Une histoire de l'accès à l'information : inspiration, constitution, transmission et récit du corpus biblique dans la tradition chrétienne
Michel ALBARIC
Bibliothécaire du Saulchoir, C.N.R.S. - I.R.H.T
43 bis, rue de la Glacière - 75013 Paris
Tél. 01 45 87 05 33 - fax 01 43 31 07 56
Mai 1995
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Voici l'ensemble des points que cet exposé a tenté de
mettre en valeur :
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En amont et en aval de ce travail il convient de rappeler, de suggérer rapidement quelques problématiques anciennes et toujours actuelles, d'autres plus récentes aussi, liées à la création continuée du monde comme "Problème(s) d'Écriture" ou plus exactement comme "Histoire générale du gramme" (J. Derrida), interaction des activités mentales et de l'écriture.
Formulé d'une autre manière: qu'en est-il, encore et toujours, de la question de la production-circulation des énoncés? Comme dans l'histoire des traces, de leur inscription, répétition, altération-création, le moment de la co-invention de l'écriture et de la monnaie affecte-t-il cette production?
Dans quelle mesure la production des récits en général et des récits religieux en particulier, n'est-elle pas effet de processus auto-organisateurs expression et exprimé d'un large éventail sémiotique et de médiations?
De quelle nature sont les processus de convergence, les attracteurs qui renforcent, stabilisent tel ou tel fragment ou ensemble de fragments, de récits, ou d'intrigues?
Dans quelle mesure les travaux développés par J. Goody, J. Derrida mais aussi B. Stiegler, R. Debray ou bien encore ceux déployés dans le cadre de la théorie "mêmetique" (Voir Moritz. E, http://www.sepa.tudelft.nl/webstaf/hanss/morihpO.htm) peuvent-ils être utilisés afin de mettre en évidence de manière de plus en plus précise les "agencements collectifs d'énonciation" (F. Guattari) mis en oeuvre et dont la Bible est l'expression et l'exprimé?
Dans quelle mesure enfin, à partir (contre et tout contre à la fois) du processus de numérisation du signe en cours qui détermine les nouvelles images concrètes et la nouvelle alliance image-texte-son, et à partir des "intelligences collectives" qui lui sont associées, est affectée la question de la croyance?
De quelle nature sont les nouveaux procédés auto-simplifiants, les boîtes noires émergentes qui permettent au discours religieux de fonctionner comme instance de ses propres opérations?
Nous ne pointons ici qu'un petit nombre d'interrogations que le texte du Père Albaric met en mouvement de manière parfois implicite.
La théologie chrétienne, comme objet de savoir, de recherche, vouée comme tous les autres savoirs à un progrès, se trouve dans une situation exceptionnelle : le document de base du Christianisme, son document fondateur, est une collection documentaire : la Bible.
Bible, ce nom désigne d'abord la ville phénicienne de Byblos, principal centre du commerce entre l'Egypte et le monde grec d'un support d'écriture : le papyrus. Cette matière prit, en grec, le nom de la ville où elle était vendue, puis, très vite, le terme biblos désigna ce qui est écrit : le livre. Dès l'époque de Jean Chrysostôme (v. 344 - 407) le mot renvoie à la collection complète des écrits que nous appelons bibliques. A cette époque le mot "bible" est : à la fois singulier et pluriel (le livre, les livres, l'écriture, les écritures) ; de nos jours, avec ou sans majuscule ; masculin et féminin (un écrit, une écriture). Le mot Bible, dans sa polyvalence, souligne le caractère exceptionnel de cette source documentaire.
Elle est donc constituée, même si elle est toujours objet de recherches et d'études.
L'adjectif canonique, et le nom canon, viennent du grec kanon dont la racine sémitique est qaneh. Le sens premier du mot grec est "roseau, bâton, bâton pour mesurer" et, de là, son sens métaphorique de "règle, norme, idéal". Dans le vocabulaire chrétien, repris par le Judaisme, le mot désigne à la fois la liste des écrits bibliques et la "règle de vie" qu'ils contiennent.
