Utilisation d'outil infométrique "Candide" dans le contexte d'une réflexion stratégique :
Les réseaux de simulation distribuée de l'armée des États-Unis-d'Amérique : émergence et description de l'émergence
Jean-Max NOYER
Maître de conférence de Rennes II
Professeur invité, Université Libre de Bruxelles
URFIST de Rennes. Tél. : 99 14 14 46 - Fax : 43 36 20 47
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On montre ici comment l'analyse quantitative-qualitative des données
proposée par le logiciel "Candide", et fondée sur le calcul des
fréquences de cooccurrences des termes, peut prendre sa place au coeur
même d'une réflexion stratégique.
Depuis une vingtaine d'années, les Forces Armées des Etats-Unis d'Amérique sont engagées dans une transformation profonde de leurs dispositifs tactiques. Déjà il y a trente ans la guerre du Vietnam avait dramatiquement marqué l'évolution de la machine de guerre vers une plus grande automatisation voire robotisation des forces, vers une approche plus informationnelle / communicationnelle du champ de bataille. De nouvelles perceptions, de nouveaux affects, de nouveaux modes de traitements des données, de nouvelles capacités interprétatives sont pour le pire ou le meilleur, venus peupler ce dernier. Certes la guerre a toujours été vouée, selon des rythmes et temporalités divers à l'expérimentation plus ou moins prévisible de nouvelles configurations et dispositifs hommes-animaux-machines-architectures, de nouveaux modes de mise en scène de la relation structurale d'hostilité, au déploiement aveugle de nouvelles économies politiques de la pulsion de mort, à l'interprétation des signes ambigus ou partiels. Aujourd'hui il semble que nous sommes engagés dans un processus de transformation sans égal, du moins pour ce qui concerne la plus "sophistiquée " sur le plan biotechnique, des machines de guerre, à savoir l'armée des États-Unis d'Amérique. Nombreux sont ceux qui se sont attachés à mettre en évidence ces profonds processus d'évolution. (M. De Landa, 1991 P. Virilio, 1987-1993 A. Joxe, 1992-1993 J. Der Derian, 1988-1994 J.M. Noyer, 1988-1991). Nous souhaiterions ici tout à la fois, mettre en perspective un des dispositifs développé ces quinze dernières années, à savoir les Réseaux de Simulation Distribuée et introduire (à partir de cet exemple) à de nouveaux modes de modélisation (dits "faibles") permettant de décrire sans les réduire les dispositifs hétérogènes impliqués dans la conception-production des systèmes d'armes, de commandement et de contrôle complexes, voire permettant de poser la question des conditions de co-émergence problématique des énoncés stratégiques, des systèmes d'armes... |
Au début des années 80, le raidissement américain est l'indice que l'on est alors entré dans une phase décisive de l'affrontement Est-Ouest. L'épuisement des forces agrégées autour de l'Union soviétique est de plus en plus visible et l'esquisse d'un déclin relatif de la puissance américaine au plan économique se fait jour. La stratégie impériale, en dépit de l'annonce de sa victoire sur l'Est ou de la mort annoncée du bloc soviétique fait problème.
Sortir du syndrome du Vietnam n'est pas facile ; gérer la double-contrainte fondatrice de l'Empire, -- à savoir "avoir été fondé contre l'Histoire et pourtant être dans l'Histoire comme son régulateur problématique" pour reprendre les termes O. Paz --, est plus que jamais à l'ordre du jour, et la question du partage du fardeau avec les alliés de plus en plus présent.
Plus profondément encore les transformations qui affectent l'ordre symbolique du monde, les modes de propagation des puissances psychiques, le virage anthropologique qui pointe et qui fait que "les forces du dehors émergentes (biotechnologiques, numériques...) activent en l'homme de nouvelles forces", de nouveaux modes de couplages structurels hommes-machines, intellects-techniques, imaginaires-pulsionnels, semblent conduire à une nouvelle économie politique de la pulsion de mort. Et de fait cela se traduit au sein des machines de guerre par la montée en puissance du désir d'exclure autant que faire se peut du champ de bataille (ou pour le moins d'en renégocier le statut) l'élément humain.
