La philosophie médiate : ou de l'information en philosophie
en hommage à Raymond KLIBANSKY

Gilbert VARET


Professeur émérite à l'Université de Franche-Comté. Visiting professor, State University of New-York at Buffalo. Membre de l'éditorial board du Philosopher's index.


La philosophie médiate est la partie de la philosophie qui s'occupe des problèmes de l'information en philosophie. D'ordinaire, cette section est considérée comme exclusivement pratique : ce sont par exemple les pages obligées à la fin d'un livre où sont réunis les notes, les références, l'apparat critique, la bibliographie.

On se propose, dans cet article, de montrer que le rapport de la philosophie à ce qui l'entoure, à ce qui la conditionne en matière d'information, à ce qu'on appelle aujourd'hui les média(s) etc., comporte aussi une dimension théorique, à la fois historique et fondamentale





          
Qu'apporte à la philosophie l'information sur la philosophie ?

Cette question très directe est plus subtile qu'il n'y paraît. Elle recèle au minimum deux points d'ambiguïté majeure : - Qu'entend-on ici par information ? Mais aussi : - Que comprend-on exactement sous le nom de philosophie ? ... À ces interrogations, il ne sert à rien de chercher à répondre tout de suite, de façon dogmatique : chacune de son côté, elles sont lieux pour des discours interminables. Il est beaucoup plus intéressant de prendre telle quelle cette question rarement posée, et d'essayer d'en traiter ensemble les deux composantes. On en arrive alors à des interrogations comme celles-ci :

Quel est le rapport de la philosophie à son information ? Qu'est-ce qui distingue, dans la philosophie, une information philosophique de ce qui ne serait pas une information philosophique ? Toute information devient-elle philosophique du moment que, s'en emparant, le philosophe lui applique un certain traitement qui lui serait propre ? Le rapport " Information - Savoir " est-il identique ici, ou différent, de ce qu'il est dans les autres " sciences ", - ou au contraire cette différence n'est-elle pas de nature à montrer que la philosophie n'est aucune des autres disciplines connues ? Et à la limite : Qu'est-ce que la philosophie, sinon une manière d'informer les hommes en les faisant réfléchir, en sorte que la philosophie inclut en quelque façon sa fonction d'information directement en elle-même ?

Ou encore : La philosophie ne serait-elle pas, à tout prendre, un genre (comme le roman, la poésie, ou la musique) qui n'a rien à voir avec l'information, - de telle manière qu'il existe bien sans doute une information sur la philosophie, mais elle est " pour les autres " et ne concerne en rien le travail, - l'invention, - philosophique ?

Ou encore : Peut-être par " philosophie " n'entend-on pas toujours ici et là la même chose ? Peut-être est-elle un genre pluriel, - en sorte qu'il y a des branches de la philosophie auxquelles l'information importe de façon décisive, et d'autres qui s'en passent à peu près tout à fait ? etc ..., etc ...




Quelques cas de figure

Avant d'aller plus loin dans l'analyse, ne peut-on essayer de recueillir des éléments de réponse auprès des intéressés eux-mêmes ? En voici quatre exemples, un peu datés, et néanmoins donnés ici à titre de témoignages vécus :

On dira que ce sont là des exemples épisodiques trop bien ciblés, - qu'ils appartiennent à des temps révolus, - que j'ai joué de malchance, etc ... Ce n'est pas strictement improbable. Prenons donc le loisir d'un peu de recul, en jetant un coup d'oeil sur ce que l'historien a à nous apprendre de la manière dont l'information philosophique a pu fonctionner dans le passé, à commencer par les temps, --de longs siècles !-- où il n'y avait encore ni presses à imprimer, ni catalogues, encore moins d'écrans d'ordinateur.




La Parole et l'Écriture

Il existe un moyen économique de couper court à travers les longs développements qu'exigerait cette histoire, ce serait de se rallier à la pétition de principe dont Louise-Noëlle MALCLÈS avait fait son dogme (Louise-Noëlle MALCLÈS, Les sources du travail bibliographique, Genève, Droz, 1950-1958, 3 tomes en 4 volumes), - pétition de principe que l'on peut résumer ainsi :

Pour justifiée qu'elle soit dans la perspective qui est la sienne, cette manière de voir n'est plus tenable aujourd'hui : nos " sciences de l'information " ont changé tout cela.