L'histoire de la fixation de la liste canonique est d'une grande complexité. Il y a, d'une part, la liste des écrits vétéro-testamentaires, dont la fixation relève à la fois des communautés juive et chrétienne, et la liste néo-testamentaire, qui ne relève que de la communauté chrétienne. La liste juive est à peu près fixée à la fin du premier siècle de notre ère, après la destruction de Jérusalem, en l'an 70.
La liste des écrits vétéro-testamentaires, citée par l'évêque de Sarde, Méliton (vers 170), qui fut l'un des premiers poètes chrétiens, est très semblable à la liste juive. En ce qui concerne les écrits néo-testamentaires, la première lettre de Clément de Rome (96 de notre ère) montre déjà les principes de la détermination du canon chrétien : l'enseignement du Christ et des Apôtres. Une autre vénérable liste est le canon de Muratori, daté d'environ 165-185. Muratori, bibliothécaire de la Bibliothèque ambrosienne à Milan, la découvrit en 1740, dans un manuscrit daté du VIIIe s.
Il est nécessaire de préciser, dès le début de cet exposé, la terminologie suivante : un autographe est un document manuscrit de la main de son auteur, il n'y a pas d'autographe des documents bibliques ; un manuscrit est un document copié à la main ; une édition peut être manuscrite ou imprimée. Il ne faut pas confondre la date de rédaction d'un texte avec la date de sa copie.
Progressivement, l'unité du canon chrétien s'établit en Orient avec Athanase d'Alexandrie (367) et en Occident avec le Décret du pape Damase en 382. La controverse de la Réforme cristalisa deux listes des écrits vétéro-testamentaires, une liste "courte" adoptée par le Judaisme et les Eglises Protestantes, et une liste "longue" déterminée par le concile de Trente, en 1546.
La détermination de la liste des écrits bibliques canoniques est le résultat d'une interaction des communautés chrétiennes primitives locales et de l'autorité ecclésiastique, à ne pas confondre, dans l'antiquité chrétienne, avec un centralisme romain, même si, dès l'origine, l'évêque de Rome a un très grand prestige d'autorité. La réception des textes a donc eu un rôle primordial dans la fixation du canon scripturaire qui est bien une oeuvre collective de l'Eglise primitive. En théologie cela s'appelle "le sens commun de la foi". Au point de vue de l'histoire de la communication, on touche ici un point exemplaire : la relation transmission-réception.
A l'intérieur de chacun de ces livres se trouvent aussi des passages appartenant à d'autres formes littéraires : les récits d'origine ou étiologiques, les récits légendaires ou mythologiques, les discours relevant de l'homélitique ou du kérygmatique, les paraboles, fables pittoresques à portée pédagogique.
Deux indices matériels justifient le fait que cette collection appartient à la fois à la tradition orale et à la mémoire collective : ce sont les deux langues dans lesquelles ils sont transmis. L'hébreu, dont l'alphabet d'écriture est uniquement consonnantique (on reviendra sur ce fait), et le grec de koinê, grec courant, parlé dans l'ensemble du monde méditerranéen, dont le sens des mots se modifie substantiellement du fait de leur usage et de leur perception religieuse ; cette particularité a donné naissance à des dictionnaires spécifiques de grec biblique. Cependant il n'y a pas de langue sacrée, puisque la célébration des rites chrétiens et la transmission du message religieux se fait authentiquement dans les langues vernaculaires. S'il y avait une langue sacrée, les catholiques célèbreraient la messe dans la langue du Fondateur, l'hébreu, ou plus probablement, l'araméen. Or le récit de l'Institution de l'Eucharistie, par exemple, est transmis en grec.
Mon propos (ici je parle à la première personne) est celui d'un prêtre catholique. Cela peut surprendre dans le cadre d'un séminaire relevant de l'Université légitimement laïque, mais il est épistémologiquement impossible de faire comme si le texte dont je parle n'était pas parole et texte nourriciers d'une foi religieuse, et d'une conviction confessante. Il ne s'agit pas, pour votre auditoire, de se considérer au catéchisme, ni pour moi, de me considérer en chaire, mais il m'est impossible de faire l'économie de mes certitudes religieuses. De même, si j'avais à présenter, dans le cadre des sciences humaines, les instruments et la méthodologie de la recherche littéraire ou philosophique, mes goûts esthétiques ou mes convictions idéologiques transparaitraient, puisqu'il s'agit aussi de communication. La souveraine attitude de l'objectivité est d'oser dire sa subjectivité. Elle est le lieu d'où chacun parle.
