Nova : outil documentaire / fait scientifique ?

Huguette RIGOT


Maître de Conférences à l'I.N.R.P.


Quelles relations s'établissent entre pratiques scientifiques et pratiques documentaires ?

L'étude d'une recherche, "Nova : mise en place d'une banque de données sur les travaux écrits sur l'innovation en éducation et en formation", menée dans le cadre de l'I.N.R.P. fournit des éléments de réponse. Elle vise à comprendre comment au sein de cet institut, dont les principales missions s'articulent autour de deux pôles -- recherche et ressources -- la conception d'une politique d'information scientifique redéfinit les pratiques scientifiques, notamment en intervenant sur différents registres, la mise à disposition, la mise en forme et la mise en valeur des résultats de recherche.

Elle permet de suivre l'émergence d'une cohérence scientifique s'édifiant autour de la définition de l'innovation en éducation et en formation, articulée à un thesaurus spécifique et à la constitution d'une banque de données. Enfin, en référence à la sociologie de la traduction, cette étude permet d'analyser les stratégies d'alliances poursuivies par les chercheurs lors de la mise en place d'une recherche.





          

Introduction

  1. Définir les rapports existants entre un champ disciplinaire et l'information ?
  2. Qu'est-ce que Nova ?
  3. Pourquoi étudier Nova ?
  4. Comment étudier Nova ?


Définir les rapports existants entre un champ disciplinaire et l'information ?

Définir les relations établies entre un champ disciplinaire et les pratiques d'informations qui le traversent peut s'effectuer suivant différents éclairages.

Celui qui est ici privilégié, veut contribuer à l'identification et à la compréhension du lien qui peut exister, dans le champ de l'éducation, entre la recherche, considérée dans ses objectifs, ses procédures et ses produits, et l'information scientifique.

Pour ce faire, une recherche particulière est analysée, il s'agit de "Nova : mise en place d'une banque de données sur les travaux écrits sur l'innovation en éducation et en formation".


Qu'est-ce que Nova ?

Nova est une recherche menée dans le cadre de l'Institut national de recherche pédagogique. L'équipe, dont la direction est assurée par un Professeur en sciences de l'éducation [1] et un chercheur associé documentaliste, est composée d'enseignants, de documentalistes et de chercheurs appartenant ou représentant différentes institutions - I.U.F.M. de Versailles et de Poitiers, C.N.A.M., A.F.P.A..

Ses objectifs se définissent par :

Depuis 1991, cette recherche a produit deux ouvrages [3] et une banque de données composée actuellement de 300 notices qui ne sont pas pour l'heure encore accessibles en ligne.


Pourquoi étudier Nova ?

Analyser Nova, c'est-à-dire une recherche visant principalement à produire une banque de données, ce qui habituellement est considéré comme un outil d'information, devrait permettre d'aborder les questions suivantes :


Comment étudier Nova ?

L'opposition, généralement entretenue entre d'un côté les contenus ou plus exactement les concepts et de l'autre les outils et les instruments, ne rappelle-t-elle pas celle du contenu et du contexte --science et société-- déjà analysée et remise en cause par les actuels développements de la sociologie des sciences ?

Autrement dit, l'application des principes de base pour l'étude des sciences et des techniques [4] a-t-elle un sens dans l'étude des usages d'informations resitués au sein des pratiques heuristiques ?

Nova, plus que d'autres recherches, autorise réellement ce type de questionnement.

Parce qu'elle est menée par une équipe composée de chercheurs reconnus par la communauté scientifique, parce qu'elle met en jeu des partenaires institutionnels ayant des missions de recherche, parce qu'elle a pour objectif de faire avancer les connaissances scientifiques dans le champ de l'innovation en éducation et en formation, elle représente une situation de recherche qui est traversée comme bien d'autres par de l'information scientifique, instrumentalisée.

Mais elle n'est pas que cela. Son objet est de produire de nouvelles informations. Ainsi, elle ne se différencie pas de la majorité des recherches mises en oeuvre et dont les résultats se matérialisent par un certain nombre de traces --conférences, actes de colloques, publications diverses, etc.-- informations qui sont utilisées par d'autres chercheurs pour les instrumentaliser dans de nouveaux travaux. La différence porte sur le statut de l'objet ou du résultat. Nova a la forme d'un outil d'information, au sens documentaire du terme.

Ainsi, l'information produite se distingue des autres mises en forme de résultats par le fait d'être principalement une banque de données et un énoncé scientifique diffusé par deux publications.

L'objectif de ce présent travail est de montrer qu'en appliquant notamment le principe de symétrie de Bloor --symétrie de l'explication-- qui impose de traiter de la même manière un objet quel que soit le résultat, et celui de symétrie Humain-Non-humain de Callon-Latour --qui rend compte des mouvements des entités non humaines au même titre que ceux des entités humaines--, il est possible d'analyser les usages d'informations inscrits dans les pratiques scientifiques en dépassant la double dichotomie qui repose sur l'opposition contenu et contexte et sur la différence faite au niveau du contenu entre les concepts et les instruments.




L'information scientifique : un enjeu pour la recherche en éducation ?

  1. Recherche et ressources à l'INRP : deux pôles bien identifiés
  2. Les banques de données de recherche : lieu de controverse ou objectivation paradoxale ?
  3. Des ressources à l'information scientifique : une façon de reposer l'articulation entre recherche et information, entre concepts et instruments

Travailler sur Nova doit permettre, dans un domaine bien identifié, la recherche en éducation, de vérifier certaines hypothèses, à savoir que :


Recherche et ressources à l'INRP : deux pôles bien identifiés

L'I.N.R.P. est chargé d'une mission de recherche. Il est aussi "un centre de ressources chargé de réunir, de gérer et de tenir à disposition les acquis de la recherche en éducation" [5]. Dans ce rappel de deux missions fondamentales, recherches et ressources sont intimement liées, mais ne sont pas mises au même niveau. Les ressources sont au service de la recherche.

Depuis le schéma directeur de 1987, l'institut a organisé sa mission et sa politique de ressources à partir d'une définition de celles-ci. J. Hassenforder, qui est à l'origine de cette réflexion, en référence aux ressources centers anglo-saxons, énonce que :

"les ressources constituent un ensemble de moyens au service d'un but. (...) Dans le domaine qui nous occupe (la recherche en éducation), les ressources dépassent de beaucoup les moyens documentaires. On peut y inclure les personnes-ressources (expertise, conseil, intervention, formation), les ressources documentaires (documents et publications), les ressources techniques (informatique, audiovisuel), plus généralement, les connaissances d'ordre divers transmises par différents canaux au moyen de différents supports. (...) C'est l'ensemble de l'institut sous ses différentes facettes qui constitue un centre de ressources". [6]

C'est donc une conception très large de la notion de ressource qui est ici proposée.

L'I.N.R.P., parce qu'il est un pôle de production de savoirs, a non seulement besoin d'organiser des moyens documentaires pour permettre à ses propres chercheurs et aux autres de produire des recherches --c'est la fonction privilégiée du Centre de documentation recherche et des banques de données généralistes et spécialisées--, mais aussi de s'auto-organiser --ses équipes, ses recherches-- pour servir l'ensemble de la communauté scientifique par la production et la diffusion d'informations scientifiques directement liées aux résultats de recherche (publications, colloques, etc.).

La métaphore de la ressource se retrouve aussi chez J. Michel [7] qui considère l'information comme une ressource produite par et pour la recherche et qui, sur le mode des matières premières ou de l'énergie, traverse un cycle de transformations. Il est ainsi possible de distinguer une forme primaire qui est rarement utilisable telle quelle et un cycle de traitement. Celui-ci se décompose en trois étapes : une phase d'extraction à partir de gisements identifiés, une phase de transformation qui crée un nouveau savoir, un nouvel objet et enfin, une phase de distribution qui propose ces nouveaux produits à des utilisateurs.

Ainsi, c'est non seulement la place de l'information scientifique, mais aussi et surtout une conception de la recherche et de la pratique du chercheur qui est en jeu dans la définition des ressources. De fait, si la définition des ressources opératoire à l'I.N.R.P. recense des composantes, au sein d'une conception très large qui rassemble sous l'angle des moyens les documents, les hommes et l'institut lui-même, celle de J. Michel décompose un processus de mise en forme et de dissémination qui pose un certain nombre de questions quant à l'usage des ressources par des chercheurs. Identifier un cycle de traitement de l'information ou de mise en forme des ressources, n'est-ce pas avant tout définir une nécessaire médiation ? Qui est chargé de la mettre en oeuvre ? Les professionnels de la recherche ou ceux de l'information ? Les chercheurs ou les documentalistes ?

L'analyse de la conception large des ressources portée par l'I.N.R.P. amène, à travers l'identification des différentes composantes de cette politique mises en place dans les années quatre-vingt et reconduites jusqu'à présent, à s'interroger sur le partage des responsabilités, en matière de médiation, entre chercheurs et documentalistes.

Deux types de ressources sont identifiés et semblent avoir vocation à couvrir la totalité des champs de la documentation et de la communication.

Tout d'abord, les ressources documentaires. Elles sont rassemblées en un ensemble cohérent s'appuyant sur des espaces documentaires : la bibliothèque (orientée vers une mission de conservation du patrimoine), le Centre de documentation recherche (ayant pour objectif de fournir une information spécialisée en adéquation avec les besoins des chercheurs), des banques de données générales et spécialisées, des publications (ouvrages et revues couvrant le champ de la recherche en éducation). La visibilité de cet ensemble est renforcée pour la communauté scientifique, interne et externe par un regroupement administratif au sein d'un département "Ressources et communication" qui poursuit simultanément des objectifs de recherche.

A l'intérieur des ressources documentaires, deux types d'action sont repérables.

Le premier concerne la mise à disposition. Réunir, gérer, tenir à disposition les acquis de la recherche font habituellement partie de l'arsenal des professionnels de la documentation et non de la recherche. C'est bien évidemment encore le cas à l'I.N.R.P., mais au sein d'une organisation documentaire non exclusive qui favorise au contraire les transferts entre documentation et recherche, comme si le rapport de l'usager à l'information scientifique était au coeur du système documentaire mis en place. Les conditions de mise à disposition des documents au sein du Centre de documentation recherche visent à créer une proximité forte entre documents, usagers et documentalistes, par une quadruple réflexion sur l'accès à la documentation : le libre-accès couplé à de larges conditions d'emprunt, l'accès informatisé et à distance au catalogue, l'accès à une information analytique --descripteurs et résumé-- et enfin l'accès à la documentation étrangère notamment anglo-saxonne.

Le deuxième type d'action porte sur la mise en valeur des acquis de la recherche. Il s'agit d'un travail qui passe par la production de synthèses thématiques, par la diffusion des résultats de la recherche par la publication de monographies et de périodiques et par la production de banques de données spécialisées. Toutes ces opérations concourent à créer des savoirs nouveaux et supposent, de ce fait, l'intervention d'experts à la valeur scientifique reconnue.

