L'Histoire des Infrastructures Informationnelles
Geoffrey C. BOWKER
University of Illinois at Urbana-Champaign
bowker@alexia.lis.uiuc.edu
Traduit par : Jean-Max Noyer (Jean-Max.Noyer@uhb.fr) et Jean-Pierre Bourdoncle
![]() | In this paper I discuss the Informational Classification of Diseases as a special case of the general problem of writing the history of information infrastructures. The argument is made that such infrastructures are difficult units of historical research for two reasons -first they are implicated in the very concept of the State, and second they are tied to particular states of technology. It is shown that such histories must recognize the co-emergence of state, technology and information infrastructure. |
Il n'est pas aisé de rendre compte de l'histoire des processus à la fois théoriques et pratiques qui conduisent à l'émergence et au développement d'une infrastructure informationnelle. Star et Ruhleder [2] ont montré qu'une telle infrastructure présente cinq caractéristiques:
La nouvelle infrastructure de l'information qui est peut-être la forme la plus achevée des sciences de l'information en ce siècle, présente toutes ces propriétés.
Comment en faire l'histoire? Cette histoire ne peut être " mise en récit " à partir des grandes destinées humaines. En vérité, c'est une histoire tissée presque anonymement par des communautés d'ingénieurs, de " hackers ", entièrement dévouées à la cause. On ne peut pas plus la réduire à une histoire des " idées " (bien que les " idées " y jouent un rôle important). L'émergence d'une telle infrastructure est en réalité le fruit d'une activité sociale, collective, hétérogène, à la fois politique et économique tout en présentant une dimension théorique.
L'historien dispose d'un nombre limité d'outils pour tenter d'appréhender de manière conceptuelle ce nouveau développement.
En effet une des principales caractéristiques de l'émergence de cette infrastructure est qu'elle affecte en profondeur notre conception du travail, d'agir. Non seulement elle permet de travailler plus facilement, mais elle change la nature même de notre activité, de ce que travailler signifie. Les scientifiques eux-mêmes ne cessent d'exprimer les diverses manières dont leurs disciplines subissent ces changements. Stephen Hawking [3] dans sa leçon inaugurale (" Lucasian Professor at Cambridge ", poste qu'a occupé par Newton) a exprimé sa certitude qu'avant la fin du siècle, l'essentiel du travail de recherche dans le domaine de la physique théorique sera réalisé essentiellement par les ordinateurs. (Les acteurs humains ne seraient plus alors en mesure de comprendre les mathématiques, tout en pouvant encore prétendre en interpréter les conséquences). De même les chercheurs dans le secteur des mathématiques pures ont adopté une méthode pour les Preuves qui aurait été inapplicable avant le développement des ordinateurs. Mais Savants et Mathématiciens ne sont pas les seuls à être affectés. Karen Ruhleder (1994) [4] a ainsi montré que la communauté des universitaires " classiques " a dû apprendre de nouvelles techniques (telles les recherches complexes nécessitant l'usage d'un ordinateur) et faire face à un nouvel ensemble de problématiques quant à leurs données depuis l'élaboration du " Thesaurus Linguae Graecae " qui abrite le corpus intégral de littérature grecque classique et ce sur CD-Rom.
Avec d'autres, J. David Bolter a attiré l'attention sur l'impact des formes d'écriture-lecture hypertextuelles sur le roman [5] [Bolter 1991]. De façon plus générale, comme le souligne Beniger [6] [1986], la structure de l'industrie ne cesse d'évoluer au point que l'activité informationnelle est devenue dominante au sein des économies industrielles. Ainsi monde du savoir et monde de l'industrie sont profondément transformés par la nouvelle structure informationnelle. Afin d'expliquer ce qui s'est passé, les historiens naviguent de manière souple entre deux types d'approches. L'une " internaliste " (considérant les moteurs de cette transformation du côté du savoir, des disciplines mêmes, Physique, Mathématique, Humanités...), l'autre " externaliste " (considérant les changements affectant les pratiques et le management de l'information qui couvrent plusieurs champs à la fois).
J'essaie donc dans cet article de montrer que si nous voulons comprendre une nouvelle infrastructure informationnelle, nous sommes obligés de penser ensemble les aspects économiques et sociaux, la base technique de son développement ainsi que les nouvelles formes d'incarnation du savoir qu'elle promeut.
L'exemple du développement du système international de classification des maladies (ICD), en tant qu'il est un des systèmes de classification médicaux les plus importants de ce siècle, est particulièrement intéressant.
Ce système est mondialement utilisé par les États (à partir des certificats de décès) par les compagnies d'assurance ainsi que les hôpitaux. Et la création de ce système de classification est création d'une infrastructure informationnelle.
En effet le " ICD " correspond exactement à la définition proposée par Star et Ruhleder. Il est incarné et distribué (à travers un grand nombre de bases de données), il est transparent, il opère de manière invisible comme support au travail médical, il est très étendu (tous les pays dans le monde travaille avec une version du " ICD ", il est considéré comme élément essentiel par la communauté médicale et il repose sur des conventions. (Fagot-Largeault, 1986, a analysé de superbe manière les pratiques de codage des certificats de décès) [7].
Classer est une caractéristique humaine essentielle. A toutes les époques, les cultures ont produit des systèmes de classifications. Et notre propre culture occidentale en a peut-être produit plus que toute autre. On a très souvent (et faussement) affirmé que les esquimaux ont une quinzaine de termes pour décrire la neige. Il convient de noter que les explorateurs arctiques en ont bien davantage, des douzaines, couchés dans les manuels d'expéditions [8].