Nous avons montré ailleurs (Noyer, 1988) combien dès la fin des années 50, les contraintes humaines étaient perçues comme frein à l'efficace des systèmes d'armes et combien la question du couplage hommes-machines (Montmollin-Simondon) tendait rapidement à devenir centrale, couvrant tout le spectre des procédures d'analyse, d'interprétation et de décision sous des conditions conflictuelles et hautement léthales. Bref l'humain et son corps, dans le soldat et le guerrier font problème.
D'une certaine manière cela n'est pas nouveau. Et pour prendre un repère commode, il peut être utile de rappeler que Frédéric le Grand en son temps ne rêvait que de pouvoir éliminer du champ de bataille "la volonté humaine", les facteurs humains étant par trop imprévisibles, problématiques quant à la conduite des affaires militaires !
De même la prise du risque de mort pour les sociétés "avancées", c'est-à-dire ce qui vaut la peine d'être risqué ou mis en jeu est l'objet de négociations permanentes, d'incertitudes majeures. Une économie symbolique de la mort est à l'oeuvre dans le social qui, instrumentaliste, techniciste pour partie, introduit à une crise de la pitié, à une jouissance paradoxale de la "souffrance à distance" (Boltanski, 1993) et favorise la délégation de la gestion de la violence et son pouvoir de destruction à des armées mercenaires, la gestion imaginaire-symbolique de la pulsion de mort dans les affaires internationales à des instances médiatiques quasi-autonomes.
Mais d'autres processus sont à l'oeuvre dans le champ des relations internationales qui viennent alimenter la dynamique des acteurs-réseaux impliqués, intéressés au développement des réseaux distribués de simulation.
Le fardeau imposé par le niveau des dépenses de Défense d'une part, et la remise en cause ne serait-ce que partielle de l'importance de la puissance militaire dans les affaires mondiales (pour les puissances hautement technologiques et entrées ou sur le point d'entrer dans la troisième vague) (Tofler 1994) d'autre part, conduisent à privilégier tout système, tout dispositif qui, prenant appui sur les technologies émergentes de simulation, serait en mesure de réduire sensiblement les coûts d'entraînement, mais aussi les coûts de recherche et développement ; et ce, au moment précisément où la machine de guerre réclame une transformation profonde de ses capacités d'intervention, des types d'armements, réclame une extension-différenciation des armes non-léthales, une extension du continuum des objets techno-guerriers.
Pourtant comme l'écrit Edward Luttwak « la déférence que suscitent les questions militaires dans les affaires gouvernementales a gravement décliné et va continuer à décliner » et « les méthodes du commerce sont en train de supplanter les méthodes militaires ».
Prenant la suite ou plus précisément venant coexister avec les approches géopolitiques traditionnelles, une "géo-économie" est en train de se mettre en place qui pour reprendre les termes d'A. Joxe « serait la logique de la guerre dans la grammaire du commerce », la guerre étant subordonnée absolument.
Mais cela n'empêche nullement que soient en permanence recherchés les moyens de maintenir ou d'accroître l'écart technologique assurant la domination maximum, voire un monopole de la violence, les technologies émergentes, la maîtrise des flux numériques, une stratégie des interfaces puissante à toutes les échelles et le contrôle orbital renforcé, frayant l'espace stratégique de l'interventionnisme économique et financier, son instrumentalisation guerrière. La Géo-économie et le Syndrome "Azincourt" dit autrement "Option Zéro-Mort" (pour soi) faisant somme toute, bon ménage.
Dans ce contexte, robotisation et injection massive de logiciels viennent au
niveau tactique renforcer la tentative du marquage continu de la
réalité techno-guerrière, et au niveau stratégique
peser de plus en plus lourdement sur la capacité ou la
prétention du stratégique à fonder tel ou tel ordre des
choses, sur la capacité du stratégique à faire sens.
Le
"Devenir-Réseaux" du système mondial hiérarchiquement
enchevêtré exige d'une certaine manière sa perception comme "système écologique intégré" et les
techniques de simulation sont perçues et très souvent
utilisées comme moyens de définir en aveugle les conditions
permettant de conjurer la menace de perte de sens et conscience
stratégique. Croyance dangereuse ou mise en écriture complexe,
loin des équilibres historiques, des affaires mondaines? L'avenir,
peut-être, le dira.
