalité du monde des dirigeants. Les nouvelles traductions doivent partir de la logique de la mise en relation de sociétés entières à travers des images -- qu'un nouveau Machiavel traduira un jour ou l'autre en savoirs -- et non de la logique du cadre d'action traditionnelle des dirigeants, lui-même traduction de modèles de sociétés limitées dans l'espace.


          

Conclusion

La relation de traduction paraît rendre compte correctement du processus de construction des connaissances scientifiques. Généralisée, elle paraît fournir un cadre théorique cohérent pour modéliser les théories de l'influence sociale ou de l'engagement, mais aussi les théories plus récentes de l'inconscient cognitif et de la relation corps-"conscience de soi".


La relation de traduction scientifique fait intervenir tous les aspects d'une situation dans un processus cognitif : les concepts, les objets, les relations de proximité et ce que Latour appelle les relations de délégation d'objet à objet, et d'objets à humains. Elle tend à multiplier les chemins possibles entre des réseaux que l'on cherche à réunir en cherchant des situations d'intersection entre ces réseaux. C'est après avoir identifié ces chemins stratégiques que sont requis les processus cognitifs plus classiques prenant la forme d'opérations mentales ou de règles.


Si l'on peut simuler en pensée cette démarche, elle n'a rien de symbolique pour autant qui lui conférerait une spécificité particulière. Elle reste organisée par les objets et les situations.


Enfin, elle rend compte de la construction possible du moi comme acteur-réseau global interagissant avec l'ensemble des acteurs-réseaux sociaux liés aux objets selon des règles de feed-back local positif.


Elle nous paraît pouvoir être utile, non seulement dans l'analyse de la production des connaissances scientifiques mais encore dans l'analyse des processus de développement, d'apprentissage comme dans l'analyse des interactions sociales en général liant cognition et action.


          

Notes

[1]
B. Latour, Science in Action, Harvard University Press, 1987.

[2]
M. Callon, Some Elements of a Sociology of Translation : Domestication of the Scallops and the Fishermen of St-Brieuc's Bay, in Power, Action and Belief.

[3]
B. Latour, The Powers of Associations, in Power, Action and Belief - A new Sociology of Knowledge, John Law (ed), Sociological Review Monograph, Keele, 1986, pp. 261-277.

[4]
Journal of Plant Foods, Vol 3, Nº 1-2, London, 1977, Newman Publishing.

[5]
Si l'on pense (hypothèse de recherche) que les fibres alimentaires abaissent le cholestérol, ce qui va se traduire par une chaîne de traduction problématique associant fibre et cholestérol, seule cependant la mise en évidence d'un mécanisme physiologique dûment observé fera de la chaîne de traduction de problèmes une chaine logique au sens du langage scientifique.

[6]
M. Callon, J. Law, A. Rip, (eds), Mapping the Dynamics of Science and Technology, MacMillan, London, 1986.

[7]
M. Callon, J.P. Courtial, F. Laville, "Coword Analysis as a Tool for Describing the Network of Interactions between Basic and Technological Research : the Case of Polymer Chemistry", Scientometrics, Vol. 22, Nº 1 (1991), p 155-205.

[8]
J.P. Courtial, M. Callon, A. Sigogneau, "The Use of Patent Titles for Identifying the Topics of Invention and Forecasting Trends", Scientometrics, Vol. 26, Nº 2 (1993), p231-242.

[9]
J.P. Courtial (ed.), Science cognitive et sociologie des sciences, Paris, PUF, 1994

[10]
Ceci incite, soit dit en passant, à accorder la même importance dans les processus pédagogiques au maître et aux objets dont il s'entoure, l'ensemble agissant de façon indissociable (rôle des livres, des ordinateurs, dans l'établissement d'un lien social, donc sociocognitif -i-e liant connaissances et socialisation).

[11]
D. Hebb, The Organization of Behavior, New-York, John Wiley and Sons, 1949.

[12]
W. D. Hillis, The Connection Machine, Cambridge (MA), MIT Press, 1986.

[13]
F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, Les inscriptions corporelles de l'esprit, Paris, Edition du Seuil, 1993.

[14]
J. Tamine, La Cybernétique, Feynerolles, Bruxelles, 1970.

[15]
Du point de vue par exemple de la traduction du corps en "culture", il en résulte que dans certaines sociétés on aura plus volontiers mal au foie qu'à l'intestin ou à l'estomac. Nous ne connaissons notre corps qu'à travers les usages de sa socialisation.

[16]
L. Chertok, I. Stengers, Le coeur et la raison, Paris, Payot, 1989.

[17]
Il n'est pas impossible, de ce point de vue, qu'un hypnotiseur qui tient notre bras à l'horizontale jusqu'à ce que nous le tenions naturellement en équilibre sans effort, nous fasse renouer à un état de "précâblage" de notre bras. On remarquera par ailleurs que les injonctions hypnotiques ont fréquemment l'allure de coordination de réseaux de mouvements de la pensée et du corps.

[18]
J. F. Kihlstrom, The Cognitive Unconscious, Science, Vol. 237, pp.1445-1452, 18 Sept 87.

[19]
De même, notre corps fonctionne à l'intérieur des situations contrôlées par notre moi conscient : tout changement du corps nécessite de faire se rencontrer à nouveau l'acteur-réseau corps primitif et le moi correspondant.

[20]
J. P. Courtial, T. Cahlik, M. Callon, A Model for Social Interaction between Cognition and Action through a Key-word Simulation of Scientific Knowledge Growth, Scientometrics, à paraître.

[21]
En particulier, c'est le propre de l'hypnose que de maintenir un état d'influence excluant la construction de soi comme acteur à l'intérieur de la relation hypnotique.

[22]
K. Lewin, Group decision and social change, in Readings in Social Psychology, T. Newcom and E. Hartley (eds), Holt, 1947.

[23]
C. A. Kiesler, The Psychology of Commitment : Experiments Linking Behaviour to Belief, Academic Press, 1971.


© "Les sciences de l'information : bibliométrie, scientométrie, infométrie". In Solaris, nº 2, Presses Universitaires de Rennes, 1995