Je veux illustrer ce propos par un texte émanant de l'autorité catholique elle-même, qui met au rang d'une attitude religieuse, une méthodologie scientifique de lecture des textes. La constitution dogmatique du concile de Vatican II, "Dei verbum" (La Révélation divine) stipule :
"Pour découvrir l'intention des hagiographes (les rédacteurs des livres bibliques), on doit entre autres choses, considérer aussi les "genres littéraires". Car c'est de façon bien différente que la vérité se propose et s'exprime en des textes diversement historiques, en des textes, ou prophétiques, ou poétiques, ou même d'autres genres d'expression. Il faut, en conséquence, que l'interprète cherche le sens que l'hagiographe, en des circonstances déterminées, dans les conditions de son temps et l'état de sa culture, employant les genres littéraires en usage, entendait exprimer et a, de fait, exprimé. En effet, pour vraiment découvrir ce que l'auteur sacré a voulu affirmer par écrit, on doit tenir un compte exact soit des manières natives de sentir, de parler, ou de raconter, courantes au temps de l'hagiographe, soit de celles qu'on utilisait à cette époque dans les rapports humains" (&167; 12).
Comment et dans quel état les textes de l'antiquité nous sont-ils parvenus aujourd'hui ? Cette question ouvre l'un des chapitres les plus intéressants de l'histoire de la communication, puisqu'elle s'étend à la fois à travers le temps, l'espace et une multitude de cultures. La transmission du texte biblique permet d'envisager la quasi totalité des problèmes qui se posent pour la circulation du savoir. L'imbrication des phases de cette transmission rend l'exposé complexe car il ne s'agit pas seulement d'une transmission purement linéaire, chronologique, mais d'une prise en compte des progrès méthodologiques, des découvertes de nouveaux documents, et de l'ensemble du travail d'établissement du texte.
De plus, lorsqu'il s'agit d'un texte sacré, sa communication, tant dans l'histoire que dans l'actualité, ne relève pas uniquement de la méthodologie scientifique de recherche, d'histoire et de critique des textes, elle doit aussi tenir compte de son sens et de l'herméneutique nécessaire qui lui permet d'être reçu par la communauté spirituelle à laquelle, d'une certaine manière, il appartient. Transmission et réception sont indissolublement liées. Il serait contraire à la communication de déspiritualiser, voire de désacraliser, totalement ce texte et de le considérer d'un unique point de vue littéraire. Mais ne pas utiliser les instruments scientifiques de critique textuelle et littéraire relèverait d'un insoutenable fondamentalisme.
Dans l'une des colonnes de ces Hexaples, se trouve la translittération, en alphabet grec, du texte hébreu, si bien qu'avant même que les massorètes aient mis au point leur système graphique vocalique, on disposait d'un document vocalisé au début du IIIe siècle de notre ère.
Les Hexaples furent publiées pour la première fois par Dom Bernard de Montfaucon (1655-1741), moine bénédictin de l'abbaye Saint-Germain-des-Près, à Paris, en 1713, par l'imprimeur L. Guérin. Montfaucon a accompagné son édition d'une traduction latine et de la version de saint Jérôme appelée Vulgate.
Origène a inventé une méthode géniale d'édition critique par le procédé de la rétroversion et mis au point une astuce non moins géniale de vocalisation en utilisant l'alphabet grec pour fixer un texte hébreu. Les Hexaples sont l'une des pages les plus surprenantes de l'histoire de la communication.