C'est pour une part dans ce contexte et dans la phase finale de l'affrontement Est-Ouest que les programmes attachés à l'Initiative de Défense Stratégique et le "Strategic Computing Program" (SIPRI-1987) se mettent en place. A partir du début des années 80, les recherches concernant les réseaux de simulation distribuée se développent. Ils se constituent peu à peu dans les secteurs de l'entraînement, de l'expérimentation et la mise à l'épreuve de situations tactiques et stratégiques ainsi que dans les domaines de l'expérimentation de systèmes d'aide à la décision, au commandement déterritorialisés, de systèmes de soutien logistique, d'aide au diagnostic médical, et ce en exploitant intensivement capacités multimédias, capacités d'analyse des données, capacités de transferts des données à haut débit, capacités à modéliser des situations complexes et chaotiques, à modéliser processus hétérogènes et instables.
Et le début des années 90 ne fera que renforcer ces options.
Le 2 août 1990 dans le fameux discours de Bush à Aspen (Colorado) qui définit les grandes options stratégiques et dans le "Report on The Bottom-up Review" d'Octobre 1993, va être préciser un plus encore le contexte politico-stratégique et techno-militaire qui va accentuer cette mutation tactique mais aussi stratégique puisqu'en fin de compte cette polémotopie qui se met en place, affecte et trouble profondément de sa disruption, les caractéristiques et représentations du champ de bataille. Cette polémotopie est l'expression et l'exprimé de cette sorte de "stratégie généralisée" adaptée au système écologique intégré et qui tente de mettre en rapport différentiel et à toutes les échelles, dans une chaîne machinique complexe, l'ensemble des procédés, des techné, des dispositifs idéels ou matériels de la puissance.
La stratégie de l'Empire semble d'un certain point de vue ne plus connaître une instance de réalité politique, mais bien "planifier de manière immanente et au fil continu de ses pulsions expérimentatrices", son implantation au coeur même des affaires mondiales, c'est-à-dire en dernier ressort au coeur même des affaires anthropologiques !
Et dans ce cadre, l'examen de l'évolution (présente et à venir) du champ de bataille moderne montre une convergence de plus en plus forte entre l'espace de la simulation : simulateur imageant en réseau (tel SIMNET), simulation des batailles en parallèle (ODIN), simulation pour l'accréditation des matériels ou des doctrines (ALBF, Desert Hammer VI and The Advanced Warfighting Experiment) et l'espace de la bataille effective. [Apparition de nouvelles conditions de visibilités, de nouveaux objets à l'analyse, de nouveaux modes d'intelligibilité et de contrôle du champ de bataille (Awacs, Aegis, Jstars, programme SAAB, Horizon ), système de positionnement (GPS-INS), importance du "Network" et de l'Information Distribuée (JTDIS)].
Le plus connu des réseaux de simulation interactive distribuée est le réseau SIMNET conçu dès 1983 et opérationnel à partir de 1986.
SIMNET met en réseau un grand nombre de simulateurs et reconstitue de manière extrêmement réaliste un champ de bataille. SIMNET a été développé par un ensemble d'acteurs militaires et par un groupe de recherche spécialisé dans les questions de simulation et d'entraînement par simulation situé à l'université "Central Florida".
Parmi l'ensemble des raisons invoquées l'accélération du déploiement du réseau "SIMNET" est dû pour une part aux doutes qui commençaient à être exprimés quant à la capacité qu'aurait l'armée américaine de mener des exercices grandeur-nature et de taille respectable en Allemagne de l'Ouest.
L'instabilité et l'incertitude sur le futur croissantes, certains s'inquiétaient des territoires où de tels exercices allaient pouvoir continuer à se dérouler. Il est vrai qu'à cette même époque, on voit surgir un peu partout au sein de la réflexion stratégique, cette idée étrange et paradoxale, qu'il serait d'une manière générale, plus aisé de "manoeuvrer" (à tous les sens du terme) si l'on pouvait s'abstraire.... de la prégnance du sol, si l'on pouvait passer outre les contraintes de la territorialisation héritée !
Les problèmes liés à la Logistique, au Prépositionnement stratégique, à l'espace et à la liberté de mouvement, à la capacité et aux conditions de projection de la puissance entraînent, tendent à pousser vers la recherche de solutions inédites à savoir : les espaces de simulation en temps réel et à grande échelle d'une part, et l'implémentation au sein des espaces stratégiques traditionnels de nouveaux dispositifs techno-guerriers déterritorialisés-déterritorialisant.
De plus la question des coûts aidant, l'idée de mettre en place un système de simulation à grande échelle prit rapidement de l'importance.