La production et la diffusion des ressources documentaires requièrent donc deux types d'acteurs : les documentalistes qui organisent le dispositif de mise à disposition documentaire et les chercheurs qui se retrouvent comme usagers au centre de celui-ci et comme producteurs et diffuseurs d'informations au coeur de la mise en forme des nouveaux savoirs. Les documentalistes desservent une population précise et ciblée, les chercheurs en éducation qui produisent à leur tour pour les communautés scientifique et éducative.

Deuxième type, les ressources humaines s'organisent autour de trois principes : recherche et expertise (le potentiel humain est important, il correspond à l'ensemble des chercheurs travaillant à l'I.N.R.P. et à ceux participant au réseau de l'institut), formation avec des séminaires de niveau doctoral, communication au sein des communautés scientifique et éducative, par l'organisation de colloques et journées d'études.

Ressources et recherche sont présentes dans un même département, animé et dirigé par un chercheur qui symbolise par sa présence et surtout par son travail et son engagement personnels l'imbrication des deux univers, celui des ressources et celui de la recherche. Ce département a pour double fonction de créer une synergie au niveau documentaire et de mobiliser les individus et les recherches des autres départements de l'institut et de son réseau. L'imbrication des deux types de ressources constitue une des spécificités de l'institution. Cette politique, dont la légitimité repose sur la validation des assemblées dirigeantes de l'I.N.R.P., les conseils d'administration et scientifique, est si directement liée aux chercheurs, qu'il n'est pas inutile de se demander quel est le moteur de la dynamique instaurée : les ressources ou la recherche ?


Les banques de données de recherche : lieu de controverse ou objectivation paradoxale ?

Nova s'inscrit dans une tradition de recherche trouvant particulièrement sa place au sein de l'I.N.R.P., qui dénombre officiellement vingt-trois banques de données, majoritairement bibliographiques et de recherche. Cette terminologie bien acceptée par les différents acteurs, chercheurs ou documentalistes, permet de typologiser ces produits d'information suivant la nature des données [8].

L'I.N.R.P. reprend dans un premier temps, la classique opposition entre banques de données bibliographiques et factuelles, pour introduire, dans un deuxième temps, deux niveaux de spécification au sein du premier type. Ce traitement de l'information est à déduire de la place de la documentation dans l'institut.

Une banque de données bibliographiques peut être générale. C'est le cas d'Émile 1 qui est produit à partir du fonds documentaire du Centre de documentation recherche, par des documentalistes. Elle est liée à la fonction documentaire de mise à disposition des acquis de la recherche en éducation.

Une banque de données bibliographiques peut être spécialisée ou de recherche. C'est le cas de Nova ou de Daf (banques de données sur la didactique du français langue maternelle). Ces banques ne sont liées à aucun fonds documentaire et sont produites principalement par des chercheurs. Elles se déduisent de la fonction mise en valeur des acquis de la recherche.

Il s'agit d'une mise en forme de l'information qui ne ressemble pas aux produits rendant compte habituellement des résultats de recherche. Comme les textes publiés, ces banques de données sont construites à partir d'une définition rigoureuse du champ et/ou de l'objet, élément qui se trouve investi dans des langages documentaires ajustés au champ ou à l'objet [9]. Enfin, elles proposent des visées scientométriques et d'évaluation [10]. Ces deux dernières caractéristiques constituent une spécificité forte par rapport aux autres types de mises en valeur des acquis de la recherche.

Autre différence, deux paradigmes émergent en leur sein : celui des bibliographies spécialisées et celui des recueils de ressources spécialisés [11].

Les banques de données jouent un rôle fondamental dans la politique de ressources de l'institut parce que plus que les autres objets documentaires, elles redéfinissent le contour des pratiques de recherche.

Elles opèrent une double transformation. Elles commencent par transformer les pratiques documentaires des chercheurs.

D'abord, le regard qu'ils ont sur le thesaurus qui, de contrainte expérimentée au cours de la formulation de requêtes, devient un outil de communication, conçu par une équipe pour un cercle scientifique plus large et organisé autour d'une définition et d'un petit nombre de concepts qu'il devient nécessaire de définir et de relier les uns aux autres. Ensuite, le rapport aux documents eux-mêmes : comment lire et interpréter un texte de façon à l'indexer et à le résumer pour faire ressortir à la fois ce que l'auteur y a exprimé et les préoccupations des producteurs de la banque ? Comment ne pas être étonné par le fait que rédiger une notice soit le produit d'une combinatoire entre différentes opérations cognitives : lecture, interprétation et écriture suivant au moins deux logiques, celle qui consiste à restituer le contenu du document et celle qui consiste à tirer d'un texte des informations correspondant à un champ ou à un objet de recherche. Enfin, la relation au gisement documentaire qui, par ses visées exhaustives, est traversé par une tension originale qui a pour conséquence de le constituer de documents --comme les banques de données documentaires généralistes-- et de séquences textuelles spécifiques. Ainsi, un texte collecté peut n'avoir qu'une de ses parties indexée car elle seule porte sur le champ étudié. Une autre partie, par contre, peut être sollicitée par une banque de données travaillant sur un objet différent. Enfin, l'indexation globale peut ne pas retenir comme descripteurs les objets spécifiques étudiés par les banques de données spécialisées. Certains documents collectés dans Nova sont présents dans Daf et n'apparaissent pas avec le descripteur "innovation" dans Emile 1, banque de données bibliographiques généraliste.

Les banques de données de recherche transforment aussi et surtout les pratiques heuristiques.

Elles obligent à constituer des équipes mixtes --des chercheurs bien sûr, mais aussi des documentalistes et/ou des informaticiens-- et à croiser leurs points de vue.

Elles établissent un rapport différent à l'information scientifique : d'un usage de consommation d'instrument, les chercheurs passent à une problématique de production.

Elles impliquent un nouveau rapport aux résultats ou aux acquis de la recherche qui s'actualisent en un objet polymorphe s'apparentant autant à la mise à disposition qu'à la mise en valeur.

Les banques de données de recherche correspondent à une nouvelle mise en forme des acquis qui, au contraire des synthèses et de la plupart des publications, ne se matérialisent pas dans une forme d'écriture de type textuel, mais dans une collection de notices qui valent pour des documents et qui sont rédigées et organisées en référence à une définition et à un lexique scientifique.


Des ressources à l'information scientifique : une façon de reposer l'articulation entre recherche et information, entre concepts et instruments

La situation des banques de données de recherche à l'I.N.R.P. peut aider à redéfinir les relations entre recherche et ressources.

Les liens établis sont problématiques. Les ressources renvoient soit à la notion restreinte de moyens, ce qui implique une situation de domination par rapport au but qu'est la recherche, soit à une notion englobante de quasi finalité de la recherche diffusée. Ces deux conceptions sont non seulement antagonistes, mais introduisent une tension difficile à assumer pour l'institution comme pour les chercheurs. Pour certains, la politique documentaire avec son double dispositif de mise à disposition et de mise en valeur des acquis de la recherche, symbolisé par l'organisation administrative du département "Ressources et communication", est une construction arbitraire et ad hoc, alors que pour d'autres, elle est un facteur de développement des deux pôles. Pour certains, documentalistes comme chercheurs, les producteurs de banques de données de recherche font un travail de documentation. Pour d'autres, les banques de données de recherche permettent de rendre compte et surtout de diffuser d'une nouvelle manière des résultats de recherche.

Pourtant, en référence soit au double dispositif de mise à disposition et de mise en valeur des acquis de la recherche de la politique documentaire de l'I.N.R.P., soit au cycle de transformation de l'information décrit par J. Michel, l'analyse de la production d'une banque de données de recherche, peut permettre de dépasser les contradictions précédemment évoquées, et de remplacer le concept de ressources par celui, plus générique d'information scientifique.

Nova, banque de données, produite dans le cadre d'un programme de recherche de l'I.N.R.P. est soit un outil documentaire particulier, puisque mis en place par des chercheurs, soit un produit de recherche d'une forme peu utilisée pour diffuser des résultats. En tant que telle, elle pose la question du statut du traitement de l'information et plus exactement de son conditionnement ou de sa mise en forme, au point que celle-ci vient s'intercaler entre la mise à disposition et la mise en valeur de l'information pour compléter la construction de ce que peut et doit être une politique documentaire articulée à la recherche.

Le traitement de l'information ou son conditionnement [12] implique plusieurs types d'intervention et différents acteurs.

Les opérations de conditionnement de l'information, liées à la mise à disposition, sont généralement prises en charge par des documentalistes au profit des chercheurs, notamment dans le domaine des banques de données bibliographiques. Leur fonction est de signaler et d'analyser un document primaire, monographie ou article de périodique. L'accès à cette information oriente la démarche de l'usager en lui faisant gagner du temps, il peut décider s'il doit ou non consulter le document. La notion de mise à disposition concerne aussi l'accès physique aux documents dans des espaces documentaires. Cette notion, dans son acception large, établit une relation entre un usager et un document ou son représentant, une notice bibliographique, qui ne vaut que comme accès au contenu global de l'information transmise par le document. La notice se substitue au document dans un rapport métonymique, comme le dos du livre avec les mentions de titre et d'auteur se substitue au document en libre-accès. Ce type de substitution s'effectue toujours dans le cadre d'un travail documentaire mis en oeuvre par les professionnels de l'information que sont les documentalistes. Ce travail de conditionnement, quelle qu'en soit l'importance dans une démarche heuristique est toujours délégué à un non chercheur.

La mise en valeur des acquis de la recherche, quant à elle, est aussi déléguée, mais cette fois à un individu ou à un groupe appartenant à la communauté scientifique. Dans ce cadre là, s'effectue aussi un travail de conditionnement de l'information. Il s'agit de diffuser de nouveaux savoirs sous forme d'énoncés (articles, synthèses, etc.) qui n'existent qu'étant validés par la communauté scientifique. Ainsi, la diffusion d'information --sous ses formes de communication écrite, publications, et de communication orale, colloques, journées d'études-- implique toujours un traitement de l'information, délégué à des pairs. Ce type de délégation est le fondement de la communauté scientifique : elle assure sa cohérence et sa structuration.

Les banques de données de recherche, parce qu'elles correspondent à une nouvelle mise en forme de l'information, remettent en cause la relation duale entre mise à disposition et mise en valeur de l'information.

Leur spécificité n'est-elle pas, par rapport aux banques de données généralistes, de ne pas substituer exactement les notices aux documents ? Leur spécificité, par rapport à l'édition, n'est-elle pas de rendre plus difficile la certification des connaissances proposées ? Quel comité de rédaction peut se porter garant de la valeur scientifique d'un tel objet ? Comment certifier sans lire et sans analyser ? Comment certifier sans être utilisateur ? Enfin, leur mise en forme ne ressemble en rien au travail habituel d'écriture des chercheurs, les obligeant souvent à déléguer certaines tâches à des documentalistes et/ou des informaticiens.