La première édition polyglotte imprimée est celle du livre des Psaumes publiée à Gênes par P.P. Porrus en 1516. Le texte est disposé en sept colonnes, hébreu, grec, arabe et chaldéen accompagné de trois versions latines. L'auteur de cette compilation et des commentaires qui l'accompagnent est l'évêque dominicain de Nebbio, Agustino Giustiniani (1470-1536). Ce livre a été imprimé à 2000 exemplaires sur papier et 50 exemplaires sur vélin.
Sur le Psaume 19, 4 : "leur voix est allée au bout du monde", Giustiniani place une note marginale concernant la découverte de l'Amérique (le bout du monde) par Christophe Colomb (1492), né à Gênes (lieu d'édition de ce Psautier) et mort en 1506, dix ans avant cette édition. Chateaubriand, dans les Mémoires d'outre tombe (VI, 3) avait repéré cette curieuse annotation.
Quatre monumentales éditions polyglottes suivirent :
La polyglotte dite d'Alcala, ville espagnole où elle fut
éditée en 6 volumes de 1514 à 1517, sur l'ordre du
cardinal Francisco Ximenes de Cisneros (1436-1517). Destinée à
l'exportation vers l'Amérique du Sud, l'édition disparut
presqu'intégralement avec le naufrage du navire.
Elle contient le texte massorétique, les versions des Septante et de la
Vulgate, une paraphrase du Pentateuque en araméen (le Targum
Onqélos, dit aussi Targum de Babylone) et les textes grec et latin du
Nouveau Testament. L'édition est accompagnée d'un vocabulaire
hébreu et chaldéen de l'Ancien Testament.
La polyglotte dite d'Anvers en huit volumes, imprimée par Christophe Plantin en 1569. Dès 1566, Christophe Plantin forma le projet d'éditer cette polyglotte. Grâce au cardinal de Granvelle, il obtint la protection de Philippe II, qui lui envoya 12.000 florins et lui attacha Arias Montanus pour diriger les travaux. Ce savant humaniste espagnol voulait combattre les protestants avec leurs propres armes, la Bible ; il apporta une version latine des Targums sur les livres des Prophètes et un très ancien manuscrit hébreu. Il était entouré de savants tels que Masius, Guy Lefèvre de la Borderie (qui travailla aussi avec le célèbre cabaliste Guillaume Postel), et Raphelengius, gendre de Plantin. Cette Bible ne fut pas bien reçue à Rome lorsqu'Arias Montanus, en mai 1572, s'en fut solliciter l'approbation du pape. Plantin, dans l'édition suivante, y introduisit de nombreuses corrections.
La polyglotte de Paris, dix volumes imprimés à Paris par l'imprimeur du Roi, Antoine Vitré. Le travail d'édition dura 16 ans, de 1629 à 1645. L'édition fut financée par un avocat parisien Guy Michel le Jay qui s'y ruina. Un papier spécial fut fabriqué, d'une très grande beauté, sa typographie place ce livre au rang des plus beaux du monde. Elle contient les textes hébreu, samaritain, chaldéen, copte, grec, syriac, arabe et latin.
La dernière polyglotte classique est celle de Londres. Six volumes édités par Walton de 1654 à 1657. Elle corrige les nombreuses fautes de l'édition parisienne et ajoute des versions latines antérieures à celle de saint Jérôme, le Targum du Pseudo-Jonathan, le Targum fragmentaire du Pentateuque, et des traductions perse et éthiopienne de différents livres de l'Ancien Testament. Le British Museum a fait l'acquisition, il y a une vingtaine d'années, du manuscrit qui a servi à l'édition du texte arabe.
En 1900, enfin, commençait à paraître l'ultime de ces monumentales éditions. La Sainte Bible polyglotte contenant le texte hébreu, le grec des Septante, le latin de la Vulgate et la traduction française de l'abbé Jean-Baptiste Glaire (1798-1879) qui fut initié aux langues orientales par Sylvestre de Sacy et Eugène Burnouf. Il fut titulaire de la chaire d'hébreu à la Sorbonne et devint doyen de la faculté de théologie de cette université. La publication en huit volumes fut dirigée par le chanoine Fulcran Vigouroux (1847-1915), également auteur de l'un des plus importants dictionnaires bibliques.