La DARPA engagea donc des moyens considérables afin que soit mis au point un réseau de simulation permettant la gestion d'un champ de bataille impliquant 200 chars de combat environ ; chaque char ayant un équipage de quatre hommes, la communauté virtuelle ainsi créée comprenant 800 personnes.
Espace à deux dimensions, le système peut être interconnecté en temps réel (Réseau MILNET) sur de vastes zones géographiques situées en Allemagne, à Washington, à Fort Knox et ailleurs. Il convient de noter que l'Institut de Floride a conçu ce réseau en innovant relativement peu, suivant en fait, les options déjà développées pour les simulateurs d'avions de combat.
Dans le réseau chaque char de combat constitue un noeud, et l'équipage dispose de huit écrans vidéo ayant une faible résolution. Le terrain sur lequel les chars s'affrontent est généré par les ordinateurs de telle sorte que les équipages puissent voir, entendre véhicules, avions, etc. ... et ce jusqu'à trente simultanément. Le système semble bien fonctionner ;et l'intensité des actions engagées ainsi que la concentration des équipages sont grandes. Le désir et l'imaginaire techno-guerrier s'y déploient avec passion !
D'autres systèmes ont été et sont développés en permanence en deux voire trois dimensions ; et des bases de données de plus en plus sophistiquées sont élaborées (à partir entre autres des informations collectées sur les terrains d'affrontements du Moyen-Orient afin d'améliorer les performances des systèmes, leur réalisme et de différencier les espaces-temps du champ de bataille (voir "73 Easting Battle").
Cela implique que soient mobilisées beaucoup de ressources humaines et techniques, et que soient résolus du moins pour partie des problèmes complexes liés au traitement des processus dynamiques et chaotiques, de leur représentation et traitement en temps réel...
(Action à distance, téléprésence, robotisation etc.... sont à l'oeuvre et produisent des effets disrupteurs au coeur même des concepts et pratiques militaro-stratégiques. Par exemple : quel statut, quel sens a dans un contexte conflictuel robotisé, l'acte même de la conquête, du contrôle du territoire et pour quel but politique etc.....?)
La notion de "virtualité" qui est au coeur de ces réseaux est donc un enjeu majeur dès lors que s'y jouent et s'y laissent dévoiler les orientations lourdes du Stratégique en tant que tel et les orientations propres de la stratégie américaine. Plusieurs points de vue pourraient se révéler riches d'enseignements et qui viseraient :
Bien sûr, nous ne prétendons pas ici clore le questionnement, et ce d'autant que ne cessent de se développer les dispositifs qui, combinant pour reprendre J. Der Derian "simulations stratégiques, exhibitionnisme technologique et voyeurisme médiatique", tirent les machines de guerre, au coeur même des temporalités qui les font être telles qu'elles sont, vers la recherche de plus en plus sophistiquée d'effets spéciaux, de mises en scène high-tech... vers un curieux mélange de "Disneyland, Hollywood, Silicon valley, Fort Knox... remplaçant Los Alamos et le site expérimental du Nevada" afin d'aider, sinon à l'établissement direct des formes nouvelles de la supériorité stratégique, du moins d'en assurer le spectacle. De ce point de vue, on peut dire que ce que nous avions pointé il y a une dizaine d'années comme processus sans fin d'extension du "continuum dissuasif", poursuit sa route allègrement sous des conditions politico-stratégiques renouvelées et sous les conditions d'une "électronisation-numérisation" toujours croissante. La notion de "Cyber-Deterrence" pouvant être pensée comme un avatar du dispositif du "Jugement de Dieu", de la mise en scène en champ clos virtuel du : « voyons ce qui se passe si... ou voilà ce qui se passerait si... » ! En tous cas, de nouvelles formes de gestion de la relation structurale d'hostilité sont en train de venir différencier l'imaginaire de la guerre, l'art de la manipulation des signes, l'infinie actualisation-variation des sémiotiques militaro-stratégiques. Comme l'écrit encore J. Der Derian, « on a quest since Vietnam to fight only quick, popular, winnable wars and imbued by the spirit of feudal Chinese strategist Sun Tzu (who wrote that "those skilled in war subdue the enemy's army without battle"), the 21st century Army has perhaps found in CYBER-DETERRENT its Holy Grail. » (Wired, September 1994).