Un solide acquis de l'histoire des sciences est qu'il n'existe pas quelque chose comme " un système de classifications naturel " [9] [Lakoff, 1986], [10] [Latour, 1987]
Les classifications qui semblent naturelles, homogènes et évidentes dans le cadre d'un contexte humain donné ne le sont plus hors de ce contexte. Borges nous donne l'exemple de l'étonnante liste imaginé par l'empereur de Chine: " les animaux se divisent en: a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e)sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches " [11]. (Cité par Foucault, Les Mots et les Choses, 1970) Toutefois nos propres listes peuvent apparaître étranges à d'autres yeux. Ainsi en est-il entre écoles rivales dans le domaine des classifications de la biologie moderne (cladistics and numerical taxinomy), chacune établissant des convergences ou des divergences entre espèces qui choquent les perceptions du sens commun. Si nos catégories ne sont pas pré-ordonnées mais construites, il s'en suit qu'il doit leurs être associées tout un travail, des pratiques, et que ce travail, ces pratiques doivent influer sur la nature de la classification produite.
Dans cet article, nous allons voir comment une chose en apparence aussi simple qu'une liste de cause de décès est en fait quelque chose de complexe et négocié. D'un côté en effet rien n'est aussi simple et lisse qu'une liste de causes de décès produite par l'Organisation Mondiale de la Santé sous la rubrique de l' " ICD ". De l'autre cette liste est le fruit d'une histoire complexe. Pour tout dire l'" ICD " est, selon ces concepteurs, très mal nommé. Elle est en réalité une nomenclature et pas une classification. Elle n'est pas le fruit d'un seul principe organisateur. Les dimensions étiologiques (origine de la maladie), topographiques (lieu de la maladie), opérationnels (test concernant la maladie), ainsi que les facteurs éthiques et politiques y jouent chacun des rôles complexes parfois contradictoires. L'édition, depuis la première en 1900, a été révisée chaque dix ans. Pour ce qui concerne l'édition actuelle, la révision a été particulièrement longue et n'a pas encore été entièrement acceptée.
Ce siècle a vu le développement et l'évolution parallèles de l'ICD et de la coordination internationale des pratiques médicales ainsi qu'une nouvelle technologie informationnelle offrant la possibilité de traitement massif des données.
De plus nous ne pouvons comprendre cette classification si nous ne sommes pas en mesure d'examiner ces pratiques et technologies. D'une manière plus générale nous ne pouvons saisir le développement des structures informationnelles si nous ne prenons pas en compte ce en quoi consiste le vaste travail trop souvent ignoré ou méprisé de création et de maintenance de classifications stables.
Les grands États modernes se sont trouvés confrontés à la nécessité de développer des systèmes de classifications complexes afin de favoriser le contrôle du fonctionnement de leur économie, de leur politique. On ne peut en effet, agir sur les gens à l'intérieur de vastes empires, que s'ils sont identifiés, classés dans des catégories bien définies [12].
Au moment où les frontières commençaient à s'effacer en Europe, il y eut de longs et laborieux débats pour savoir par exemple si la saucisse allemande était identique à la saucisse anglaise, et comment classer les bières des différents pays. De même, une commission européenne, en tant qu'acte de rationalité économique, décida qu'un " Jaffa Cake " était bien un gâteau et non pas un biscuit et ce, parce que la guimauve en son centre n'est pas suspendue à la tranche du dessus, mais repose sur celle du dessous . Tout ce jargon sophistiqué devant permettre de mieux faire tourner le commerce en imposant des normes dans les secteurs les plus divers.
Produire ces classifications relève d'un travail collectif long et fastidieux. C'est un travail obscur mis en oeuvre par les bureaucrates. Pour beaucoup il ne peut y avoir d'histoire de cela.
Si l'on examine les archives de l'Organisation Mondiale de la Santé à Genève, on voit là préservé à jamais, dans des boîtes noires rangées sur des rayonnages en acier rutilant, les " traces " de la lutte contre la variole. La médecine occidentale terrassant l'antique ennemi! Les savants en blouses blanches sauvant le tiers monde! Les boîtes sont là fièrement dressées, batteries de titres en attente d'un chroniqueur!
Si d'autre part, un chroniqueur prudent s'attache à mener à bien la production, et la maintenance d'une liste internationale et standard concernant les décès --liste qui implique un énorme travail tout à la fois bureaucratique, scientifique, technique, statistique, épidémiologique, humain...--, on lui dit alors: " Nous n'avons pas les archives des éditions antérieures de l'ICD ".
En effet chaque dix ans, lorsqu'une nouvelle édition est réalisée, les enregistrements des débats et négociations conduisant à la présente édition sont détruits. Ce qui donc apparaît comme scientifiquement important est davantage l'expression finale et consensuelle, et non le chemin pavé d'erreurs, d'hésitations, de conflits voire d'errements qui y conduit.
Le manque d'archives de l'ICD ne signifie pourtant pas qu'elle manque d'histoire. En fait sont inscrites dans la forme et le contenu de la liste un ensemble de décisions prises à différents moments. Ces décisions prises à divers moments pour un ensemble de raisons particulières sont et ce, de manière paradoxale, bien plus " inscrites ", gravées dans la liste " anhistorique " de l'ICD qu'elles ne le seraient dans d'autres formes d'objets historiques. Et ceci pour la raison suivante: il est en effet nécessaire de pouvoir comparer les items d'une classification à une autre ou à la suivante et afin de conduire de vastes enquêtes concernant la santé publique, ainsi que d'importantes études épidémiologiques, la liste doit être suffisamment stable, d'une édition à une autre.