Les documents les plus anciens actuellement connus sont les "manuscrits de la mer Morte" dont la découverte commence en 1947. Environ six cents fragments ou livres presque entiers ont été retrouvés. Ils sont antérieurs à l'attaque de Qumrân par les Romains en juin 68 de notre ère. A l'exception des manuscrits découverts fortuitement dans le dépôt d'une synagogue du Caire en 1890, le plus ancien est daté de 871, les plus anciens textes hébreux qui étaient connus sont datés de 895 après J.C. Les découvertes de Qumrân font donc remonter d'un millénaire la tradition manuscrite de certains textes bibliques.
Viennent ensuite plusieurs collections de papyrus : La collection Rylands, trouvée en Egypte en 1935, dans laquelle se trouve un fragment de l'Evangile de saint Jean daté d'à peu près 135 et une importante partie de la version des LXX du Deutéronome.
La collection des onze manuscrits grecs Chester Beatty, datant du IIe au IVe siècles de notre ère. Ils donnent la majeure partie du livre de la Genèse et de larges portions du Nouveau Testament.
La collection de Martin Bodmer contenant des versions grecques et coptes de textes bibliques, Ancien et Nouveau Testament, qui remontent à 200 après J.C.
Il faut citer le papyrus Egerton, fragment du milieu du IIe siècle de l'Evangile de Jean, ou la collection, découverte à la fin du XIXe siècle à Oxyrhynque (Egypte), dont les documents s'échelonnent du Ier au Xe siècles de notre ère.
Il s'agit certes de fragments, mais ils attestent l'existence d'un texte, et permettent ainsi de leur assigner une date ultime de rédaction.
Les grands manuscrits onciaux, ainsi nommés à cause de leur écriture en lettres majuscules, datent du IVe au IXe siècle. Les principaux : le Vaticanus (grec du IVe s.), le Sinaïticus (grec du IVe), l'Alexandrinus (grec du Ve s.), l'Ephrem (grec du Ve s.), le Bezae (grec du IVe s.), le Clara montanus (grec du Ve s.), le Freer (grec du Ve s.).
Viennent ensuite les minuscules, nommés ainsi en raison de leur graphie, les plus anciens datent du Xe s.
Chacun des documents fait l'objet de très savantes études et publications, certains mêmes sont reproduits en de superbes éditions fac-similé qui les rendent disponibles aux chercheurs.
Trois notes brèves concernant les traductions occidentales :
Copié et recopié le texte est altéré. A plusieurs reprises, des révisions avaient été tentées, celles d'Alcuin et de Théodulphe au IXe s., ou celle d'Etienne Harding, abbé de Citeaux au XIIe s. Au XIIIe siècle, les jeunes ordres des Dominicains et des Franciscains rivalisèrent, à Paris, pour restituer au texte de saint Jérôme son authenticité. Ces manuscrits "corrigés" reçurent le nom de correctoires. Leur histoire est d'une grande complexité, leurs textes ne sont pas satisfaisants.
L'histoire des traductions souligne une autre incidence sur l'histoire de la communication. Ces innombrables versions latines de la Bible permettent, pour la période patristique, d'établir une chronologie relative des textes d'un auteur. Saint Augustin (354-430), par exemple, commence à citer des versions dites "vieilles latines" et peu à peu utilise la version de saint Jérôme, l'état du texte biblique latin permet donc l'établissement de cette chronologie relative. Il en est de même pour les usages liturgiques des textes sacrés dont on arrive à percevoir ainsi la diffusion à telle ou telle époque dans telle ou telle ère géographique.
La première édition française de la Bible fut publiée à Lyon par l'imprimeur Barthélemy Buyer vers 1472. Une bibliographe contemporaine, Bettye Thomas Chambers, recense du XVe au XVIIe siècles 1.226 éditions en notre langue. Dans l'Histoire de la Bible en Français (1910), Daniel Lortsch distingue 39 traductions protestantes différentes et 133 traductions catholiques. Depuis la seconde guerre mondiale les nouvelles traductions françaises sont très nombreuses rendant le texte biblique accessible à tous les niveaux de culture, y compris en français fondamental. Il doit y avoir actuellement une Bible dans un foyer sur quatre.