Il y a là dans cette volonté de "boucher sans arrêt les trous", de vouloir marquer de façon continue la réalité militaro-stratégique, la réalité anthropologique de la guerre, comme une espèce de folie, la cohérence d'un délire alors que l'on se trouve déjà engagé profondément dans le creusement intensif d'une schizophrénie impériale !
Face à de tels enjeux, il convient de se mettre en situation de pouvoir décrire les acteurs-réseaux et les actants constitutifs du champ de recherche et de l'espace de déploiement des réseaux de simulation distribuée. Si nous souhaitons peser de manière critique sur les débats liés à l'évolution des machines de guerre, il nous faut pouvoir poser en termes nouveaux la question des conditions d'émergence des options stratégiques, des représentations, des systèmes d'armes, de leur rapport, etc. ... Bref, il faut pouvoir rendre compte des agencements collectifs, hétérogènes de production, d'énonciation, de légitimation du stratégique, de leurs rapports différentiels et conflictuels. Il faut pouvoir les faire émerger à partir des traces exprimées, inscrites par les acteurs participant à l'élaboration de ces réseaux (Latour B. - Callon M.)
Il convient donc de se donner des visibilités différentes, plus variées, de viser les flux, les processus, les relations, les médiations, les intermédiaires, les traducteurs, les relais, les transformateurs qui définissent les rapports de forces en devenir ; et ce sinon à toutes les échelles, en tous cas selon le plus grand nombre d'échelles possibles et en utilisant les capacités offertes par les nouveaux dispositifs de la mémoire, la matière numérique et les techniques intellectuelles. Il faut apprendre à utiliser les traces et les systèmes de traces, d'indices produits et laissés par les acteurs eux-mêmes.
Les modes de coopération-affrontement, bref, de mises en relation entre ces différents acteurs-réseaux (à l'intérieur des organisations ou entre elles), se matérialisent entre autres par la circulation de toute une série de textes, documents, programmes de recherches, déclarations... Ces textes constituent, individuellement ou pris ensemble, des dispositifs qui établissent des branchements et des connexions de toutes sortes avec d'autres textes et d'autres inscriptions littéraires, d'autres dispositifs....
« Au texte clos sur lui-même et auquel on opposerait de manière classique son contexte, il faut substituer ce texte, sans intérieur ni extérieur mais ramifié, feuilleté, opérant des branchements et des mises en relation dispositif définissant des entités hétérogènes et les associant d'une manière particulière. » (Callon M.)
Bref, « partir de ce qui circule nous conduit, à ce qui est décrit par ce qui circule. (Décrire aux sens de description et de décrire une orbite) ».
Nous cherchons donc des méthodes de traitement des données qui exploitant la plasticité numérique rendent possible la prise en compte d'un très grand nombre de ces traces afin de mettre en évidence les chaînes d'acteurs, d'actants hétérogènes constitutifs de ces dispositifs. Nous cherchons des outils, des modes d'écritures qui favorisent des lectures différentes, tenant compte entre autres du caractère processuel et hétéroclite des nouveaux "objets" qui apparaissent à l'analyse.
L'élaboration de CARTOGRAPHIES exprimant les FLUX Politico-Stratégiques, les mondes Conceptuels, les divers DISPOSITIFS COLLECTIFS de PRODUCTION et d'ÉNONCIATION du Stratégique et des discours de LÉGITIMATION qui vont avec, est de ce point de vue intéressante. Ces cartographies fonctionnant alors comme outil d'exploration et d'interprétation d'univers complexes, suscitant la prise en considération de point d'entrées, de points de vue, d'états d'échelles multiples sur le ou les domaines, champs de forces considérés.
Recherche des traces, indices exprimant les conditions d'énonciation, mise en évidence des réseaux d'influence, des voies de circulation -- presque de percolation des concepts, notions, relais, objets, systèmes hommes-machines, à travers entre autres l'analyse des mots associés etc.. sont ici des axes précieux. La possibilité de traiter, d'examiner de gros corpus documentaires, des données hétérogènes, rend possible le développement "d'analyses relationnelles qui consistent à imaginer des indicateurs fournissant la morphologie des interactions et qualifiant les éléments en interaction" (Callon M. )
Nous optons donc pour une "modélisation faible", une modélisation émergente, c'est-à-dire que nous mettons en place les conditions ouvertes de suivre au plus près la richesse des processus politico-stratégiques en tenant compte des nouveaux modes de collecte, stockage, traitement des informations, à partir de nouveaux modes d'organisation du travail intellectuel, de Réseaux Hybrides Intelligents.