Nova ou comment traduire les enjeux de l'innovation pour le système éducatif

  1. Traduire pour s'allier
  2. Le choix des alliés
  3. La configuration des alliances
    1. Réactiver des alliances préexistantes ou comment mettre en forme le contexte
    2. Faire émerger des acteurs inédits ou comment travailler les contenus
    3. Comment rassembler des documents écrits pour qu'ils fassent sens ?
    4. Comment constituer les décideurs et les innovateurs en vrais producteurs d'innovations ?
  4. La fragilité des espaces de négociation

Quand en 1991, une équipe composée de chercheurs en éducation, de documentalistes, travaillant à l'I.N.R.P. et dans d'autres institutions comme le C.N.A.M., l'A.F.P.A. et les I.U.F.M. de Versailles et de Poitiers, dépose un projet auprès du conseil scientifique de l'institut, son objectif est de produire une banque de données de recherche portant sur des documents écrits sur l'innovation à l'école. Le produit de cette recherche est destiné en priorité aux publics ayant en charge l'innovation dans le système scolaire --les innovateurs et surtout les décideurs, ceux qui la favorisent ou la restreignent-- et aux chercheurs en éducation.

L'analyse du travail accompli par cette équipe depuis six ans permet de suivre la façon dont s'est organisée la mise en oeuvre de ces objectifs et dont ont été réalisés les différents produits qui, aujourd'hui, constituent la recherche Nova. A l'instar de la sociologie des sciences, étudions cet ensemble comme une boîte noire non encore complètement refermée, pour comprendre la relation existant entre les pratiques heuristiques et l'information scientifique.

L'étude de Nova est menée à partir d'une analyse des comptes-rendus de réunions tenues de 1991 à 1995, des notes et travaux rédigés par l'équipe --à vocation interne-- des rapports d'étape remis au conseil scientifique de l'I.N.R.P., des publications et des entretiens effectués auprès des deux responsables de l'équipe --un chercheur et une documentaliste--.


Traduire pour s'allier

Cette analyse, parce qu'elle vise à étudier les liens entre productions scientifiques --concepts et modèles-- et productions documentaires, se réfère aux principes de la sociologie des sciences [13] et plus particulièrement au répertoire de la traduction [14]. De fait, l'utilisation de ce concept emprunté à Michel Serres [15] par Michel Callon [16] semble appropriée à notre problématique puisqu'elle permet de comprendre comment se constitue un savoir scientifique sur un objet --les coquilles saint-jacques ou l'innovation en éducation et en formation-- en analysant les actions et les productions des chercheurs qui mettent en relation contenus scientifiques et contexte social [17].

Michel Callon, en proposant un découpage en quatre étapes de l'opération de traduction [18], entend décrire la façon dont une équipe de chercheurs définit simultanément l'identité des acteurs et les alliances à sceller avec eux. De fait, le travail accompli apparaît comme la mise en place d'un espace de négociation, dont la gestion et l'animation sont assurées par les chercheurs et qui se trouve constitué par l'ensemble des relations que l'équipe noue avec chacun des acteurs.


Le choix des alliés

Six acteurs sont concernés par la mise en place d'une banque de données sur l'innovation en éducation et en formation. L'équipe en a identifié cinq, en dehors d'elle-même, de la rédaction du projet soumis à l'approbation du conseil scientifique de l'I.N.R.P. en 1991 jusqu'aux deux publications de 1996 [19].

Par la recherche Nova, les chercheurs s'efforcent de se rendre indispensables à tous les acteurs concernés par l'innovation en éducation et en formation, en formulant en leur nom les problèmes différents que chacun d'entre eux rencontrent sur cet objet. En proposant des solutions qui passent par la mise en place et la réalisation de cette recherche, l'équipe Nova, simultanément, formule des problèmes et définit des entités acteurs en les reliant par un même noeud d'intérêts. S'appuyer sur une définition stable et une banque de données spécialisée portant sur les documents écrits sur ce sujet en français ou en anglais est le point de passage obligé pour tous les acteurs concernés par l'innovation en éducation et en formation.

Les six acteurs définis par Nova --l'équipe elle-même, les décideurs, les innovateurs, la communauté scientifique, l'I.N.R.P. et enfin les documents écrits-- ont tous intérêt à voir naître cette recherche et à y participer.

Les décideurs veulent favoriser et infléchir les innovations dans le sens des objectifs qu'ils définissent au niveau des politiques mises en place pour piloter le système éducatif. Ils entretiennent des rapports ambigus avec les innovations. Ils sont d'un côté condamnés à en impulser pour rendre le système éducatif plus efficace, et de l'autre, ils sont obligés de n'encourager que les actions allant dans le sens des objectifs généraux qu'ils se fixent. Condamnés à changer, mais à la condition d'être capables de sélectionner, les décideurs ont besoin d'outils de pilotage correspondant à trois niveaux de savoir sur cet objet :

L'équipe Nova leur propose de constituer une banque de données permettant simultanément de recenser des actions innovantes et d'en analyser les mécanismes.

Pour les innovateurs et les formateurs, pouvoir trouver des idées pour faire naître de nouvelles expériences innovantes est important. Ils sont à l'origine de leur éclosion, du renouvellement et de l'amélioration du système éducation. Leur permettre d'accéder à un réservoir de pratiques innovantes et d'en comprendre les mécanismes est là aussi la double condition d'une réussite future.

Du côté de la communauté scientifique, peu de connaissances ont été produites et diffusées. L'innovation est un réseau notionnel surtout travaillé dans le domaine technologique et social, mais sans connaître de véritable application en éducation et en formation. Encore une fois, les scientifiques ne peuvent rester insensibles au projet Nova dont un des objectifs est de proposer une définition rigoureuse et précise de l'innovation et de voir s'accroître les connaissances.

Enfin, l'I.N.R.P. à qui est soumis ce projet de recherche, a intérêt à soutenir les chercheurs. En effet, cette recherche permet d'articuler les missions de recherche et de constitution de ressources, en produisant des connaissances nouvelles destinées à la communauté scientifique et des ressources pour la communauté éducative (formateurs, enseignants et décideurs). De plus, la composition hétérogène de l'équipe redouble cette dualité - chercheurs et documentalistes -- et renforce les relations avec d'autres institutions. Cette recherche, en jouant sur les différents registres des missions et en s'adressant à des publics diversifiés et hétérogènes, rassemble sous un même objet des éléments difficiles à traiter simultanément.

Elle opère une opération de traduction particulièrement intéressante en rassemblant dans un même travail les différentes constituantes de l'institut : les principales composantes humaines --chercheurs et documentalistes--, les missions essentielles --recherche et ressources auxquelles on peut rajouter celle d'animation de réseau--, tous les usagers --la communauté scientifique, les décideurs, les formateurs, les enseignants--. Cette recherche semble traduire l'institut dans sa globalité, dans son fonctionnement interne et dans ses relations à la science et à la société.

Dernière entité traduite, les documents écrits : ils doivent constituer la base de données et permettre l'élaboration de la définition. Suivant le principe de symétrie Humain et Non-Humain qui implique, dans le traitement des données, de rendre compte de la présence et des mouvements des non-humains au même titre que les humains, il est particulièrement intéressant d'analyser comment l'équipe traduit cette entité pour la constituer comme acteur. Le but poursuivi par les documents écrits est de produire du sens. Ils ne peuvent y parvenir tant qu'ils sont dispersés et qu'une définition n'a pas été proposée pour construire, à partir d'eux, une cohérence transmissible à des lecteurs. Une nouvelle fois, la solution proposée passe par la constitution d'une banque de données bibliographiques, pour les rassembler de façon exhaustive et les rendre communicables et exploitables par des publics divers.

A ces cinq entités produites par la problématisation effectuée par l'équipe Nova, s'ajoute un sixième acteur, l'équipe elle-même. Scientifiques et documentalistes, travaillant au sein de l'I.N.R.P. et des autres institutions, veulent relever un défi scientifique et social en faisant avancer les connaissances sur l'innovation en éducation et en formation et en les communiquant à tous les publics concernés. Tout est à construire, y compris une culture d'équipe. Constituer une banque de données sur l'innovation en éducation et en formation est une idée ancienne que d'autres avant eux ont essayé vainement de mettre en place. Les obstacles à surmonter sont d'importance. Comment repérer les documents et les exploiter alors qu'il n'existe pas de définition de l'innovation dans le champ de l'éducation et de la formation qui reste quant à lui à délimiter ?

Ainsi, la problématisation opérée par l'équipe Nova permet de faire débuter en 1991 une recherche visant à définir l'innovation en éducation et en formation et à constituer une banque de données internationale et interdisciplinaire sur des documents écrits depuis 1960. Ce travail est destiné à servir de réservoir d'idées et d'outil de connaissance et de compréhension des mécanismes de l'innovation appliquée à l'éducation et à la formation aux enseignants, aux formateurs, aux décideurs. Il permet à l'I.N.R.P. de remplir pleinement ses missions et il doit produire des connaissances mises à la disposition de la communauté scientifique.


La configuration des alliances

L'équipe Nova, en décidant de mener cette recherche sur l'innovation propose à cinq acteurs de traiter de cet objet à leur place. Elle leur devient doublement indispensable.

D'abord, indispensable dans la formulation du problème. Seuls les chercheurs sont capables de traiter de cet objet qui est passé, par leur action, d'un état diffus, virtuel --le problème existait avant eux, mais sans être objectivé, orienté vers une solution-- à un état réel, central dans la stratégie poursuivie par chacune des entités.

Ensuite, indispensable dans la gestion des relations en devenant l'acteur principal avec une fonction de pivot entre les différentes entités. Il s'agit de neutraliser les liens existant entre chacune d'entre elles pour les remplacer par un système d'alliances qui fait converger toutes les relations vers l'équipe. L'équipe Nova s'impose comme centre de traduction ou comme point de passage obligé des relations. Il s'agit d'un travail relationnel d'une très grande complexité. En intéressant les cinq autres acteurs à la définition de l'innovation et à la constitution d'une banque de données spécialisée, l'équipe doit faire converger vers elle l'intérêt de chacun d'eux. Chacun doit être persuadé qu'il ne peut trouver la solution à son problème en se tournant directement vers une autre entité et qu'il doit demander à l'équipe de traduire ses relations avec elle. Cette action permettant de se placer entre deux entités --humaine et non-humaine, les décideurs et les documents écrits, par exemple-- correspond à ce que M. Callon appelle l'intéressement [20].

Les différentes relations établies entre l'équipe et les cinq entités sont pourtant loin d'être équivalentes. Cette différence de nature entre opérations de traduction contribue d'ailleurs à modeler la configuration du réseau d'alliances en créant une séparation entre contextes et contenus. Aux contextes correspondent les traductions qui mobilisent des alliances anciennes et qui redéfinissent, à la marge, l'identité des alliés. Aux contenus correspondent les nouvelles alliances qui font apparaître des acteurs inédits [21].