Dans la collection des livres bibliques, il est nécessaire de pouvoir retrouver une citation, de compter les occurences d'un mot pour étudier leur sens, de donner une référence précise, de comparer d'un seul regard des textes parallèles. A chacun de ces besoins répond un instrument de travail particulier. Ces instruments facilitent l'accès au texte lui-même.
Dans la tradition chrétienne les livres sont classés en deux séries appelées Ancien Testament et Nouveau Testament selon qu'ils appartiennent à la période antérieure ou postérieure au Christ. Les livres de la première série sont pour la tradition chrétienne classés en quatre sections : le Pentateuque (5 livres), les livres historiques (16 livres), les livres sapientiaux (7 livres), les livres prophétiques (18 livres), en tout 46 livres. Leur ordre est fixé. Les traditions spirituelles issues de la Réforme du XVIe siècle ont adopté la liste plus courte des livres retenus par la tradition juive. La deuxième série, le Nouveau Testament comprend 27 livres dont la liste et l'ordre sont identiques pour toutes les confessions chrétiennes.
A l'intérieur de chaque livre, le texte est divisé en chapitres et en versets, ces divisions sont maintenant universelles.
Les premières divisions utilisées pour les livres de l'Ancien Testament sont les sections appelées sedarîm (pluriel de seder, "ordre, série, section") ; les massorètes les adoptèrent pour leurs études grammaticales et critiques. Clément d'Alexandrie (v. 150 - entre 211 et 216), Tertullien (v. 155 - v. 222), font allusion à des sections dans le Nouveau Testament. Quelques manuscrits onciaux des Evangiles portent aussi des divisions. Ces anciens sectionnements de la Bible sont en usage jusqu'au XIIe siècle.
Etienne Langton (+ 1228), professeur à l'Université de Paris, puis archevêque de Cantorbéry proposa avant 1206 une nouvelle division en chapitres à peu près égaux. Son système supplanta les autres et devint d'un emploi universel. Les "libraires" parisiens l'introduisirent, vers 1226, dans l'édition de la Vulgate qui s'est appelée la Bible parisienne. Les Juifs eux-même l'adoptèrent dans la transcription hébraïque de l'Ancien Testament. Les Bibles, imprimées dans toutes les langues, la contiennent sans notables variantes.
L'appellation verset, pour les divisions internes à chaque chapitre, vient du latin verto "tourner", et désignait les lignes d'écriture, soit pour la prose, soit pour les vers. Le dominicain Hugues de Saint-Cher (+ 1263) introduisit une division des chapitres marquée par des lettres de l'alphabet de a à g. Puis, adoptant les divisions de l'humaniste dominicain Santes Pagnino (1470-1536), l'imprimeur parisien Robert Estienne les compléta et les fit figurer pour la première fois dans son édition intégrale de la Bible en 1555. Cette édition est le prototype de la codification actuelle des références bibliques.
Les références sont données maintenant avec précision, elles permettent un gain de temps dans la recherche et dans la localisation d'une citation. Avec des adaptations, ce système a été adopté pour toutes les éditions scientifiques de textes.
Vers 1180-1220, les commentateurs de l'Ecriture placèrent, dans les marges de leurs gloses, les citations parallèles de la Bible des textes qu'ils étudiaient. Ces notes marginales furent rassemblées, classées alphabétiquement, et rassemblées en livrets.
C'est au couvent dominicain de Saint-Jacques à Paris, qu'Hugues de Saint-Cher eut l'idée de mobiliser ses frères (500, dit la légende) pour dépouiller systématiquement tout le texte biblique et en dresser la concordance verbale. Il semble que le projet devait être, sinon achevé, du moins bien entamé en 1235. A deux reprises au XIIIe siècle, le travail fut entièrement repris par des dominicains. La troisième de ces concordances, antérieure à 1275, eut le plus grand rayonnement. Au XVe siècle, le dominicain Conrad d'Halberstadt fit imprimer à Strasbourg, vers 1474, un texte entièrement revu et corrigé. Les nouvelles éditions n'ont jamais cessé.