Nous proposons donc ici un tel mode d'approche sur l'exemple des réseaux de simulation distribuée qui laisse entrevoir comment il est possible de faire émerger des dispositifs hétérogènes impliqués. Suivant les types de traces pris en compte, suivant la taille des corpus documentaires établis et suivant les modes d'indexation et les outils mathématiques utilisés, on peut ainsi faire apparaître les réseaux selon des états d'échelles différents et selon des points de vue variablgs tels qu'ils sont exprimés par la pratique et son cortège d'inscriptions, de médiations.
Fondée sur l'analyse des associations qui est une forme d'analyse statistique, l'analyse des mots associés est née des problèmes posés par l'application de méthodes statistiques usuelles aux données utilisées par la sociologie des sciences.
Elle s'inscrit dans la perspective déjà évoquée d'une exploitation conjuguée des possibilités offertes par les moyens de collecte et de stockage numérique et du développement de formalismes permettant le traitement automatique de vastes corpus documentaires.
L'analyse des mots associés est une technique statistique introduite
conjointement par le Centre de Sociologie de l'Innovation (CSI) de
l'École des Mines de Paris, et le Centre de Documentation Scientifique
et Technique (CDST) du CNRS (Courtial J.P, Michelet B., Turner W.).
Contrairement aux approches lexicométriques, l'approche des mots
associés vise l'analyse des cooccurences de termes. Elle permet
d'exprimer les convergences d'intérêts entre acteurs, actants (au
sens le plus extensif de ces termes), de faire apparaître des
agrégats, des agencements, de les hiérarchiser selon la nature et
la taille du corpus sur lequel on travaille, corpus qui rappelons-le doit
être validé, clôturé. La question des traces et de
leur pertinence est plus que jamais essentielle.
Brièvement donc, cette méthode est fondée sur la cooccurrence des termes indexés. L'association de deux mots-clés (i, j) -- dont l'occurrence (Ci,Cj) est égale ou supérieure à 2 -- est mesurée en fonction de leur nombre d'apparitions communes (co-occurrence) dans les documents qu'ils indexent (Cij).
L'indice statistique qui mesure la valeur de l'association entre les mots
clés est le coefficient d'équivalence. Si l'on note Cij la
co-occurrence entre i et j, et Ci, Cj leur occurrence, l'indice peut
s'écrire sous la forme suivante :
Les associations sont ainsi affectées d'une valeur. Tous les couples de termes obtenus sont triés par valeurs décroissantes. Ensuite, on parcourt séquentiellement la liste classée des couples pour construire les clusters. Tous les éléments à clusteriser (agréger) forment initialement un seul grand réseau d'associations. Il s'agit d'un réseau valué, c'est-à-dire, d'un système de relations dans lequel les mots sont reliés par des liens plus ou moins forts.
Le découpage du réseau d'associations en clusters (en agrégats) se fait en fonction d'un critère de lisibilité, à savoir la taille : fixant le nombre maximal et minimal de composants et le nombre de liens. Si un couple de termes appartient au même cluster, le lien entre ces termes est considéré comme lien interne au cluster. Si les termes d'un couple appartiennent à deux clusters différents, leur lien est considéré comme lien externe, c'est-à-dire un lien entre clusters. Sont ainsi exprimées la position respective des agencements les uns par rapport aux autres et la stabilité plus ou moins grande de ces mêmes agencements, leur capacité "d'affecter ou d'être affecté". Les "clusters" sont donc situés dans un espace à deux dimensions, et sont situés dans un plan défini par un coefficient de cohérence interne du thème et par un coefficient de centralité. La "cohérence interne" d'un agencement est ici la moyenne des valeurs des associations "internes". Cette valeur est notée sur l'axe vertical y de la carte. Plus la moyenne est élevée, plus il est considéré comme étant un agencement bien structuré et reconnu. La "centralité" d'un agencement (cluster) dans le réseau (ici nous avons deux exemples: l'un concernant le réseau recherche-développement de SIMNET tel qu'il est exprimé par les documents tirés des Base NTIS et Computer ASAP ; et l'autre, le dispositif Desert Hammer VI tel qu'il est exprimé par les documents tirés de la base du JANE'S) est mesuré par la moyenne du nombre total d'associations externes qui existent entre l'agencement donné et les autres. Cette valeur est notée sur l'axe horizontal x de la carte. Plus la moyenne est élevée, plus l'agencement en question est considéré comme un point de référence (centralité) pour l'ensemble.