                  
  1. Réactiver des alliances préexistantes ou comment mettre en forme le contexte

    L'équipe Nova, de par son origine et sa composition, entretient de si anciennes et étroites relations avec l'I.N.R.P. et la communauté scientifique, qu'il est possible d'affirmer qu'elle a vocation dans cette recherche à les représenter, sans qu'un travail spécifique ait du être accompli.

    On peut supposer qu'une telle situation est liée d'une part au fait que l'équipe est composée de représentants de chacune de ces deux entités (les chercheurs Nova sont en quelque sorte leurs porte-parole incontestés), et d'autre part au fait que l'objet de la recherche est directement acceptable par ces deux alliés. Il est légitime qu'ils s'intéressent à l'innovation en éducation et en formation et qu'ils décident d'en déléguer le traitement à l'équipe.

    Enfin, ne se situant pas encore sur un front sensible, le déléguer aux chercheurs ne fait pas problème. L'I.N.R.P. et la communauté scientifique ne semblent pas avoir à choisir entre diverses équipes concurrentes qui seraient amenées à prouver que chacune d'elles est la mieux placée pour parvenir à un résultat.

    Il est intéressant de remarquer que les deux alliances ne sont pas équivalentes. La proximité établie entre l'équipe Nova et l'I.N.R.P. est plus forte que celle qui la relie à la communauté scientifique.

    De fait, énoncer comme objectif scientifique qu'il est nécessaire de donner "une définition épistémologiquement rigoureuse du champ qu'elle traite (ce qui) nécessite un travail en amont sur ce qu'est ce champ (l'innovation) et ce sur quoi il porte (éducation et formation)" [22], permet de renouveler l'alliance avec la communauté scientifique qui ne peut qu'accepter la proposition des chercheurs Nova d'accroître les connaissances dans un domaine où règne un flou notionnel. On peut se demander si l'énoncé du deuxième objectif --constituer une banque de données bibliographiques s'appuyant directement sur cette définition-- n'introduit pas un élément d'hétérogénéité dans cette alliance à cause de sa composante documentaire.

    Au niveau de sa composition - chercheurs et documentalistes - se retrouvent actualisées la même capacité d'alliance et la même hétérogénéité.

    Par contre, l'articulation du volet documentaire aux pratiques heuristiques est un ciment particulièrement efficace vis-à-vis de l'I.N.R.P., qui y a construit ses politiques de recherche et documentaire. (Cf. supra). De plus, cet acteur a lui-même vocation à représenter la communauté scientifique et est déjà le résultat d'une série d'alliances ou d'opérations de traduction qui le fait reconnaître comme son porte-parole. Enfin, le fait que ses missions destinent aussi bien aux décideurs qu'aux enseignants la diffusion de ses résultats de recherches renforce la prééminence de son alliance avec l'équipe Nova. L'institut semble concentrer sur lui l'ensemble des alliances à sceller avec toutes les entités humaines. Il apparaît comme une succession d'opérations de traduction réussies et anciennes qui le mettent en position d'être le résultat et le garant des alliances contractées par l'équipe Nova.

    Cette recherche est un pur produit de l'institut qui semble mobiliser et représenter tous les alliés devant y participer.Au sein de ce réseau d'alliances l'une d'elle émerge plus radicalement : le lien avec la communauté scientifique qui est renouvelé plusieurs fois au travers de la relation établie avec l'I.N.R.P.

    Son point inaugural se situe au moment de l'examen du projet de recherche par le conseil scientifique en 1991 et par son acceptation. Composé de représentants de la communauté scientifique et de l'I.N.R.P., eux-mêmes chercheurs, le conseil scientifique délibère sur ce projet introduit par l'avis de deux experts, représentant les scientifiques extérieurs. Par la suite, on retrouve la même imbrication au niveau des avis et des expertises rendus par les représentants internes (I.N.R.P.) et externes de la communauté scientifique. Par quatre fois, ces porte-parole sont interpellés pour garantir le bon déroulement de la recherche et surtout le caractère scientifique de ce qui est produit. Dans chacune de ces situations, l'I.N.R.P. est en première ligne et sert de truchement ou de relais à la communauté scientifique, quelle que soit la portée --limitée, intermédiaire ou finalisée-- de ce qui est réalisé et soumis au jugement scientifique.

    Deux rapports intermédiaires ont été rédigés. Le premier en 1992-1993 fait le point en distinguant les travaux réalisés de ceux qui sont annoncés. Les premiers intéressent directement les scientifiques. Le versant heuristique est si bien avancé qu'il est envisagé d'organiser des journées d'études. Un travail important a été accompli du côté de la définition qui n'est pas encore complètement stabilisée. Du côté de la délimitation du champ et de la limitation du cadre chronologique, la situation est satisfaisante. Du champ de l'école, l'équipe est passée à celui de l'éducation et de la formation et la collecte des documents peut commencer à partir de 1960. L'équipe est ainsi capable de rendre des comptes aux chercheurs internes et externes à l'I.N.R.P. Les travaux restant à réaliser les concernent moins directement, sauf une étude historique de l'innovation, permettant d'approfondir la définition. Ils portent sur l'aspect documentaire de la recherche : élaboration du bordereau de saisie en référence au thesaurus et mise à l'épreuve de la pertinence du thesaurus et du lexique auprès d'usagers.

    Le rapport intermédiaire de 1993 est accompagné d'une note rédigée par un chercheur externe qui garantit la qualité du travail scientifique accompli. La mobilisation de ce porte-parole se fait au nom de l'I.N.R.P. et pour son conseil scientifique. Seul l'aspect le plus directement heuristique est abordé. Ce chercheur indique l'intérêt qu'il trouve à l'exploration faite des modèles théoriques de l'innovation. Rien n'est exprimé sur le mode de collecte des données, alors qu'il a pourtant élaboré, dans un autre cadre scientifique, la formalisation du repérage documentaire utilisé pour collecter les documents de cette banque de données. Cette note, comme le rapport qu'elle introduit, a pour fonction de conforter l'alliance entre l'équipe et la communauté scientifique restreinte représentée par le conseil scientifique de l'I.N.R.P. Cette alliance traduit à son tour celle passée avec l'ensemble de la communauté des chercheurs en éducation.

    Le contenu du rapport lui-même souligne les avancées en termes heuristiques. L'accent est mis sur l'avancement du travail de conceptualisation et d'élaboration de la définition, et sur l'exploitation scientifique de la banque de données en référence à de possibles travaux d'infométrie.

    L'I.N.R.P. organise les journées d'étude de 1993 qui correspondent à une forte situation de mobilisation de tous les alliés humains --communauté scientifique, décideurs et innovateurs-- et non-humains. Encore une fois, l'institut a ce pouvoir de traduction qui se retrouve mis en jeu au niveau de l'organisation matérielle, de la caution scientifique apportée et de la participation de ses chercheurs comme intervenants. Les participants --conférenciers et auditeurs-- recouvrent l'ensemble des publics qu'il a vocation à desservir et qui sont aussi les acteurs traduits par l'équipe.

    Le rapport final de 1995, publié en 1996, est encore le résultat d'une forte mobilisation de l'institut et de la communauté scientifique qu'il représente. Si la validation du rapport concerne les deux acteurs, l'I.N.R.P. s'engage plus, pour le publier, en donnant sa caution scientifique et en mettant à la disposition de l'équipe des ressources financières et humaines.

    Ce rapport fait surtout apparaître le lien existant entre le travail effectué au niveau de la définition et de la délimitation du champ et l'élaboration du thesaurus et du lexique. Le travail documentaire est avant tout abordé sous l'angle de la formalisation conceptuelle et non sous celui de la collecte, de la sélection et de l'indexation des documents. Ce rapport rend compte du travail intellectuel le plus valorisé par la communauté scientifique, parce qu'il peut seul être soumis à la certification des chercheurs.

    L'organisation des journées d'étude et le rapport final de 1995 --qui correspondent aux deux publications de 1996-- à la différence des deux rapports intermédiaires qui eux, n'ont connu qu'une diffusion limitée à l'I.N.R.P. et à son conseil scientifique, installent l'institut de recherche dans un rôle qui dépasse de loin celui d'acteur privilégié du contexte. De fait, acteur traducteur de la communauté scientifique, sollicité comme contexte de l'action, l'I.N.R.P. intervient aussi comme représentant de deux acteurs inédits --les décideurs et les innovateurs-- sur qui pèse l'action elle-même.

                      
  2. Faire émerger des acteurs inédits ou comment travailler les contenus

    Les acteurs inédits dont la définition entre dans la mise en forme des contenus sont au nombre de trois. Deux d'entre eux sont des entités Humaines, les décideurs et les innovateurs, le troisième est une entité Non-humaine, des documents écrits. Tous trois ont en commun d'être au coeur du projet, donc de voir leur identité modelée par le travail effectué par l'équipe Nova. La recherche a pour objectif de modifier ce qu'ils sont. Ils ont tout intérêt à devenir ce que les chercheurs leur proposent : des décideurs et des innovateurs susceptibles de générer des innovations dans le système scolaire, parce qu'ils savent enfin les maîtriser; des documents écrits rassemblés pour communiquer du sens aux décideurs et aux innovateurs.

    Ainsi, en considérant que les entités Humaines et Non-humaines participent autant à la construction des contenus, et grâce au principe de symétrie de traitement, l'opposition évoquée plus haut entre ce qui pouvait s'apparenter au contenu --aux concepts et aux méthodes-- et ce qui pouvait en constituer les marges documentaires --l'information scientifique ou la production de ressources-- perd de sa pertinence et de son fondement.

    Les documents écrits se trouvent bien au coeur du travail effectué par les chercheurs au même titre que l'action qu'ils entreprennent sur les décideurs et les innovateurs. Les deux types d'alliances ne vont pas l'une sans l'autre : l'élaboration d'une définition de l'innovation en éducation et en formation et la constitution d'une banque de données sur ce sujet ont des répercussions sur l'identité des trois acteurs. La mise en cohérence des documents écrits et le sens nouveau qu'ils prennent à partir du travail effectué par l'équipe Nova trouvent leur équivalent dans le changement d'identité que les décideurs et les innovateurs acceptent d'entreprendre en participant à cette recherche.

                      
  3. Comment rassembler des documents écrits pour qu'ils fassent sens ?

    Le travail d'intéressement et plus généralement d'alliance opéré avec les documents écrits est certainement le plus difficile entrepris par l'équipe Nova. Michel Callon, à propos des coquilles saint-jacques, avait déjà fait la même remarque : faire parler les entités Non-humaines demande plus de travail que faire parler les entités Humaines.

    Les chercheurs, dont les objectifs concernant cet acteur sont doubles --définir l'innovation dans le champ de l'éducation et de la formation, et constituer une banque de données bibliographiques-- ont effectué un travail de négociation suivant simultanément quatre axes : celui de la définition et de la délimitation du champ, celui du repérage des documents écrits, celui de l'élaboration du lexique et de la construction du thesaurus et enfin celui de la constitution de la banque de données bibliographiques. Les deux derniers axes correspondent à deux formes d'articulation des deux précédents ou à ce qui peut s'apparenter à deux nouvelles opérations de traduction.