Cet instrument de travail eut une profonde influence sur les recherches bibliques et la prédication.
Aujourd'hui, il existe un grand nombre d'éditions permettant l'accès au texte hébreu, aux versions anciennes et aux traductions en langues modernes. Rien que pour la langue française, il en existe actuellement sept sur le marché.
Le traitement informatique des textes bibliques est effectué dans de nombreux centres de recherche. Le premier a été créé par les Pères Passelecq, Poswick et Borchgraves, moines bénédictins de l'abbaye de Maredsous, en Belgique. Ce centre "Informatique et Bible" (Bible Data Bank) traite simultanément les langues anciennes et les versions modernes.
Le premier auteur chrétien qui a tenté de mettre en parallèle les quatre Evangiles fut Eusèbe Pamphile (265-340). Originaire de Palestine, il fut élu évêque de Césarée en 313. Eusèbe avait divisé chacun des Evangiles en paragraphes numérotés : 335 pour l'Evangile de saint Matthieu, 236 pour Marc, 342 pour Luc, 232 pour Jean. Grâce à cette numérotation, il put comparer et mettre en rapport les textes évangéliques, étudier leurs ressemblances et leurs différences. Il disposa les références en quatre colonnes et conçut une suite de tableaux appelés canons. Sa première liste, le canon I, met en parallèle 71 paragraphes communs aux quatre Evangiles. Le canon II montre 111 paragraphes communs à Matthieu, Marc et Luc, et ainsi de suite jusqu'à épuisement des combinaisons. Ces tableaux figurent assez souvent en tête des évangéliaires manuscrits. Ils sont l'ancêtre des synopses modernes.
C'est beaucoup plus tard qu'un théologien protestant allemand, Greisbach (1745-1812), mit les textes eux-mêmes en parallèles. Il publia à Halle, en 1776, la première synopse grecque des trois premiers Evangiles, après qu'il se fut livré à une minutieuse étude critique des textes. Ces travaux ont depuis été de très nombreuses fois repris et, comme pour les concordances, édités en diverses langues. La première édition française fut publiée par le Père Ceslas Lavergne, à partir de la synopse grecque du Père Marie-Joseph Lagrange (1855-1938), dominicain, fondateur de l'Ecole biblique de Jérusalem. La petite édition de 1926 de la synopse de Lavergne a été utilisée pendant 50 ans par la quasi totalité des ecclésiastiques et religieux francophones.
Jésus de Nazareth, le Christ, confia à ses disciples la mission de transmettre son enseignement et d'annoncer son triomphe sur la mort. Leur première tâche fut la prédication, transmission orale du message chrétien. Elle demeure vivante de nos jours dans les Eglises chrétiennes. La réflexion sur ce mode de transmission est un point important de la théologie. Il y eut une activité intense et une interaction entre l'annonce primitive et la réception du message. La première communauté chrétienne joua un rôle décisif dans l'élaboration des récits de la vie et de l'enseignement du Fondateur. Cette première annonce, appelée Kérygme, et l'activité des premières communautés chrétiennes furent consignées dans un récit appelé les Actes des Apôtres qui font partie des écrits canoniques. Il y eut aussi, avec la prédication, des échanges épistolaires entres les Apôtres et ces premières communautés qui se développaient autour du bassin méditerranéen oriental, puis occidental. Ces lettres figurent également dans le corpus scripturaire.
Prédication et correspondance jouèrent un rôle décisif dans l'expansion du Christianisme. Mais dès la deuxième génération chrétienne circulèrent d'autres correspondances, des ouvrages de controverse religieuse avec les Juifs et les Païens, des textes liturgiques, des récits de martyrs. Les écrits de cette deuxième période ont pour nom : écrits des Pères apostoliques, et pour la génération suivante : écrits des Pères apologètes. Les générations postérieures ajoutèrent à cette littérature des commentaires des Ecritures et bien d'autres livres. Jusqu'à la mort de saint Bernard (+ 1153), l'ensemble de ces écrits chrétiens est appelé "patristique", les auteurs sont dits : Pères de l'Eglise. La théologie chrétienne se développa de la même manière que s'était développée la réflexion théologique "païenne", avec des auteurs tels que Proclus ou Plotin.