C'est la raison pour laquelle dans la préface à la cinquième édition (1938) il est écrit: " la Conférence s'est efforcée de ne faire aucun changement en ce qui concerne les contenus, les chiffres ainsi que la numérotation, de telle sorte que des comparaisons statistiques puissent être effectuées entre les diverses listes et que les personnels des différents pays aient à changer leurs habitudes de travail aussi peu que possible. Beaucoup d'améliorations tant du côté des contenus que de l'organisation, ont été abandonnées dans le but d'atteindre cet objectif. " [13].
De ce point de vue on peut dire que si la variole a été éradiquée de la surface de la terre, les archives la concernant ne s'en sont pas moins enflées démesurément. Alors que l'ICD prenait de l'importance et que les traces certes disparaissaient, la liste, elle, ne cessait de se différencier, de se complexifier.
Toutefois, pendant que l'ICD, s'est cramponnée à sa propre histoire, dans une sorte d'involution têtue, le monde tout autour changeait. Les gens ne meurent pas aujourd'hui de la même façon qu'hier, au tournant du siècle.
En 1900 les causes dominantes de décès étaient dues aux grandes épidémies: tuberculose, variole, pneumonie... De nos jours l'espérance de vie et la vie active se sont allongées. La tendance aujourd'hui est d'être emporté par un ensemble de maladies. Ceci a pour conséquence de mettre l'accent plus sur la recherche d'un faisceau de causes [14]. Les certificats de décès portent la trace de cela. Ils définissent trois types de causes de décès: une cause sous-jacente, un ensemble de causes " contribuantes " et un ensemble de conditions autres. Conçues et normalisées dans les années 30, elles sont comme un écho de la philosophie analytique et positiviste de l'époque.
Aujourd'hui la tendance est plutôt de privilégier une approche multiple, fragmentée, postmoderne.
L'histoire de la philosophie, l'histoire des différentes manières de mourir et l'histoire de la classification des décès: trois histoires ou une seule? A vrai dire cette question a peu de sens si nous ne interrogeons pas sur la manière dont l'ICD s'est développé, sur la façon dont elle a noué les dimensions scientifiques, philosophiques, temporelles.
Comme l'a montré F. Ewald [15] et d'autres, au coeur de l'État moderne la préoccupation de la santé de l'individu est centrale.
L'équation peut être brutale. Répondant en 1984 à un questionnaire sur les diagnostiques " ratés " (qui concernent 10% des cas si l'on en croît les rapports d'autopsies) un médecin déclara que tout cela soit quantifié, sur la base d'unités fonctionnelles, en années perdues de travail productif, ou en nombre de mois perdus " sans symptôme ". L'approche peut cependant être plus humaine.
C'est ainsi qu'en 1974, " la Nouvelle Zélande devint le premier pays au monde à mettre en pratique et à développer la notion de protection de ses habitants et ce, 24 heures sur 24, 365 jours sur 365, années après années, de la naissance à la mort. Parallèlement, l'" Accident Compensation Compagny " devint la première organisation en Nouvelle Zélande et peut-être au monde, à prendre en charge la prévention des accidents de tous les habitants et ce tant au niveau des compensations que de la rééducation " [16].
Dans ce cas l'État lui-même s'oppose à la flèche du temps et tente, dans son propre intérêt de légiférer sur l'immortalité de ses citoyens!
Le bon côté de tout cela renvoie à la santé et à la qualité de la vie. Le côté noir renvoie à la question du contrôle social.
On a beaucoup été écrit sur le rôle de l'état quant à la surveillance et classification des maladies mentales. Peu l'a été pour ce qui est de la santé physique [17]. Pourtant ce dernier point a été d'une grande importance et chargé de sens politique, tant ce travail de classification et de surveillance s'est révélé être lié au développement de l'état moderne.
La Classification Internationale des Maladies a été développée à la suite d'une conférence internationale en 1893 à Paris. Celle-ci faisait suite à une série de conférences destinées à combattre le choléra. Pourquoi le choléra? A la fin du 19e siècle des épidémies s'étaient déclarées, causées par des pèlerins revenant de la Mecque. Jadis sur le chemin du retour, qu'ils reviennent à pieds ou en bateaux à voile ils périssaient avant de rejoindre la France. Mais avec le développement du chemin de fer, des bateaux à vapeur, la maladie pouvait atteindre la métropole avant qu'ils ne meurent. Alors qu'à l'apogée de l'âge impérialiste, dans les années 1890, les communications entre les pays ne cessaient de croître, il devint urgent de s'attaquer à la gestion de la santé et du bien-être, à une échelle internationale.
Lorsque la classification fût conçue, elle le fût en s'appuyant sur les classifications préexistantes telles la liste de Bertillon [18] concernant les causes de décès à Paris. Le centre de l'empire imposait là son propre modèle de classification. A cette époque, beaucoup firent la même constatation. Ainsi des médecins d'Afrique Sud avaient remarqué que les maladies tropicales étaient sous-représentées.
Cela reste un point d'achoppement de nos jours, les médecins africains se plaignant des types de données statistiques devant être fournies aux pays développés, et de ce qu'elles ne présentent aucune utilité à usage interne tout en exigeant un temps de travail non négligeable pour leur collecte et élaboration. La raison en étant que le SIDA n'est qu'une parmi d'autres des causes endémiques de décès, cause qu'il ne vaudrait donc pas la peine d'isoler et de traiter avant d'avoir mis en place des services médicaux appropriés et que d'une manière générale les conditions sanitaires urbaines n'aient été améliorées. Dans ce contexte, le besoin qu'ont les médecins occidentaux de faire la genèse de la maladie n'est pas perçu comme urgent.