    Par commodité d'exposition, ces quatre types d'alliance sont envisagés successivement, alors qu'un souci de traitement simultané de l'ensemble des tâches a systématiquement animé l'équipe Nova. Il faut néanmoins remarquer que si les chercheurs ont tenu à faire avancer leur alliance avec les documents écrits suivant trois axes, de façon à ne pas opérer une division du travail, entre chercheurs d'un côté et documentalistes de l'autre, ceux-ci n'ont pas été développés de concert, l'avancée de l'un faisant souvent progresser les autres avec un léger décalage.

    S'allier avec les documents écrits pour définir l'innovation [23] en éducation et en formation

    La première relation établie par les chercheurs et les documents écrits a consisté à définir l'innovation dans le champ de l'école puis de l'éducation et de la formation. Plusieurs définitions ont été trouvées, testées. Plusieurs ont servi au développement des autres axes de travail. L'équipe a voulu, par cette quête, d'abord résister à deux tentations --se raccrocher à une définition en accord avec une théorie [24] ou accepter de partir d'une définition floue [25]-- et ensuite produire une conception ad hoc qui soit le résultat d'une confrontation entre l'équipe et les documents écrits.

    De nombreuses définitions ont été temporairement utilisées, avant d'aboutir à celle figurant dans le rapport final de 1995 : "l'innovation est un processus qui a pour intention une action de changement et pour moyen l'introduction d'un élément ou d'un système dans un contexte déjà structuré" [26]. Les diverses versions de travail ont toutes en commun d'avoir été produites, en premier lieu, par la mise en relation des documents écrits avec la culture commune à l'équipe --culture qui a été travaillée et qui a évolué, avec la lecture de documents portant sur l'innovation en général et de façon plus spécifique sur les domaines technologique, social et éducatif--, et en second lieu, par la mise en évidence d'un aspect particulier --la nouveauté, le produit, le changement, l'action et enfin le processus--.

    Les chercheurs ont eu beaucoup de mal à s'extraire de l'équivalence établie implicitement entre innovation et nouveauté / produit. Pendant plus d'un an leurs réflexions et leurs lectures les ont ramenés sur ces deux aspects et cinq versions différentes ont été utilisées momentanément pour sélectionner les documents et concevoir le thesaurus.

    Parmi ces cinq versions, deux sont particulières. La première, utilisée dès décembre 1991 --un nouveau contextualisé c'est-à-dire relatif à une époque, à un terrain, à un vécu, à une intention, une volonté de la part des acteurs. Il inclut son processus de diffusion"-- a servi de base au travail fait sur les documents pendant près d'une année. La seconde, "processus intentionnel d'introduction d'un nouveau à l'intérieur d'un système et effet de changement résultant de ce processus", est extérieure au groupe et directement issue des documents écrits.

    Fin 1992, l'innovation est resituée dans un réseau sémantique établissant un rapport de proximité avec trois champs : modernité, nouveauté, création / novation, rénovation / processus, produits. Les versions qui suivent --"introduction d'un nouveau relatif ou non en vue d'une amélioration et destiné à être diffusé" et "introduction d'un nouveau relatif ou non, dans un contexte établi, en vue d'une amélioration et destiné à être diffusé"-- apportent peu de changement par rapport aux précédentes, mettant seulement l'accent sur le concept d'amélioration. Elles témoignent directement des problèmes que se pose l'équipe Nova.

    En premier lieu, les documents écrits résistent à livrer une définition immédiatement utilisable par les chercheurs. Il leur faut procéder à une opération de traduction qui vise à mettre en phase les documents écrits et leurs propres représentations de l'innovation qui les déportent sur le concept de nouveauté et sur le produit. Ils ne peuvent mobiliser des textes leur fournissant des solutions satisfaisantes : ils ne trouvent pas immédiatement de porte-parole du concept d'innovation en éducation et en formation.

    En deuxième lieu, cette absence de porte-parole directs du concept d'innovation, ne doit pas bloquer le travail effectué sur les documents eux-mêmes. La solution est de fixer une définition minimale et insatisfaisante, car axée sur la nouveauté et le produit, pour commencer à sélectionner et à analyser les documents écrits. Cette dernière opération grâce à la rédaction d'un résumé, permet aux chercheurs de produire des textes interprétatifs et ainsi de générer des concepts qui sont de ce fait en rapport avec l'innovation.

    Début 1993, la problématique de l'innovation se déporte de la nouveauté et du produit vers le concept de changement. Deux nouvelles versions sont utilisées : l'une interne --"introduction d'un changement dans un contexte établi, en vue d'une amélioration et destiné à être diffusé"-- et l'autre externe, de l'O.C.D.E. --"toute tentative visant consciemment et délibérément à introduire dans le système d'enseignement un changement dans le but d'améliorer ce système"--.

    A l'occasion de la rédaction du rapport intermédiaire, un nouvel éclairage déporte l'innovation vers l'action : "toute action qui a pour intérêt d'introduire un changement imposé, négocié ou construit, à l'intérieur d'un contexte existant".

    Comment l'équipe explique-t-elle ces évolutions sémantiques ?

    Le sens commun établit une équivalence entre innovation et nouveauté. Les représentations de l'équipe n'échappent pas à cette opinion. La consultation des dictionnaires et ouvrages généraux en sciences sociales l'y renvoie systématiquement. Pourtant, pour certains membres, le nouveau est éphémère, relatif à celui qui l'énonce. Pourquoi capitaliser des références à des documents écrits sélectionnés sur la base de leur caractère périssable ? Réduire l'innovation à la nouveauté est antinomique avec l'objectif de constituer un réservoir d'actions qui ne seraient que dépassées et relatives. Cet effet de mode valorisé et omniprésent au niveau social doit être dépassé pour servir de base à la collecte des documents. D'ailleurs, si certains textes établissent cette équivalence, d'autres permettent de lui échapper. Il est possible et nécessaire de distinguer innovation et novation ou invention. "L'innovation est toujours reprise, transformation et diffusion d'un déjà-là, d'un déjà créé, inventé ou découvert auparavant. (...) Ce qui est en partage tant dans l'invention que dans l'innovation, c'est leur qualité d'événement. Evénement de production dans le cas de l'invention et événement d'introduction et de réception, d'implantation dans celui de l'innovation." [27] La différence entre les deux est plus de l'ordre du contexte que de celui de la nature. "Nous voyons donc là que la notion de nouveauté, même si elle est incontournable, ne peut à elle seule suffire à qualifier et encore moins à définir l'innovation" [28].

    L'innovation est-elle un produit nouveau ? Dans ce cas aussi, les documents écrits fournissent des porte-parole de cette hypothèse. Les références au progrès technologique, reliées à la philosophie économique inspirée de J. Schumpeter, s'en font particulièrement l'écho. Cette conception, bien adaptée au domaine de la consommation, peut-elle être appliquée à tous les domaines sociaux et surtout à l'éducation et à la formation ? Peut-on concevoir l'innovation dans ce champ comme n'importe quel produit, sans se demander "comment va-t-il être introduit, adopté, rejeté, détourné, transformé ? Et avec quels objectifs de départ, quels nouveaux objectifs en point d'arrivée ?(...) La visée de l'innovation n'est pas de changer pour changer, mais de changer en vue de quelque chose" [29].

    L'innovation : un changement ? Même réflexion que pour les définitions précédentes, à ceci près que la différence entre les deux concepts est presque aisée à établir : un changement peut être négatif, général - comme dans le cas d'une révolution - non planifié et non intentionnel. Or "l'innovation est un genre de changement. C'est l'introduction délibérée d'un changement spécifique" [30].

    L'innovation est une action. Il s'agit d'une hypothèse contraire aux précédentes. Son intérêt est de signaler ce qui leur faisait défaut, elle réintroduit l'acteur, sous au moins quatre modalités : l'amélioration, l'adaptation, l'anticipation, la rupture. Elle laisse aussi supposer sa toute-puissance, en le laissant maître et de l'action et de l'effet produit. "On néglige alors le fait que les acteurs-concepteurs ou promoteurs d'une action innovante ne sont pas nécessairement ses acteurs-récepteurs. (...) (De plus) l'action humaine est toujours transformée par le contexte dans lequel elle se déploie, et (...) une intention peut se retourner contre ses inspirateurs" [31].

    Conclusion : l'innovation est un processus. Les documents écrits, cette fois, fournissent des points d'appui particulièrement importants, avec des textes trouvés chez Havelock et Huberman qui considèrent le processus d'innovation sous cinq aspects différents. "Cette vision synthétique nous apporte un premier éclairage sur ce qui peut constituer le processus d'innovation : d'abord la nécessité d'un 'phasage', d'une mise en étapes du déroulement dans un enchaînement temporel, ensuite un certain type de rapport solidaire entre acteurs individuels et institutionnels, puis une action de transformation sous différentes formes, une série de mise en problèmes et de mises en solution, le tout à l'intérieur d'un espace temporel." [32] Il suffit de spécifier ce qu'est un processus --un événement qui peut faire émerger de l'inattendu-- pour que l'équipe ait réussi à faire le tour de toutes les solutions proposées par les documents écrits, à transformer ses représentations de l'innovation et à stabiliser sa propre définition.

    La délimitation du champ a posé directement moins de problèmes à l'équipe qui a bénéficié des réflexions portées par des discussions ayant eu cours dans d'autres instances scientifiques. L'école a été supplantée par l'éducation et à la formation, trop peu de documents écrits. Encore fallait-il vérifier que ces deux concepts, tout en ayant des histoires différentes, étaient suffisamment proches pour être traités par un thesaurus commun.

    C'est donc bien une série d'alliances passées par les chercheurs avec les documents écrits qui aboutit à la mise au point de la définition de l'innovation en éducation et en formation pouvant servir de base à l'élaboration du thesaurus et à la constitution de la banque de données.

    En travaillant sur chacun des cinq axes thématiques, l'équipe a convoqué des documents écrits faisant office de porte-parole. Les représentants de chacune des thèses se sont mutuellement contredits, jusqu'à ce que les chercheurs aient réussi à sceller des alliances avec les représentants du dernier axe, seuls capables, d'après eux, de pouvoir faire l'objet des opérations de traductions suivantes : la déclinaison sous forme de concepts et le retour sur les documents pour les sélectionner et les rassembler en banque de données.

    Le travail accompli sur la définition vaut autant pour la nouvelle identité des documents écrits - seuls ceux qui font état d'une expérience innovante pouvant être analysée sous la forme d'un processus sont retenus - que pour celle de l'équipe elle-même. De fait, c'est la constitution d'une culture commune à l'ensemble des membres qui a permis d'aboutir à ce résultat. Cette culture s'est constituée à partir d'une double origine : la lecture et l'analyse d'un corpus restreint de documents et une confrontation des représentations des différents membres. Elle s'est consolidée grâce à la durée et a pris corps à travers chacune des réunions, dont quelques-unes ont été conçues comme des brainstorming. Elle s'est aussi structurée autour de l'analyse de deux ouvrages principaux : Huberman, Comment s'opèrent les changements en éducation ? et Hassenforder, L'innovation dans l'enseignement, livres complétés par la constitution d'un corpus de textes [33]portant sur l'innovation en général.