L'une des dernières, et non la moins célèbre, est la Catena aurea, la Chaîne d'or, du théologien dominicain saint Thomas d'Aquin (1225-1274), commentaire des quatre Evangiles fait uniquement de textes patristiques, mis bout à bout, dans l'ordre des textes évangéliques. Les auteurs cités sont : Augustin, Jean Chrysostôme, Jérôme, Grégoire, Ambroise, Prospère d'Aquitaine, Hilaire, Raban Maur, Rémi et Aimon d'Auxerre, etc. Un formidable fichier patristique. Saint Thomas donne toujours les références aux écrivains qu'il cite, pas toujours avec exactitude. La publication de la Catena aurea marque une date dans l'histoire de l'exégèse, car elle permit aux maîtres d'avoir à leur disposition un commentaire complet et suivi des quatre Evangiles par les plus grandes "autorités". Un tel travail n'existait pas encore en vue de l'enseignement. L'ouvrage eut une telle influence que, dans l'iconographie chrétienne, cette chaîne d'or est devenue l'emblème hagiographique permettant de reconnaître saint Thomas d'Aquin ; il est figuré avec cette chaîne portée en collier. La Catena fut imprimée pour la première fois à Rome, 1470, par les deux premiers imprimeurs italiens Konrad Sweynheym et Arnold Pannartz, que le pape "réquisitionna" pour fonder ce qui est devenu la Typographie vaticane. Les éditions sont innombrables, il y a même une traduction francaise.
Le premier d'entr'eux est le Vetus Glossarium, qui parait avoir pour auteur un évêque goth, nommé Ansileube (fin VIIIe - début IXe s.). Il en existe un superbe manus crit, d'une belle écriture lombarde, à la Bibliothèque nationale de France. A son propos, Mangenot, un savant bibliste du début de notre siècle, écrit : "Le Glossaire d'Ansileube est une encyclopédie complète, dont la science est de bon aloi et dont les nombreux résumés fournissent la matière de tous les dictionnaires du moyen âge". Je capitule devant leur liste démesurée. Le rythme des publications n'a pas décru à l'époque actuelle, l'une pousse l'autre avant qu'elle ne soit utilisée... Pour un usage courant, le Dictionnaire encyclopédique de la Bible, publié sous la direction du Centre : Informatique et Bible de l'abbaye de Maredsous, aux Editions Brepols, 1987, est l'un des meilleurs. Je l'ai personnellement abondamment pillé dans tous les sens et sans le citer, pour rédiger cet exposé.
Mal transmis et mal reçu, le savoir religieux, biblique, historique, théologique et spirituel n'a plus qu'une place restreinte dans la culture contemporaine. Il est significatif que cette absence de culture religieuse, est concomitante à la recrudescence des fondamentalismes et des intégrismes, vieux combat de l'obsessionnalité rigide contre l'intelligence. La disparition d'un savoir religieux pourrait être l'une des causes profondes de la crise actuelle d'identité personnelle et sociale.
Les superbes outils intellectuels dont on dispose, cet exposé en a présenté une petite histoire, risquent de faire oublier la lecture des textes eux-mêmes : la méthode remplaçant la lecture ; l'outil n'est plus un outil de culture.
Les instruments de vulgarisation et d'accès au savoir religieux ne manquent pas. Dans le Répertoire bibliographique (des) Ouvrages de référence pour les Bibliothèques publiques de Marcelle Beaudiquez et Annie Bethery, paru en 1978, la section 200 des "Religions", comprenait quarante titres, toutes religions confondues. L'édition actuellement sous presse en comptera quatre-vingt-quatre. Encore faudrait-il la passion de savoir. André Malraux disait que "la culture est le désir de la culture". Qu'en est-il en matière de savoir religieux ?
© "Solaris", nº 4, Juin 1997.