On pourrait donc croire que l'ICD émergeant à une époque " impérialiste " a imposé une lecture elle-même impérialiste des maladies au reste du monde. C'est d'une manière plus subtile et plus intéressante que le développement de l'ICD a joué son rôle majeur dans la création de l'état moderne.
La maintenance et le développement d'une telle infrastructure suppose la mise en oeuvre d'une bureaucratie extrêmement complexe. Elle est utilisée par un grand nombre de groupes et ce, pour des objectifs différents. Les compagnies d'assurances maladies ont besoin d'une liste de référence des causes de décès et des risques de mortalité afin d'établir des modes de paiement standardisés des divers traitements, d'évaluer les risques des souscripteurs et donc les primes à payer.
Il convient de noter que depuis le milieu du 19e siècle les bureaucraties les plus importantes dans le secteur privé (dotées des technologies informationnelles les plus performantes) ont été les banques et les compagnies d'assurances.
L'ICD est aussi utilisé par les épidémiologistes. Pour dépister les causes d'une nouvelle maladie, il faut disposer d'une lexique de références et de bonnes archives. C'est seulement si l'on dispose de tels outils qu'il est possible de déterminer que seuls sont affectés par la maladie ceux qui mangent tel ou tel type de nourriture, ou présentent tel ou tel héritage génétique (racial) et ainsi de suite. Les fonctionnaires qui s'occupent de la santé ont donc besoin de bonnes sources, de bonnes donnés afin d'élaborer les politiques de santé les plus efficaces. A titre d'exemple, si dans une zone donnée la tuberculose est un problème majeur, alors il se peut que l'on soit conduit à construire une clinique, ou bien à mettre en place un dépistage gratuit aux rayons X.
Si donc l'on souhaite avoir en permanence une nomenclature médicale performante, non seulement vous devez posséder une grande quantité d'information concernant vos propres citoyens mais aussi les citoyens des pays avec lesquels vous êtes en contact [19]. De ce point de vue toute information peut être pertinente au point qu'il est indispensable que l'état soit mieux informé que la famille elle-même.
En 1927, afin de lutter contre la sous-évaluation des causes de mortalité dues à l'alcoolisme, l'état néerlandais institua une clause privée sur les certificats de décès, afin de protéger les conventions sociales. Par contre on envoyait un certificat anonyme pouvant être envoyé au service statistique de l'état pour donner la cause véritable de la mort. C'est ainsi qu'à Amsterdam par exemple il fut constaté " un accroissement considérable des cas de décès par syphilis, tabès, démences paralytiques, carcinome, anévrisme, diabètes, maladies de la prostate, suicide alors que dans le même temps les cas de tumeurs bénignes et les maladies de moindre importance telles qu'encéphalites, péritonites, septicémies, chutaient. " Le caractère anonyme des enquêtes devint la norme sans toutefois empêcher totalement une sous-évaluation massive des dites maladies.
Le besoin de l'état en informations est en fait sans limites. Une liste de souhaits qui date de 1985 et qui concerne un système d'informations médicales aux États-Unis le prouve: " Il faut collecter bien plus que les noms des lésions, des maladies et des procédures thérapeutiques mis en oeuvre. Kerr White propose à cet effet un modèle statistique incluant tous les facteurs concernant la santé. Doivent être pris en compte les facteurs génétiques, biologiques, environnementaux, comportementaux, psychologiques ainsi que les conditions sociales qui amènent les gens à faire part de leurs problèmes de santé. Doivent être également considérés tous les symptômes et les maladies qui les conduisent à faire appel à une aide médicale, ainsi que l'évaluation des états d'invalidité, incluant tous types de handicaps.
Réaliser ce programme impliquerait que plusieurs classifications soient interconnectées et ce à l'intérieur d'une même base de données.
Tout le spectre de la terminologie médicale serait rassemblé, tant celui du profane que celui des professionnels à tous les niveaux, institutionnels et internationaux, qu'il s'agisse des termes scientifiques des diverses disciplines de bases ou des termes utilisés au quotidien. Feinstein, dans un article rǵcent, est allé jusqu'à suggérer de collecter davantage de données et de prendre en compte " les observations et les quantifications de phénomènes tels que la gravité des symptômes, le rythme de progression des maladies, les capacités fonctionnelles des patients, les raisons des décisions médicales, les problèmes rencontrés au cours de la thérapie, l'impact de la maladie et du traitement sur la famille et les autres types de relations, enfin sur les activités physiques, mentales de la vie quotidienne. " [20].
Il n'est pas facile de deviner quelle information sera pertinente. Ainsi " classer un ciseau, une vrille, une clef sous la rubrique " outils " ou bien pour ce qui est des deux premiers sous la catégorie " instruments coupants et perçants " n'est pas très satisfaisant et peut être source d'erreur. Si pour un chercheur qui s'intéresse aux accidents il est très " signifiant " qu'un ciseau soit tranchant, une vrille pointue et qu'une clef ne le soit pas, pour un autre il est en effet plus important de prendre en compte le fait que l'on utilise le ciseau en le poussant, la clef en la tournant, la vrille en opérant un mouvement de rotation " [21].