    Enfin, dernier élément de cette culture, la référence à une autre banque de données de recherche, Daf, qui a non seulement fourni un modèle à l'équipe Nova, mais a particulièrement orienté ses travaux dans deux directions : premièrement, la nécessité de procéder à la mise au point d'une définition scientifique et rigoureuse et d'une délimitation précise du champ, et deuxièmement, l'élaboration du premier champ du thesaurus, portant sur la caractérisation du discours.

    La production de bibliographies a été une préoccupation constante du travail effectué par l'équipe sur les documents écrits. Plusieurs objectifs à cela : définir l'innovation en général et dans le champ spécifique de l'éducation et de formation, construire la culture commune et accessoirement commencer à réunir quelques références bibliographiques pour initialiser le travail d'analyse et d'indexation. La première bibliographie chronologique et transversale sur l'innovation depuis 1971 a été faite en 1992, elle recensait 39 documents. La seconde, un an plus tard, en recense 156, ce qui constitue une avancée importante pour l'équipe, notamment dans sa stratégie d'alliances avec la communauté scientifique.

    De fait, lors de l'organisation des journées d'études, l'équipe Nova peut apporter la preuve aux autres acteurs du contenu et du contexte que sa stratégie d'alliances avec les documents écrits est efficace et conforme à ses objectifs scientifiques. Il lui est possible de faire le point sur les modèles et les différentes approches de l'innovation et par là même de commencer à prouver qu'il est possible de connaître les mécanismes de l'innovation et qu'une banque de données sur cet objet peut aider à construire du sens.

    S'allier avec les documents écrits pour les repérer

    Le deuxième type de relation établi par les chercheurs avec les documents écrits porte sur la définition des modalités de repérage.

    Dans un premier temps, c'est la nature du document qui retient leur attention. Que sélectionner ? Les différentes réponses apportées tournent autour de l'objectif d'exhaustivité. Comment rendre compte d'un tout qui soit suffisamment vaste pour faire sens et suffisamment restreint pour rendre la complétude possible ? Les décisions de l'équipe Nova oscillent entre l'ouverture et la fermeture. Du côté de l'ouverture : il faut ouvrir à d'autres documents que les résultats de recherche et il faut rassembler des textes francophones et anglophones. Du côté de la fermeture : il faut rejeter les narrations, les textes réglementaires, les documents d'information et se limiter aux sciences humaines. Des incertitudes : faut-il privilégier les textes de première main ou ceux qui sont les plus accessibles ?

    Dans un deuxième temps, l'équipe s'occupe du repérage des documents devant être soumis à l'analyse.

    La première solution consiste, à partir d'une liste de 18 concepts issus de la notion de novelleté trouvée dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, à rester proche de l'esprit de la deuxième définition et à opérer des requêtes dans les principales banques de données généralistes (BN-Opale, Francis, Electre, Lise, etc.) pour trouver quels documents correspondent à ces descripteurs. Cette opération est assez décevante. L'usage qui est fait du concept d'innovation et de ses voisins ne correspond pas aux attentes de l'équipe et surtout à la définition qui est en cours d'élaboration. Cette première sélection ne fait pas émerger suffisamment de documents entrant dans le champ. Etendre la liste de concepts de cette manière est impossible.

    Deuxième opération : repérer dans différentes listes d'autorité et thesaurus --fichiers des thèses, Rameau, Mobis, etc.-- les concepts ayant un rapport avec l'innovation.

    Troisième opération : adopter la formalisation du repérage bibliographique mis au point par J. Beillerot et distinguant trois niveaux de sélection possibles, "à la lettre, à la matière et à l'esprit" [34]. Ce type de repérage qui est utilisé dès le début de l'année 1992, permet assez vite de collecter les documents. Seuls ceux repérés "à la lettre et à la matière" sont sélectionnés dans un premier temps. Les autres --ceux repérés "à l'esprit"-- vont fournir les bibliographies générales qui nourrissent la réflexion sur la définition.

    Dans un troisième temps, les documents sélectionnés commencent à être analysés. Leur indexation se formalise à travers la rédaction d'un bordereau de saisie comportant trois parties : une première, signalétique pour décrire les éléments bibliographiques, une seconde, analytique, décrivant le contenu et une troisième, de gestion --réparties en 23 champs--. L'essentiel du travail d'analyse et de traduction effectué par l'équipe repose sur la deuxième partie. Ce bordereau connaît quelques évolutions à la marge, avec une légère augmentation du nombre des champs. En parallèle, se mettent en place les procédures de saisie avec la mise au point du manuel d'utilisation du logiciel utilisé (ISIS). L'organisation du repérage et de l'indexation des documents sont plus utilisées pour tester le lexique et le thesaurus que pour constituer la banque de données. Ces trois étapes ou modalités de repérage visent à trouver le moyen d'entrer en relation avec des porte-parole des documents écrits et ainsi à prouver qu'ils sont mobilisables au sein d'une banque de données.

  4. S'allier avec les documents écrits pour les traduire et les organiser en concepts

    Le troisième type de relation établi par les chercheurs avec les documents écrits porte sur la construction du thesaurus.

    Cette opération de traduction reposant sur les deux relations précédentes est la plus complexe assurée l'équipe Nova, qui a été confrontée successivement à deux problèmes. Comment appliquer la définition à chacun des documents sélectionnés ? Comment générer des concepts les analysant ? Comment créer des relations entre ces concepts pour constituer un thesaurus ?

    La formation du lexique s'effectue en articulant la définition aux analyses des premiers documents sélectionnés. Ainsi, on comprend mieux pourquoi la recherche d'une définition même minimale et insatisfaisante a mobilisé l'équipe dès le début de ses travaux et pendant longtemps. Dès la deuxième définition, la décision a été prise d'effectuer les lectures en faisant abstraction des contenus factuels et des objets sur lesquels porte l'innovation pour ne s'attacher qu'au contenant, à savoir ce qui fait la spécificité du processus.

    En adoptant cette consigne de lecture et d'analyse, une première liste de 52 termes a été dressée d'où ont été tirés les 18 concepts qui ont servi de base à l'interrogation des banques de données généralistes. Par la suite, a prévalu le même souci d'articuler d'un côté définition et de l'autre lecture et analyse des documents, en accordant une attention particulière à la rédaction du résumé. C'est principalement par la confrontation avec deux types de textes : celui de l'auteur du document et celui de l'auteur de l'analyse que les premiers concepts ont été collectés. L'extension du lexique a progressé au rythme de la sélection et de l'analyse des documents jusqu'à ce qu'un membre de l'équipe, un spécialiste des banques de données, s'inquiète de l'intérêt porté au résumé qui, certes, permettait un accroissement du nombre de concepts collectés, mais sans les mettre en forme.

    Fin 1992, avec ce rappel à l'ordre au nom des objectifs de la banque de données, la construction du thesaurus peut commencer. Le travail d'analyse se modifie et se structure. Un nouvel axe de conceptualisation commence, portant non plus uniquement sur la définition, mais sur l'organisation des descripteurs en thesaurus. La base de l'activité d'analyse n'est plus la rédaction du résumé, elle devient l'indexation qui permet de tester les descripteurs et leur mise en relation sur le corpus des documents sélectionnés.

    Ce changement d'orientation a des effets significatifs. Pendant le premier semestre 1993, le thesaurus commence à se structurer autour de trois champs principaux pour passer rapidement aux cinq zones définitives qui se calent sur les différentes définitions. Une fois cet objet stabilisé, l'équipe fait retour sur le lexique : le premier glossaire est constitué à cette période, grâce à l'apport de la terminologie du secteur de la formation.

    Ainsi, milieu 1993, une version substantielle du thesaurus est mise au point, articulée à la définition et issue de la sélection des premiers documents écrits. Les concepts composant le thesaurus sont les porte-parole de la définition articulée aux premiers documents écrits mobilisés à travers l'opération de repérage.

  5. S'allier avec les documents écrits pour les constituer en banque de données bibliographiques

    Il s'agit du quatrième type de relation établi par les chercheurs avec les documents écrits.

    Dans ce cas encore, cette relation est le résultat d'une traduction des trois précédentes relations : la définition, la sélection des documents et la construction du thesaurus.

    Il est néanmoins intéressant de remarquer que cet axe de travail, considéré pourtant comme un des deux résultats attendus de la recherche --l'autre étant la définition-- est encore aujourd'hui peu développé, puisque Nova ne se compose que de 300 références non encore accessibles au public.

    L'opération de traduction porte sur deux niveaux.

    En premier lieu, la sélection des documents qui peut être considérée comme le résultat de la mobilisation des porte-parole des documents écrits. 300 représentants sont donc aujourd'hui convoqués prouvant que l'alliance avec les documents est possible et réussie. Mais, l'équipe est-elle capable d'en convoquer plus ?

    Cette mobilisation s'est effectuée en utilisant le système de repérage "à la matière", "à la lettre et à l'esprit" sortant du champ de l'éducation et de la formation.

    La sélection est le résultat d'une série complexe d'opérations de traduction réussies dont la dernière consiste à utiliser les concepts organisés en thesaurus --concepts eux-mêmes issus d'une précédente traduction-- pour solliciter un nombre plus restreint de textes.

    Les documents appartenant à la banque doivent être décrits selon deux axes --un objet et une méthode-- et correspondre "à la matière". En liaison avec la définition, ils doivent manifester un changement volontaire dans un contexte précis. Par exemple, un document parlant d'auto-formation dans un discours marquant la volonté des acteurs de se détacher du contexte fait partie de la banque.

    En sélectionnant uniquement "à la matière", l'équipe Nova opère plus qu'un simple prélèvement dans un vaste ensemble documentaire, elle traduit une définition.

    En second lieu, la rédaction des notices, pouvant être considérée comme le résultat d'une dernière opération de traduction, doit combiner le sens d'une partie ou de la totalité d'un document et la définition pour en rendre compte à travers des descripteurs et un résumé.

    Les notices produites concentrent l'ensemble des précédentes opérations de traduction. Elles ne sont pas la simple traduction du document, ce qui est la fonction des notices des banques de données généralistes.

    Les chercheurs Nova, à partir d'un travail effectué sur les documents écrits, ont donc effectué une succession d'opérations de traduction pour atteindre leurs objectifs.

    Il est, par ailleurs, intéressant de constater que l'alliance, scellée avec un acteur dont la nature documentaire risque de disqualifier le travail scientifique de l'équipe, a pu s'effectuer grâce à un ensemble d'opérations de traduction, issues de la confrontation entre les documents et les chercheurs, et qui ont donné, au fur et à mesure de leur réalisation, des produits spécifiquement scientifiques --définition, bibliographies-- et des produits plus documentaires --thesaurus, banque de données--.