Carte des Clusters réalisée à partir de l'analyse d'un
corpus documentaire constitué à la suite d'une interrogation du
fichier "Jane's Defense" sur le serveur DIALOG, interrogation concernant
"Desert Hammer VI). Chaque entité linguistique renvoie à un
cluster. Le seuil d'association choisi (cooccurence) est de 2. Chaque cluster
est qualifié-hiérarchisé par une valeur de
centralité (la position qu'il occupe dans le réseau en terme de
connexions) et une valeur de densité (la force et le nombre des liens
entre les actants constitutifs du dit cluster).
Outre les coefficients de Densité et de Centralité -- qui expriment : pour le premier, la solidité, le degré d'homogénéisation, la stabilité, la richesse d'un cluster ; et pour le second, la capacité de connexion, la puissance de capture, la capacité d'affecter ou d'être affecté du même cluster --, le profil d'association de chaque "actant" qui au terme du processus de réduction évoqué dans notre article introductif est le profil de l'entité linguistique de référence et qui permet de définir cette dernière de manière univoque au sein du réseau, peut être interprété de la même manière. « Chaque point dans le réseau peut être défini par la liste de ses associations directes à d'autres points du réseau. (...) De la sorte "on peut dresser une typologie descriptive des points à partir de leur profil.... de "grands" points ont un profil très long et se connectent à de nombreux autres points dans le réseau. De "petits" points occupent une position très localisée voire marginale dans le réseau. » (G. Teil).
Profil d'association de l'actant "radio". (Desert Hammer VI-JANE'S)
Nous avons donc constitué nos deux corpus à partir d'une recherche effectuée sur le serveur américain DIALOG, sur les bases NTIS, Computer ASAP (Bases Bibliographiques pour le réseau Simnet) et JANE'S (Bases "Texte Integral" pour Desert Hammer VI). Nous avons ainsi fait apparaître en utilisant le logiciel "CANDIDE" mis au point par le Centre de Sociologie de l'Innovation de l'École des Mines, un certain nombre de dispositifs exprimant dans le premier cas, un ensemble-réseau d'institutions, d'objets techno-guerriers, de domaines de recherches théoriques et appliquées, de concepts, de notions, d'époques, entreprises, de sources d'informations, etc... constitutifs selon des états d'échelles variables de l'émergence de ce réseau. Dans le cas de Desert Hammer VI, à partir de notre corpus, nous avons mis à jour les principaux actants techno-guerriers constitutifs de cette expérience. Nous montrons ici en annexe, un certain nombre de cartes et de dispositifs obtenus à partir de cette approche.
Au terme --provisoire-- de ce "dévoilement" des configurations à l'oeuvre, aux échelles déterminées à la fois par le type de traces pris en compte (moment de la constitution du corpus et légitimation de sa fermeture) et les seuils d'associations sélectionnés pour calculer le réseaux d'association lui-même, nous nous sommes donnés en outre, exploitant les capacités hypertextuelles émergentes (représentation cartographique et semi-dynamique du réseau qualifié des clusters - exploration libre), non seulement la possibilité d'interpréter sous des conditions de visibilités nouvelles, mais encore de relancer le processus d'exploration et d'écriture des dispositifs impliqués. En effet sont, de facto, indiqués, pointés les domaines ou les actants vers lesquels l'exploration peut être poursuivie et amplifiée. Par exemple, les réseaux de chercheurs, les collèges invisibles à l'oeuvre, les liens avec des domaines de recherche très fins, les entreprises liées au complexe militaro-industriel...analyses de contenu, description d'acteurs-réseaux hétérogènes invitant à parcourir selon des niveaux d'échelles variables, les diagrammes complexes, à n dimensions définissant notre champ de recherche. D'une autre manière, ce sont d'autres corpus à constituer qui sont suggérés, d'autres types d'indices, de traces à capturer, à inventer. De même dans les contextes variés de veilles techno-scientifiques et stratégiques, l'analyse répétée dans le temps, permet de suivre le déplacement des actants selon les axes de centralité et de densité, leur apparition et/ou leur disparition.