Archiver de façon adéquate des données concernant une maladie quelconque, à une époque quelconque, exige que l'on sache tout de l'arrière plan social, économique, personnel, physique. (On peut voir là une version du problème de Spinoza).
dès les premiers balbutiements de l'ICD, une multitude de personnes ont oeuvré pour d'imposer au niveau international une classification standard et des moyens de collecte adéquats. Cette tâche a d'emblée était conçue de manière globale: - L'ICD ayant été placée dès sa naissance sous les auspices de l'Office International d'Hygiène Publique puis après la Première Guerre Mondiale pris en charge par la Société des Nations et enfin par l'Organisation Mondiale de la Santé après la Seconde Guerre Mondiale.
Il convient de remarquer que la création d'une chose d'aussi fondamentale qu'une infrastructure informationnelle ou qu'un standard scientifique, demande fréquemment que cette infrastructure ou ce standard soit déjà en place! Un exemple célèbre tiré de l'histoire des sciences est le prisme utilisé par Newton au cours de ses expériences d'optique. Les savants italiens de l'époque obtenaient des résultats différents parce qu'ils utilisaient des prismes différents. Newton ne parvint à établir la validité de ses expériences qu'après avoir réussi à imposer son prisme comme standard. Il put alors attribuer les échecs à des prismes défectueux [22].
Un autre exemple concerne le développement des hôpitaux après la Révolution Française. Avant qu'on n'établisse une classification des maladies qui permît de ne pas mélanger les différents types de malades, les patients mourraient sans que l'on fasse le détail, l'hôpital étant un espace iatrogène (un espace où les maladies circulaient) [23].
Mais force est de constater que vous ne pouvez développer cette classification que si vous êtes en mesure de séparer les personnes souffrant de telle ou telle maladie.
Il y a là quelque chose qui rappelle au paradoxe de Zenon: de la même façon que les historiens peuvent le résoudre en mettant en évidence le moment où Achille coupe le fil, nous pouvons mettre en évidence le moment où l'expérience de Newton a été acceptée et son prisme reconnu comme référence, ou bien encore le moment où les hôpitaux se sont transformés en institutions efficaces et où les premières classifications sont apparues.
Le paradoxe de Zenon peut être résolu grâce au calcul infinitésimal. Les concepteurs de l'ICD ont mis en oeuvre quelque chose comme un calcul infinitésimal social pour résoudre les problèmes liés à son émergence et à son développement. Ce qu'ils firent, de manière tout à fait explicite, ce fut d'agir comme si les statistiques étaient déjà précises et qu'agissant de la sorte elles le deviendraient en fait.
Ainsi lorsque la Société des Nations commença à travailler sur les statistiques concernant la mortalité, elle ne chercha pas à imposer un modèle classificatoire parfait avec sa bureaucratie. Au lieu de cela, il fut admis que " la plupart de l'information nécessaire manquait totalement pour établir des comparaisons au plan international et fréquemment au niveau des villes.
Cela est particulièrement évident dans le cas des archives des examens des facultés de médecine, cas où il est courant de ne pouvoir établir des comparaisons entre deux " examinateurs " d' une même ville. L'expérience montre que la possibilité de faire des comparaisons de type statistique est faible, si elle n'a pas été précédée d'une demande. Plutôt que d'omettre dès le départ toutes données ne présentant pas de garantie, les auteurs du projet ont pensé, en les intégrant et les considérant pour ce qu'elles valent, provoquer une demande, afin qu'elles soient à l'avenir améliorées et que soient développés des définitions, des catégories, des standards internationaux qui rendent en fin de compte les comparaisons possibles et signifiantes. Chaque fois que cela était possible des contrôles ont été mis en place afin d'évaluer les informations. " [24].
C'est grâce à une infinité de petites mesures que l'ICD et sa bureaucratie se sont construites à l'unisson. Des pays ont promulgué leurs propres lois demandant que soient relevées toutes les causes de décès par le service statistique compétent. Un certificat de décès unique et standardisé (développé dans les années 20) a été mondialement adopté. On éduque les médecins, qui se lamentent souvent sur le temps perdu à chercher l'unique et véritable cause de décès, à reconnaître l'intérêt épidémiologique d'un bon certificat. Aucune de ces mesures prises isolément n'a suffi à faire de l'ICD un instrument parfait. Toutefois l'idée que l'état, assisté d'une bureaucratie compétente, joue le rôle de collecteur d'information est de plus en plus largement accepté depuis les cent dernières années.
Au début du 20e siècle, un prêtre russe devait s'occuper seul de tous les certificats de décès d'une population rurale disséminée de cent mille personnes [25]. Il va de soi que les données recueillies ne pouvaient en aucune manière être comparées avec celles méticuleusement collectées à Paris. Toutefois de telles différences, à la suite d'une série de changements, se sont peu à peu atténuées. La première liste couvrait quelques millions de personnes à peine, la cinquième (1940) près de 630 millions et la dixième pourra peut-être prétendre à " l'universalité ".
Les statistiques jouant un rôle de plus en plus décisif dans le développement de l'ICD, il n'est pas surprenant que la liste elle-même - simple liste de causes de décès pour un regard non averti soit porteuse, dans sa représentation des corps humains malades, des caractéristiques culturelles propres aux états concernés.
dès le début par exemple la définition précise du moment de la naissance a été source de conflits majeurs.
Les pays catholiques se battaient pour que l'embryon soit reconnu comme être vivant, avec la même valeur statistique qu'un nouveau né. Il y avait beaucoup moins de chance que les pays protestants accordent le statut d'être vivant aux citoyens-embryons. Un compromis fut trouvé qui disait qu'un bébé devait avoir tenté de respirer trois fois pour pouvoir être classé dans la catégorie " mortalité infantile " plutôt que dans celle de " mort-né ". Plusieurs éditions de l'ICD ont des sections qui traitent de ce point.