                      
  6. Comment constituer les décideurs et les innovateurs en vrais producteurs d'innovations ?

    Quelles actions mènent les chercheurs auprès des entités humaines du contenu ?

    Les chercheurs intéressent les décideurs en leur démontrant que leurs objectifs sont d'accéder à un nouveau - diversifié et exhaustif - et d'avoir connaissance d'un maximum d'expériences innovantes, pour ne pas être dépassés par ce jaillissement spontané. Ils doivent avoir les moyens d'en apprécier la faisabilité pour ne pas risquer d'impulser des innovations contraires à leurs politiques. Ils doivent pouvoir être indépendants des innovateurs.

    Le point fort des relations mises en place par l'équipe est de rompre le face-à-face ordinaire entre décideurs et innovateurs. Celui-ci est négatif, il ne fait que renforcer les difficultés de ceux qui gèrent le système éducatif. Cette recherche doit aider les décideurs à prendre conscience que leurs intérêts sont différents voire contraires à ceux des innovateurs. Ces derniers ont la possibilité d'expérimenter de nouvelles pratiques, c'est même leur raison d'être, alors que les décideurs n'ont qu'un souci : faire évoluer le système éducatif dans son ensemble. Les politiques ne peuvent se satisfaire d'expérimentations, ils doivent atteindre la systématisation et la généralisation.

    Ainsi, la recherche proposée vaut à la fois pour le résultat escompté --la définition et la banque de données sur l'innovation-- et aussi et surtout pour la rupture du lien direct entre innovateurs et décideurs. Elle est porteuse de nouveaux contenus et surtout d'une nouvelle médiation.

    De plus, elle supporte un deuxième effet : elle introduit une distance entre les décideurs et les différentes politiques mises en oeuvre pour régénérer le système éducatif. La recherche Nova, parce qu'elle vise à fournir un outil de pilotage, par l'analyse des mécanismes de l'innovation et des conditions de réussite ou d'échec, opère aussi une opération de traduction au niveau des différentes politiques mises en place, celles des autres décideurs, des prédécesseurs, etc.

    Vis-à-vis des innovateurs, l'équipe développe le même type d'argumentaire, insistant sur le nouveau et la faisabilité. Cet acteur a aussi besoin qu'une grille de lecture des innovations lui soit fournie. Comme les décideurs, ils sont condamnés au changement, mais au contraire d'eux, ils sont à l'origine du mouvement,. D'une part, ils supportent la responsabilité de la création, et d'autre part, ils sont en concurrence les uns par rapport aux autres. Ce sont eux qui expérimentent ce que les politiques choisiront de généraliser. Ils doivent donc savoir maîtriser le sens des actions innovantes. Ils doivent produire mieux les uns que les autres, donc pouvoir apprécier ce qui réussit ou échoue. Ils doivent transmettre des innovations que les décideurs pourront utiliser. La recherche Nova, à la fois par la définition de l'innovation et par la collecte de documents écrits sur ce sujet, permet d'accéder au sens et aux mécanismes de l'innovation et à un réservoir d'expériences réutilisables comme fait ou comme modèle.

    Le dispositif d'alliances mis en place pour ces deux acteurs est assez similaire et repose principalement sur deux actions : l'organisation des journées d'études de 1993 et les publications de 1996.

    Les décideurs participent aux journées d'études : l'un d'entre eux assure leur ouverture officielle et trois autres interviennent pour mettre l'accent sur les relations devant exister entre innovations et institution ou politique d'éducation. Les chercheurs les mobilisent aussi à travers un compte rendu d'expérience. De plus, ils sont interpellés pour subventionner la publication du rapport final.

    Du côté des innovateurs, même type de mobilisation à travers l'organisation de ces journées et la publication du rapport final qui présente une particularité intéressante. Cette publication de 1996 fait état d'une petite enquête sur les usages potentiels de la banque de données.

    Quatre-vingt-dix personnes ont répondu à cinq questions, permettant de mesurer largement quelles pouvaient être leurs attentes par rapport à une banque de données sur l'innovation en éducation et en formation. (Intérêt d'une telle banque ? sur quels thèmes ou sujets interroger ? à partir de quels descripteurs ? quels types d'ouvrages et auteurs y trouver ? suggestions)

    L'équipe a distingué deux grandes catégories d'usagers. D'un côté, les enseignants, les enseignants formateurs, les chercheurs, c'est-à-dire des personnes connaissant bien le système éducatif, ayant directement côtoyé le problème de l'innovation, en l'initiant ou en l'analysant, et pratiquant des recherches documentaires. De l'autre, les étudiants et les enseignants stagiaires, c'est-à-dire des personnes entretenant une certaine distance par rapport à l'innovation et ayant peu eu l'occasion d'effectuer des recherches documentaires.

    Les usages attendus par les futurs utilisateurs --exception faite des chercheurs-- de la banque de données sont assez différents de ceux prévus par les concepteurs de la banque. Les principales oppositions se situent aux niveaux de l'objectif général, des types de documents et surtout du contenu de la banque. Les utilisateurs sont soucieux d'une efficacité immédiate pour renouveler leur action. Les documents doivent être pratiques pour être rapidement réinvestis dans leur quotidien. Enfin, c'est le produit nouveau et non le processus qui retient leur attention.

    Cette enquête a obligé l'équipe à mesurer le travail qu'il lui restait à faire pour modifier les représentations des futurs usagers de la banque de données et ainsi "guider l'utilisateur et lui permettre de passer de son image première de l'innovation à celle du cadre conceptuel et des choix opérés par les concepteurs." [35]


La fragilité des espaces de négociation

Ainsi, l'étude de la recherche Nova permet d'analyser les forces et les faiblesses des opérations de traduction effectuées par les chercheurs pour le compte des entités définies sans avoir besoin de faire référence à deux ordres scientifiques, la science ou le contenu et ses marges documentaires conçues comme des outils à son service. Elle permet aussi de déterminer si les alliances contractées constituent, dans l'état du travail accompli, un espace de négociation stabilisé, assurant par là même succès et reconnaissance aux travaux de l'équipe Nova.

De fait, existe-il, dans l'état actuel du développement de cette recherche, un risque de démobilisation de certaines entités?

Les alliances sont-elles stabilisées du côté des acteurs du contexte ?

L'adhésion de la communauté scientifique est acquise aux chercheurs sur un certain nombre de produits. Les connaissances sur l'innovation en éducation et en formation ont évolué -- ses mécanismes ont été mis au jour, un paradigme a été établi à partir de l'énoncé de la cinquième définition. Concernant la banque de données, la situation est différente. Son actuelle non disponibilité couplée au fait que les scientifiques ne peuvent lui appliquer leurs procédures habituelles de certifications constituent potentiellement un facteur de déstabilisation des alliances contractées. Leur positionnement de consommateur par rapport à l'objet banque de données et non d'expert peut desservir cette recherche en amoindrissant sa portée et sa reconnaissance scientifiques. Dans cette optique, les nouvelles connaissances se cristallisent autour du travail fait sur la définition et les bibliographies. La banque de données, dans sa forme actuelle, c'est-à-dire en l'absence de réutilisation dans un cadre scientifique, reste à l'écart des habituelles mises en forme légitimées des acquis de la recherche.

Du côté de l'I.N.R.P., l'ensemble des résultats de la recherche Nova est intéressant et correspond aux investissements consentis au moment où les alliances ont été scellées. Le risque n'est pas dans leur dissolution, il réside, par contre, au niveau du rôle joué par l'institut. L'I.N.R.P. en apparaissant comme possible centre de traduction des différents acteurs en présence --ceux du contexte comme ceux du contenu-- représente potentiellement un risque pour l'équipe Nova. Les relations que celle-ci a su nouer avec les différents acteurs n'ont pas détruit celles plus anciennes mises en place par l'institut. La coexistence de ces deux types de relation peut déboucher sur une situation de crise remettant en cause l'espace de négociation construit par la recherche si les relations entre l'I.N.R.P. et les décideurs et les innovateurs se dégradent. C'est d'ailleurs ce qui arrive actuellement, puisqu'en 1996, l'institut a fait l'objet d'un certain nombre de critiques de la part des politiques qui ont un moment pensé le faire soit disparaître, soit fusionner avec un autre établissement.

Du côté des acteurs du contenu, d'autres facteurs de faiblesse existent aussi. Si les documents écrits ont été bien mobilisés au niveau de la définition et de la constitution du thesaurus, il n'en est pas de même au niveau de la banque de données : 300 notices constituent une base très restreinte.

Quant aux innovateurs et aux décideurs, ils n'ont été réellement mobilisés que par deux fois : lors des journées d'étude --au niveau de la définition-- et au moment de l'enquête sur les usages --au niveau banque de données--.

Ainsi, avec l'ensemble des acteurs, sauf l'I.N.R.P., l'équipe Nova a su constituer un espace de négociation stabilisé au niveau du premier objectif de la recherche, à savoir fournir une définition donnant accès aux mécanismes de l'innovation. Par contre, au niveau du deuxième objectif qui justifie pour une grande part le travail entrepris --la constitution et la communication d'une banque de données--, l'espace n'est pas encore stabilisé. Cette différence de résultat est problématique. L'objectif banque de données a-t-il fait l'objet, de la part de l'équipe Nova, de la même attention que l'objectif définition de l'innovation ? Est-il plus difficile à traiter ?

Plusieurs des éléments précédemment évoqués apportent une réponse.

En premier lieu, il y a la difficulté, pour la communauté scientifique, à certifier des connaissances proposées sous une mise en forme nouvelle. En deuxième lieu, la finalité de la banque de données est ambitieuse, elle doit transmettre le sens du paradigme mis au point par l'équipe et ainsi modifier les représentations des usagers décideurs et innovateurs.

Cet objectif est très difficile à réaliser. D'une part, parce que le sens commun [36] véhicule une notion floue que les chercheurs n'ont dépassée qu'au prix d'un laborieux travail. Ils se sont dotés d'une culture commune, remise en cause par les représentations de chaque nouvel entrant qui doit faire en accélérer le parcours effectué précédemment par les autres membres de l'équipe. De plus, le concept d'innovation figurant dans la plupart des banques de données bibliographiques généralistes, n'a pas la même valeur que dans Nova. Enfin, les attentes des usagers potentiels portent sur les produits et non sur le processus.

D'autre part, Nova constitue un tout cohérent du point de vue de ses concepteurs, fondé sur une série de traductions partant d'une définition, pour aboutir à la banque de données, en passant par le thesaurus, chacune de ces actions étant réinvestie dans la suivante. Comment les usagers peuvent-ils pénétrer dans cette cohérence par la seule consultation de la banque de données ? Comment en utilisant leur propre lexique, reflet de leurs représentations et de leur questionnement, peuvent-ils accéder à l'actualisation de la définition délivrée par chacune des notices ? Si le point central et réussi de Nova est d'avoir articulé collecte, indexation de documents et définition scientifique, comment la seule lecture des notices peut assurer une conversion des représentations des usagers et les amener à la compréhension du paradigme de l'innovation en éducation et en formation. D'autre part, il est certainement utopique de croire que les futurs usagers accepteront, pour bien utiliser cette banque de données, de lire les publications rendant compte de l'articulation définition-thesaurus.