D'une part, le livre, - quels qu'en soient l'empire et la diffusion, - n'est qu'un avatar dans un ensemble d'évidences informationnelles bien plus vaste : c'est l'écrit, ou mieux le DOCUMENT, qui est l'espèce; le livre seulement le genre. De fait, déjà, il n'est pas historiquement raisonnable d'établir une solution de continuité aussi infranchissable entre le livre manuscrit, avant 1450, et le livre imprimé après : car pour des siècles encore après 1450, parmi tout ce qu'on imprime, notamment en philosophie, il y a bien des livres qui n'ont existé d'abord, et pendant des siècles, que sous la forme de livres manuscrits. Et pas davantage, aujourd'hui, on ne peut complètement couper entre l'écrit imprimé, -livre, article, pamphlet, - et disons l'écrit infographique, de style souvent totalement différent, que l'électronique multiplie et que vous pouvez faire venir à volonté sur votre écran d'ordinateur : l'un et l'autre sont présents au sein de notre environnement dans une forme de coexistence qui n'est pas toujours pacifique. Cependant, nul ne croit qu'il viendra un jour où l'on ne lira plus aucun livre sur support papier.

D'autre part, plus on a étudié la mutation que représente dans les cultures des hommes, - on peut même dire dans l'espèce humaine, - le passage de l'oral à l'écrit (voir principalement l'œuvre de Jack GOODY), plus on a dû se rendre à l'évidence, en quelque manière inverse, que l'Écrit informationnel le plus évolué n'existe jamais à son tour que sur la base d'une " Oralité " sous-jacente, et même persistante : l'échange par la voix étant de loin la forme la plus abondante de l'information quotidienne à travers les âges. À quoi s'ajoutent à présent, en complément de la " Parole volante ", tous les instruments de son amplification, de sa diffusion, de sa traduction instantanée, et même de son stockage : eût-il vécu 25 siècles plus tard, peut-être Socrate (ce grand bavard qui n'écrivit jamais rien) serait-il intégralement audible sur CD-Rom ! Toujours est-il qu'il est désormais artificiel d'imaginer que les procédés informationnels, de la Pierre de Rosette à Gütenberg, puis à nouveau de Gütenberg à Microsoft et à Internet, suivraient un développement linéaire, dans un progrès cumulatif continu, consacrant le recul proportionnel inverse constant de l'Oralité devant l'Écriture.

Pendant toute l'époque de la Grèce antique, - commençant cette rapide revue par une première approximation bien peu justifiée ! - c'est un lieu commun de la Sagesse des Nations que le primat de la Parole, le LOGOS, sur l'Écriture. On s'étonne que tant d' " Œuvres " philosophiques majeures de ces temps-là soient à jamais perdues. La raison en est double. D'une part, pendant des siècles, alors que le " miracle grec " a déjà commencé, ce n'est pas par l'écrit que l'on s'informe, ce n'est même pas dans la forme de l'écrit que l'on pense : c'est vrai des philosophes dits " présocratiques ", mais ce l'est tout autant de PLATON (au 5e siècle avant J.-C.) que de son " disciple " PLOTIN qui enseignait à Rome ... au 3e siècle après J.-C. Et d'autre part, et en conséquence, lors même qu'elles existaient ici et là sous forme de livres, ces œuvres (à deux ou trois grandes exceptions près) n'ont jamais fait l'objet d'entreprises d'édition importantes, - à la différence des Cicéron, des Virgile, ou même d'Aulu-Gelle ! En sorte que, s'il semble attesté que le texte " intégral " (?) d'EMPÉDOCLE (495-435) fût encore lisible à la Bibliothèque de Byzance vers 1420, (quelques décades à peine avant le sac de la ville par les guerriers de Mohamed II en ... 1453, et alors que la presse à imprimer est déjà opérationnelle à Nürenberg depuis 2 ans !), ce n'était probablement là déjà qu'un exemplaire rarissime que bien peu d'amateurs avaient eu la curiosité de venir consulter " dans le texte " : ainsi PHOTIOS (820-898), chercheur infatigable qui prenait note de tout ce qu'il lisait, l'ignore.