De la même façon la cause ultime de la mort relève d'une définition étatique. Il fut ainsi précisé que lorsqu'on hésitait entre deux causes sous-jacentes de décès (par exemple le choléra et la leucémie) la cause qui serait prise en compte dans les statistiques serait alors celle convenant le mieux à l'État; dans le présent cas le choléra qui était alors une priorité en matière de santé publique.
Les catégories de " mort accidentelle " et de " mort par suicide " ont toujours eu une place de choix dans un certain nombre de réglementations gouvernementales et de décisions bureaucratiques locales prenant en compte l'imprévisible.
Examinons cet ensemble de catégories et tirée de la cinquième révision (1940).
Le suicide est classé en de nombreuses catégories: la catégorie Nº 163 (Suicide par empoisonnement), la Nº 164 (Autres formes de suicide) lui sont consacrées. Cette dernière comporte des sous-catégories:
(Cette dernière précise " A l'exception des accidents de transports, de ceux survenus dans les mines et les carrières, dans les fermes et dans les forêts, des accidents dus à des machines, qui sont, eux, classés sous les registres Nº 169-176, et les décès dus aux opérations de guerre répertoriés eux, sous les numéros Nº 196 et 197).
Le modèle est sans équivoque. Les autorités ferroviaires avaient besoin de garder la trace des corps qu'ils avaient à "traiter". C'est ainsi que les autorités du métro de Londres installèrent des " puits à suicides " entre les rails dont elles souhaitaient connaître l'efficacité. (Puits encore utilisés de nos jours et destinés à récupérer et sauver les gens qui tentaient de se suicider).
De la même manière, mines, carrières et guerre dépendaient de services gouvernementaux différents, et il était du plus grand intérêt de garder les catégories statistiques séparées quand bien même un observateur non-initié ne voyait aucune différence entre une électrocution sur le champ de bataille et une électrocution chez soi.
Pour finir, les catégories dont on ne savait que faire, " faits divers médicaux de toutes sortes ", ne méritaient pas de traitement plus détaillé, le terme de cataclysme les englobait toutes.
La pression que le gouvernement fait peser sur les autorités médicales pour qu'elles développent des systèmes de classifications " utiles " est un fait constant. Pour prendre encore un autre exemple, en Norvège, en 1981, le Comité D'Action Gouvernemental pour la Prévention des Accidents infantiles et des fonctionnaires de l'état qui s'occupaient de la loi de 1976 sur le contrôle des produits (...) réclamèrent aux autorités médicales un modèle spécifique d'enregistrement.
Il est clair qu'une histoire de l'ICD n'est pas seulement une histoire du progrès médical. Il est inévitable que cette histoire soit à la traîne du champ médical et que des comparaisons soient possibles. Elle est aussi liée inextricablement à l'histoire de l'émergence de l'État moderne, que ce soit au niveau modeste du développement de tel ou tel service ou au niveau plus vaste concernant l'installation et la légitimation des méthodes destinées à garder sous contrôle les populations.
L'ICD est un outil complexe de traitement d'informations. Comme tel c'est un mixte d'idéel et de matériel: une théorie du savoir et un ensemble technologique. C'est un ensemble technologique porteur d'une histoire. A l'instar de beaucoup de technologies informationnelles modernes elle porte des traces de son passé. Le clavier peu maniable QWERTY date de l'époque où les machines à écrire se coinçaient si le/la sténo tapait trop vite. [Norman, 1988] [26]. Les écrans d'ordinateurs ont en général une largeur de 80 caractères, héritage des 80 colonnes de la technologie des cartes perforées. L'ICD porte donc la marque de ses technologies fondatrices. Pendant une longue période il ne comporta que 200 rubriques, nombre correspondant au nombre de lignes d'une feuille de bulletin standard utilisée par les bureaux de recensement.
Il s'agit là d'une théorie du savoir historique. Les historiens modernes insistent constamment sur l'ouverture processuelle du passé. Le passé, disent-ils, est sans cesse recréé, travaillé, dans le présent. Une des tâches des historiens est de rendre compte de cette ouverture tout en nous racontant la meilleure intrigue possible [27].
Il n'y pas si longtemps les historiens opérait une sorte de clôture sur le passé: à savoir évaluer un acteur historique avant le jugement de l'histoire. De la même façon l'ICD originaire s'efforçait de réaliser une telle clôture et donc de fournir un archivage unique et centralisé de la maladie. Les systèmes modernes de classification médicale, en particulier le rival de l'ICD, le SNOMED (Système de Nomenclature Médicale) s'efforce de garder le passé ouvert.
Afin d'y voir plus clair, examinons la question de l'histoire du SIDA [28]. La reconnaissance du SIDA comme maladie est en effet un processus lent. Les chercheurs des Centres pour le contrôle des maladies commencèrent à remarquer une demande croissante concernant une drogue utilisée dans le traitement du sarcome de Karposi, à savoir une affection rare touchant certains groupes bien identifiés.
Un travail épidémiologique intense révéla que les personnes atteintes étaient en majeure partie des homosexuels (mâles) (la maladie fût nommée " le cancer gay ") et l'affection des groupes hémophiles indiqua qu'elle (la maladie) pouvait être transmise par le sang. Puis Luc Montagnier avec d'autres, identifia un virus qui est considéré par la plupart--bien que la question soit ouverte-- comme cause de la maladie. Les statistiques antérieures basées sur l'ICD rendent virtuellement impossible une recherche rétrospective prenant appui sur les archives historiques ayant en vue la mise à jour de symptômes, de traces anciennes du SIDA.