D'autres outils prenant en compte de semblables approches sont développés (PATHFINDER, NEURODOC, Voir aussi l'ouvrage Mapping Strategic Thought)
Ils utilisent des algorithmes différents, des logiciels cartographiques spécifiques, déploient des diagrammes stratégiques à 3, voire n dimensions. Ils ont tous en commun de viser l'accroissement de nos possibilités interprétatives.
Nouvelle herméneutique donc qui sous les conditions de l'exploitation du processus de numérisation du signe, tente de définir en même temps les conditions d'une "analytique continue du rapport entre être, production, constitution" selon les termes de A. Negri, et appliquée ici au domaine des machines de guerre.
Carte
des Clusters réalisée à partir de l'analyse d'un corpus
documentaire constitué à la suite d'une interrogation du fichier
Computer ASAP sur le serveur DIALOG, interrogation concernant le réseau
SIMNET. Le seuil d'association choisi (co-occurence) est de 2.
Carte
des Clusters réalisée à partir de l'analyse d'un corpus
documentaire constitué à la suite d'une interrogation du fichier
Computer ASAP sur le serveur DIALOG, interrogation concernant le réseau
SIMNET. Le seuil d'association choisi (co-occurrence) est de 2.
Exemple
de Cluster (NTIS-SIMNET). Les traits gras montrent les liens internes
constitutifs du cluster proprement dit; les traits fins expriment les liens
externes, c'est-à-dire avec les autres clusters (idem pour les
exemples qui suivent).
Exemple de cluster (COMPUTER ASAP-SIMNET).
Exemple de cluster (COMPUTER ASAP-SIMNET).
Exemple de cluster (JANE'S-DESERT HAMMER VI).
Manuel DE LANDA : "War at the Age of Intelligent Machine", Swerve Ed., 1991
P. VIRILIO: "De L'Insécurité du Territoire et Vitesse et Politique en passant par Logistique de La Perception et La Machine de Vision" P. VIRILIO poursuit un intéressant questionnement quant aux transformations du champ du bataille.
A. JOXE: "L'Amérique mercenaire", Ed Fayard, 1993
J.Max NOYER : "Technologie et Stratégie", Lille, 1985
L. BOLTANSKI: "La Souffrance à distance", Ed. Métaillé, 1993
A. TOFFLER: "Guerre et Contre-guerre", Ed Fayard, 1994
E. LUTTWAK: "From Geopolitics to Geoeconomics, Logic of Conflict, Grammar of Commerce", The National Interest, Summer 1990
"REPORT on the BOTTOM-UP REVIEW", Les ASPIN, Secretary of Defense, October 1983
A.JOXE: ibid. Strategic Computing Program : "DARPA", 1983
M. CALLON: "Analyse des acteurs-réseaux technico-économiques" CSI PARIS, 1990
Voir aussi B. LATOUR: "Nous n'avons jamais été modernes", Ed La Découverte, 1991 et "La science en action" Ed La Découverte, 1989 Voir aussi M. CALLON: (sous la direction de) "La science et ses réseaux", Ed La Découverte, 1989
J.P. COURTIAL et W. TURNER: "Les travaux scientométriques en France", cahiers de l'ADEST, 1990
J.P. COURTIAL : "Introduction à la scientométrie: de la bibliométrie à la vielle technologique" Ed. Anthropos-Economica, 1992
D. VINCK, "Gestion de la Recherche", Ed De Boek, 1991
B. MICHELET: "La Logique des Associations", Thèse d'état, Paris, 1989
PATHFINDER Associative Network: Logiciel d'analyse de données, USA, 1991
NEURODOC: "Logiciel d'analyse des données, utilisant l'approche des réseaux neuronaux formels", développé dans le cadre de l'INIST / CNRS. (LELU A. GRIVEL L., FRANÇOIS C.)
CANDIDE: Logiciel d'analyse des données, utilisant la méthode LEXIMAPPE et développé conjointement par l'INIST / CNRS et le CSI de l'Ecole des Mines.
Mapping strategic thought : Ed by A. Sigismund Huff, WILEY and SONS, 1990
© "Les sciences de l'information : bibliométrie, scientométrie, infométrie". In Solaris, nº 2, Presses Universitaires de Rennes, 1995