Cette difficulté vraie questionne sur la nature de la mise en forme choisie et sur la façon d'introduire les futurs usagers à une utilisation efficace.

Peut-on transmettre des connaissances et communiquer un paradigme à des publics non initiés à partir d'une telle mise en forme ? Une banque de données peut-elle produire du sens au point de changer les représentations de ses utilisateurs ? Le pouvoir de faire sens, qui est déjà disputé par des lecteurs à des énoncés structurés, peut-il être pris en charge par de nouvelles mises en forme ? Certainement, à condition de transmettre un énoncé de type textuel, ce qui est le cas des documents hypertextuels, mais peut-être pas celui d'une banque de données bibliographiques.

A ce propos, il convient de remarquer que Nova a plus une finalité de banque de données factuelle que bibliographique : la valeur scientifique de chacune des notices est d'énoncer un fait analysé, une illustration du paradigme de l'innovation en éducation et en formation et non une référence bibliographie complétée par des descripteurs et un résumé.

Enfin, l'étude de Nova, fondée sur le concept de traduction, permet d'échapper aux oppositions immédiates existant habituellement entre pratiques de recherche et pratiques documentaires. Elle démontre que la constitution d'une banque de données spécialisée trouve sa place dans l'économie générale d'une recherche en articulant élaboration d'une définition rigoureuse, conception du thesaurus et collecte de documents.




Notes

[1]
Je tiens particulièrement à remercier Françoise Cros pour sa lecture attentive et ses judicieuses remarques.

[2]
L'Institut national de recherche pédagogique : guide 1996-1997, recherches, ressources, structures..- Paris : I.N.R.P., 1996. p. 15.

[3]
L'Innovation en éducation et en formation.- Louvain : I.N.R.P. - De Boeck, 1996. 250 p.
L'innovation en éducation et en formation : banques de données Nova, cadre conceptuel et guide d'utilisation. Paris : I.N.R.P., 1996. 200 p.

[4]
cf. Vinck, Dominique. - Sociologie des sciences.- Paris : A. Colin, 1995. p. 196 - 200.

Cinq principes permettent l'analyse des faits scientifiques :

[5]
Institut national de recherche pédagogique : guide. op. cit. p. 109.

[6]
Institut national de recherche pédagogique : schéma directeur. Paris : I.N.R.P., 1987. p. 51.

[7]
Michel, Jean. - Comment intégrer l'information dans les processus de formation ? Brises, nº 3, 1983, p. 37-41.

[8]
Champy, Philippe.- L'usage des banques de données à l'I.N.R.P. : problématique et réalisations. Perspectives documentaires, nº 23, 1991, p. 107-128.

[9]
Op. cit. p. 117.
"Inspirée par le savoir-faire de la documentation, la constitution de ces langages documentaires intervient comme la concrétisation de la démarche d'investigation épistémologique initiale puisqu'il s'agit, à travers eux, de formaliser non seulement les concepts-clés du champ et les types d'objet à recenser, mais aussi toute une série d'informations de contexte liées à la problématique que l'équipe de recherche entend poursuivre sur le corpus constitué".

[10]
Op. cit. p. 117.
" Le recueil méthodique et quasi exhaustif des données et leur indexation avec des langages documentaires à visée scientifique confèrent aux banques de données de recherche la légitimité d'un corpus. (...) Gisements de données à haute valeur ajoutée, elles sont une source fiable pour les données scientométriques et bibliométriques qui servent de base aux états de question, aux études de tendance et à toute recherche concrète d'ordre épistémologique et comparatif sur la constitution d'un champ de recherche particulier."

[11]
Op. cit., p. 117-118.
"L'objectif premier des bibliographies spécialisées est d'inventorier la littérature de recherche dans un domaine traité. Elles sont souvent de nature rétrospective (...)". "Les ressources traitées par la recherche en éducation et mises en ordre à des fins d'exploitation ultérieure sont très diverses : corpus de documents (officiels, pédagogiques, etc.), fonds d'archives, collections d'objets scolaires, séries d'épreuves, de tests, etc." La constitution de recueil méthodiques de ces ressources "rend possible l'étude scientifique en donnant accès à une matière première jusqu'alors enfouie ou connue de façon extrêmement lacunaire".

[12]
Bordiss, P.J.. - Presenting search results to meet specific user needs. Aslib Proceedings, vol. 26, nº12, 1974, p. 468-472.

[13]
Cf. note nº 3

[14]
De fait, dans "La protohistoire d'un laboratoire", Michel Callon et John Low utilisent le concept de traduction pour "mettre en relation la construction des faits scientifiques avec les contextes socio-politiques ou économiques au sein desquels elle prend place" et proposer ainsi une nouvelle voie. Cf. La science et ses réseaux, sous la dir. de Michel Callon. Paris : La découverte, 1989. p. 66.

[15]
Serres, Michel. - La Traduction. Hermès III. Paris : Minuit.

[16]
Callon, Michel.- "Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc", dans L'Année sociologique, 1986, nº36. p. 169 - 207.

[17]
Ce concept de traduction a simultanément deux significations : "La protohistoire d'un laboratoire", dans La science et ses réseaux, op. cit., p. 81

[18]
la problématisation ou comment les chercheurs se rendent indispensables ? / les dispositifs d'intéressement ou comment sceller les alliances avec différents acteurs ? / l'enrôlement ou comment définir et coordonner les alliances ? / la mobilisation des alliés ou comment choisir des porte-parole représentatifs ?

[19]
L'innovation en éducation et en formation : banques de données Nova, cadre conceptuel et guide d'utilisation. + L'Innovation en éducation et en formation

[20]
Callon, Michel. - "Éléments pour une sociologie de la traduction". L'opération d'intéressement se définit de la façon suivante :

[21]
"Envisagées dans leur généralité, les opérations de traduction constituent toute une gamme, depuis celles qui se contentent de mobiliser purement et simplement des acteurs ou des réseaux déjà établis et reconnus, jusqu'à celles plus risquées et inattendues qui font apparaître des acteurs inédits. (...) En agissant de la sorte, c'est-à-dire en se glissant dans les structures et réseaux existants pour les transformer en ressources, ils contribuent à créer une séparation entre ce qu'il est convenu d'appeler usuellement les contextes et les contenus. Le CNEXO, le consommateur français, les pouvoirs régionaux et la communauté scientifique se sont trouvés d'accord pour être érigés en contexte d'une action dont le but est d'agir sur les coquilles et, comme nous le verrons, sur les marins pêcheurs dont l'étude et la domestication constituent le contenu du projet proprement dit. (...) Quelle division semble plus tranchée que celle qui délimite ainsi le contexte de l'action et l'action elle-même, séparant ce qui la rend possible et ce qu'elle s'efforce de transformer" dans La science et ses réseaux., op. cit., p. 82.

[22]
L'innovation en éducation et en formation : banques de données Nova. p. 11.

[23]
Il est nécessaire de rappeler l'utile synthèse produite par P. Flichy sur ce difficile sujet : L'innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l'innovation. Paris : La Découverte, 1995. 250 p.

[24]
"Dans une perspective de recherche pure, nous n'aurions pas eu de difficulté (...) à justifier un choix de définition, selon un principe classique de référence à telle ou telle théorie (Crozier, Moscovici, Touraine, etc.). Il aurait été relativement simple de prendre appui sur une approche déjà homologuée et estampillée par la communauté scientifique. Mais cet avantage immédiat aurait créé un obstacle grave pour la réalisation d'une banque de données dont le projet est de rendre compte de toutes les approches théoriques implicites et explicites à l'oeuvre dans le champ de l'innovation en éducation et en formation". Op. cit. p. 21.

[25]
"Dans une perspective de pure efficacité dans l'action, il aurait été sûrement plus commode de partir d'une définition relativement flottante ou vague. La tentation était grande, en effet, de ne pas entrer dans un questionnement de longue durée. Il suffisait de tracer des contours très approximatifs à la notion, de s'en remettre en quelque sorte à l'arbitraire d'une définition à usage opérationnel. Cela aurait eu l'avantage d'inclure facilement toutes sortes de phénomènes ayant trait à "ce qui change" ou "ce qui est nouveau" dans le monde de l'éducation et de la formation." Op. cit.. p. 21.

[26]
Op. cit., p. 31.

[27]
Op. cit., p. 24.

[28]
Op. cit., p. 24.

[29]
Op. cit., p. 25-26.

[30]
Hassenforder, Jean. L'innovation dans l'enseignement. Paris :Casterman, 1972. p. 7.

[31]
L'innovation en éducation et en formation : banques de données Nova. Op. cit., p.28-29.

[32]
Op. cit., p. 29-30.

[33]
L'innovation en éducation et en formation : banques de données Nova. Op. cit., Cf. Liste p. 32- 35

[34]
Cf. Rapport intermédiaire d'avril 1993, p. 9-10.
"Nous avons décidé --en nous inspirant pour cela des travaux de Jacky Beillerot-- de collecter, dans une première étape, les documents selon trois modalités :
  • "à la lettre" : recueil des écrits dont le titre, sous-titre ou sommaire (titre de chapitre) comporte au moins un des termes suivants, regroupés ici, provisoirement, selon quatre univers lexicaux :
    • innovant, innovateur, innovation, innovatrice, innover
    • neuf, neuve, nouveau, nouveauté, nouvelle
    • novateur, novation, novatrice
    • renouveau, renouvellement, rénovation, réforme
    L'intitulé du document doit répondre également à une deuxième exigence : porter explicitement sur l'éducation et/ou la formation. Mais cela n'implique pas pour autant son insertion dans la banque : son contenu devra correspondre à la définition du champ.
  • "à la matière" : ensemble des documents qui forment la banque : il s'agira de tous les écrits qui traitent de l'innovation en éducation et en formation, indépendamment du fait que leur titre, sous-titre ou sommaire le mentionne ou non. Sont donc indexés ici les travaux dont le contenu répond à nos critères d'inclusion dans le champ spécifique de la banque.
  • "à l'esprit" : ce niveau de classement est ouvert aux écrits qui traitent des processus d'innovation à l'extérieur du champ de l'éducation et de la formation. Il ne sera pas systématique comme le mode de classement à la matière, mais il aura également un mode d'organisation et fera l'objet de publications parallèles.

[35]
L'innovation en éducation et en formation : banques de données Nova. , Op. cit., p. 180.

[36]
Tel qu'il est défini par Pierre Bourdieu dans Méditations pascaliennes : " le sens commun est un fond d'évidences partagées par tous qui assure un consensus primordial sur le sens du monde, un ensemble de lieux communs, tacitement acceptés ".


© "Solaris", nº 4, Décembre 1997.