A partir de descriptions contemporaines de ses symptômes et en s'appuyant sur les connaissances concernant son style de vie, on a pu émettre l'hypothèse qu'Erasme aurait pu avoir contracté la maladie bien qu'aucune preuve certaine n'ait été trouvée lors de l'examen de son squelette [Voir Grmek, 1989] [29].
Or Erasme était célèbre. Pour les autres, qui moururent dans l'obscurité, ils n'ont d'existence que statistique. Et force est de constater que les statistiques anciennes ne portent pas traces de ce que nous pourrions croire être des causes conduisant à la mort (des personnes ayant virtuellement le SIDA autour des années 20 auraient pu mourir d'une quelconque infection opportuniste).
C'est seulement si l'on trouve un modèle d'effondrement du système immunitaire --c'est-à-dire en archivant toutes les causes qui participent à la mort des patients et ce en fonction du savoir établi contemporain de cette mort-- qu'il existe un espoir de traquer de telles maladies à travers le temps.
Technologies et nouvelle théorie de l'histoire fusionnent dans l'ordinateur. Aux États-Unis le " codage " de plusieurs causes sous-jacentes de décès a été entrepris cinq fois avant 1968, date à partir de laquelle cette pratique devint standard. Un système automatisé fût développé permettant la sélection de ces causes [30].
Rendre compte de cette fusion, c'est dans le même temps aborder la question du développement des technologies inrformationnelles au cours de ce Siècle.
Cette histoire commence au 19e siècle et va de pair avec l'émergence de vastes bureaucraties. Ce développement est très peu exploré par les historiens. Toutefois un certain consensus semble se dégager qui place au coeur de ce processus les compagnies d'assurance, les banques, les compagnies de chemins de fer et les gouvernements [31].
A partir du moment où les entreprises commencèrent à travailler de manière " distribuée " sur de vastes territoires (les compagnies de chemins créant le leur et agissant dans un même mouvement en son sein - comme milieu associé) il devint nécessaire de partager l'information sous des formats standards.
Ainsi la lettre envoyée par un dirigeant local à son bureau central se trouva vite " dépouillée " de toutes les formules de politesse (Cher monsieur, votre humble serviteur etc.) et devint un modèle réglementaire et formaté.
En même temps ( il s'agit bien d'une co-émergence), que ces changements, la technologie des " cartes perforées " fut mise au point afin de stocker et trier de grandes quantités de données formatés. Une perforation dans une rangée d'une colonne d'une carte pouvant alors signifier ce que l'on veut lui faire signifier, les cartes pouvant être triées de manière mécanique.
Les premières applications de cette technologie datent de l'utilisation des tabulateurs d'Hollerith lors du recensement américain de 1890. Si cette technologie n'avait pas été utilisée, le processus de collecte des informations aurait pris plus de 10 ans (soit la période séparant deux recensements).
l'information stockée de cette façon pouvait être récupéré beaucoup plus rapidement que lorsqu'elle était stockée dans les livres. Cependant il s'agissait encore d'un outil statistique. Il était coûteux et peu pratique pour traiter une grosse quantité de cartes. Pour ce qui est de l'ICD, seules certaines bureaucraties centralisées étaient en mesure de fournir les moyens technologiques et humains nécessaires. Il résulta de cela que si certains pays adoptèrent rapidement ce mode de traitement de l'information, d'autres ne le firent pas. Cette question, d'un inégal accès aux technologies informationnelles n'a cessé jusqu'à aujourd'hui de hanter le développement de l'ICD.
Dans les années 50 apparurent les premiers systèmes d'archivage et programmes électroniques. C'est l'époque où à la fois dans la presse grand public et dans les cercles académiques, on évoque la création " d'un cerveau électronique ". Dans les milieux médicaux on se prit à rêver d'une intégration de toutes les variétés de traces, d'indices pouvant être stockées. Tout d'abord celles concernant le patient, puis celles venant de l'hôpital. Puis encore, celles produites et archivées par les différents départements des hôpitaux ainsi que les notes des médecins, les rapports des compagnies d'assurance. Enfin les rapports aux services statistiques. Si donc un seul et unique " langage standard " (par exemple une partie de l'ICD) pouvait s'imposer, alors tous les services et organismes demandeurs d'information seraient en mesure de l'obtenir à partir d'une seule source centrale. Et toutes les informations pertinentes seraient ainsi sauvegardées.
Le plus célèbre système, encore en fonctionnement de nos jours fut, COSTAR: (Computer Stored Ambulatory Record). Mis en place dans le Massachussetts à partir de 1969, il fut appliqué pour la première fois à une population de quelques 37000 patients du système de santé publique de Harvard.
Les archives devaient être utilisées par les chercheurs, les médecins et les agences gouvernementales. Les programmes de ces archives électroniques furent écrites dans un langage interactif de programmation appelé MUMPS (The Massachussets General Hospital Utility Multi-Programming System). Ce travail fût réalisé avec un ordinateur PDP-5 de DEC (48 K, un disque à tête fixe de trois millions de caractères, et sept disques à tête ... de vingt-quatre millions de caractères) [32].
Le problème majeur de la période 50-80 tenait dans le fait que si les nouvelles technologies semblaient à même de fournir les capacités intégratives nécessaires, la question du type d'intégration était beaucoup moins claire. C'est ainsi que Marc Berg [33] a fait la chronique des débats concernant les diverses manières dont les nouvelles technologies de l'information pouvaient interagir avec les pratiques médicales.
Il analyse le projet de développer un système automatique d'aide au diagnostique médical " MYCIN " capable de fournir des diagnostiques médicaux. Ce système n'a jamais été adopté étant devenu lent et peu pratique. Ceci joua contre la production de systèmes d'aide à la décision clinique capables de conseiller moins au niveau du diagnostique qu'au niveau des traitements à suivre (d'autant que le diagnostique lui-même est souvent " ex-post-facto ": puisque le traitement fonctionnait, le patient devait avoir eu telle ou telle maladie).
Durant toute cette période l'ICD augmenta considérablement en taille. Un vaste ensemble de modifications furent apportées pour des buts à la fois cliniques et administratifs. Ainsi la version 8 de l'ICD a été modifiée par le Service Public Américain de la Santé afin de détailler davantage certaines catégories de maladies et ces modifications ont été publiées en 1967 aux États Unis sous l'acronyme ICDA (International Classification of Disease-Adapted).
Cela entraîna en retour un examen plus approfondi de la part de la Commission, concernant les activités et les professionnels des hôpitaux (CPHA).
Et en 1968 fût publiée l'H-ICDA, c'est à dire une adaptation de l'ICDA aux hôpitaux. Des versions plus récentes ont été incorporées: celle du " Royal College of General Practitioners " (1972), celle de l'" International Classification of Health Problems in Primary Care " (1975) enfin celle du " OMIXS Code of The Oxford Community Health Project " (1975) [34].
C'est là la caractéristique des processus informationnels de cette période.
C'est ainsi que si nous nous référons à l'histoire des langages informatiques, nous constatons qu'une centaine de langages ont été créés. Chacun de ces langages standard s'étant différencié en une multitude de dialectes souvent incompatibles. L'Organisation Mondiale de la Santé a essayé de garder un certain contrôle sur ce mouvement en produisant des recommandations quant à la manière de modifier l'ICD à des fins spécifiques, ces recommandations pouvant elles-mêmes être modifiées localement.
De nos jours une Tour de Babel d'acier n'est pas très différente dans la forme de son homologue Gothique en brique de la fin du siècle. Il existe ainsi un millier de vocabulaires médicaux contrôlés pour un millier de buts, chacun incorporant telle ou telle version de l'ICD.
On nous rappelle souvent " que le savoir médical s'est développé à un point tel qu'il nécessite l'assistance d'ordinateurs pour l'exploiter. Une des réponses a été de mettre au point des lexiques contrôlés. Mais nous sommes là encore, parvenus à un point tel qu'il faut encore faire appel aux ordinateurs " [35]. On plaide à présent pour un Système Unifié des Langages Médicaux (UMLS) capable de gérer de manière flexible, automatique l'ensemble des lexiques médicaux contrôlés. L'ICD sera alors incorporé à l'UMLS. Et à l'intérieur de l'ICD seront les classifications ouvertes, ce qui devrait autoriser en principe, une réorganisation des archives passées.
Dans cet article j'ai adopté le point de vue consistant à penser qu'un objectif essentiel pour les chercheurs de tous bords dans le domaine des sciences de l'information, est de concevoir et d'implémenter des infrastructures informationnelles. Examinant le cas particulier de la croissance de l'ICD nous avons vu deux phénomènes co-émerger. En effet considérant l'État et l'ICD nous avons constaté que si d'un côté, l'État et ses structures peuvent être considérés comme le socle qui oriente par leurs besoins l'évolution de l'ICD, ce dernier peut à son tour être pensé comme un des dispositifs fondateurs de l'État moderne.
En étudiant l'ICD et le traitement de l'information, nous avons constaté qu'au lieu de mettre au premier plan les impératifs d'une théorie de la classification médicale et la technologie informationnelle au second, comme toile de fond passive, nous devions considérer les technologies comme éléments formateurs, à part entière, des systèmes de classification développés.
Ce processus je l'ai nommé " inversions infrastructurelles " [Bowker, 1994] [36]. Par cette expression je fais référence à l'idée générale développée par les approches infrastructurelles qui consiste à montrer que bien souvent la part dite passive de l'arrière plan devient souvent, au terme d'analyses plus précises, un élément important du premier plan. Un exemple canonique est celui de l'allongement de l'espérance de vie au 19e Siècle. L'histoire traditionnelle de la médecine explique ce fait par le développement du savoir médical. Les approches " réformistes " suggèrent en fait que c'est le travail sanitaire très important effectué dans les villes qui est cause de l'augmentation de la durée de la vie, ce qui en retour a rendu possible le développement du savoir médical.
A partir du même point de vue on peut dire que les structures informationnelles qui nous entourent ne sont pas des " toiles de fond " passives. En fait elles ne cessent de façonner nos mondes politiques et philosophiques. Les historiens liés aux disciplines et pratiques intellectuelles traditionnelles, ont dans la plupart des cas manqué la filiation entre les pratiques du traitement de l'information et les procédures et dispositifs utilisés dans un grand nombre de domaines.
Les problèmes auxquels doit faire face l'ICD ainsi que les solutions, ont autant à voir avec l'histoire de la classification de Dewey développée dans le secteur des bibliothèques qu'avec l'histoire de la médecine antérieure à l'ICD. Depuis que ces liens sont considérés comme forts et bien réels, les sciences de l'information sont --comme Wiener l'a montré-- devenues centrales tant du point de vue pratique que théorique.
Publications récentes
© "Solaris", nº 4, Décembre 1997.