La philosophie à l'origine est une forme du discours oral, on peut même dire de la prédication, - et elle le restera longtemps. Cette philosophie naissante s'oppose au mythe ... en le continuant. Aux Théogonies, base culturelle principale de la religion populaire, quelques esprits " avancés " opposent leurs Cosmogonies : explications du monde qui se veulent rationnelles, encore que contradictoires, dont on peut se faire une idée à travers le poème tardif, mais génial, de LUCRÈCE (conservé grâce au tirage qu'après le suicide de son auteur, en a assuré CICÉRON auprès de son éditeur et néanmoins ami ATTICUS). La philosophie est alors un phénomène local : THALÈS (VII-VIe.s), ANAXIMANDRE et ANAXIMÈNE (VIe) à Milet, PYTHAGORE (VIe) à Crotone, HÉRACLITE à Éphèse, DÉMOCRITE à Abdère, EMPÉDOCLE à Agrigente, ZÉNON et PARMÉNIDE à Élée, PHÉDON, PYRRHON à Elis etc. [On a souligné les noms de ceux qui, en même temps que des aèdes, des bardes, ou des maîtres à penser sur place, ont été aussi des " auteurs "]. Et c'est également un phénomène local qui fait d'Athènes à la grande époque la capitale de la " philosophie mondiale " : Platon, Aristote, Zénon (de Cittium), même Epicure en son jardin y tiennent école, beaucoup d'autres encore. Mais si la plupart de ceux-là ont aussi tenu la plume (le stile), ou si leurs élèves ont soigneusement gardé leurs notes de cours, en bien d'autres lieux de la ville retentissent bien d'autres manifestations de la Parole. Dans Athènes en proie au Logos, c'est aux coins des rues, à l'ombre des Portiques que Socrate " dialogue ", que Zénon (un sémite qui fut d'abord une sorte de prophète) exhorte à l'abstinence, que les Cyniques ironisent ou injurient à longueur de journée, que les Sophistes étalent leur art de bien dire. À ces derniers principalement revient un rôle d'information d'un type très moderne : orateurs ambulants, ils vont de ville en ville, colporteurs d'idées, parfois tâcherons laborieux (les intermittants du logos), parfois richissimes ambassadeurs qu'accompagne toute une pompe de courtisans, c'est par eux que s'est fait le brassage de l'information idéologique, la diffusion des connaissances et des " systèmes " de pensée antérieurs. Quoi qu'on ait pu dire de leur vénalité, de leur courte science, de leur peu de scrupules, Athènes qui est leur étape favorite leur doit beaucoup de son rôle de résonateur de toutes les idées du temps. Et l'on sait que, malgré son déclin, et jusqu'à la fermeture des écoles païennes par le décret de Justinien (529), Athènes restera ce foyer de réflexion et de parole vivantes pour la philosophie.




Naissance du texte

Mais l'antiquité nous donne également l'image, - inverse, mais à son tour très répétitive à travers les âges, - du basculement de l'Oral à l'Écrit. Si elle prolonge Athènes après la conquête du " monde " par Alexandre, et après la mort prématurée d'Alexandre, Alexandrie n'est pas Athènes : ici on a désormais besoin du livre pour lire ce qui se dit ou se disait là-bas. C'est dans ce milieu, et sous cette pression des faits, qu'apparaît le premier biblio-graphe conscient et organisé, CALLIMACHOS de Cyrène : il s'inscrit à sa date (vers les années 270av. J.C.) dans la courte, mais remarquable lignée des écrivains, poètes et érudits, à la fois Conservateurs des Collections du Sérapéion, Ministres de la Culture et Précepteurs impériaux, que les premiers Ptolémée nomment et protègent, mettant à leur disposition tous les moyens possibles, y compris financiers, d'acquérir partout dans le monde tout ce qui peut être trouvé en fait de textes et de livres manuscrits (y compris, comme on le sait, la Bible araméenne que 70 érudits s'occuperont à traduire, à l'usage notamment de la colonie juive hellénisée d'Alexandrie où fleurira PHILON le philosophe). Mais de la " Bibliographie Universelle " qu'il a conçue et rêvée, - catalogue des œuvres authentiques de tous les auteurs de l'antiquité fondé sur la critique textuelle, - s'il a bien réalisé intégralement la 1ère Section : les Poètes, et une bonne partie de la seconde : les Prosateurs, Orateurs, puis Historiens, CALLIMAQUE a été arrêté par la mort alors qu'il était en train d'aborder enfin ... les Philosophes ! " Déchirante infortune ! ... " De ce catalogue auquel manquera à jamais la main du meilleur spécialiste de l'antiquité en ce domaine, l'équivalent qui nous est parvenu date de 5 siècles plus tard : ni plus génial ni plus médiocre que beaucoup de compilations d'alors, le Catalogue d'opus avec Morceaux Choisis de DIOGÈNE LAÈRCE (vers 210 après J.-C.) demeure, hélas!, notre manuel bibliographique principal sur les écrivains philosophes de l'antiquité.

Alexandrie, c'est l'invention du Texte, - cette entité destinée à jouer jusqu'à nos jours un tel rôle dans l'institution et la communication de la connaissance. Ici naît donc aussi ce que nous proposons d'appeler la philosophie médiate, quand la pensée, au lieu d'aller droit à son objet, subit le détour, la " médiation " d'un véhicule à penser, d'un outil à se souvenir, et à la limite doit chercher son ultime sanction dans une forme ... d'enregistrement ! Rien ne serait toutefois plus inexact que de croire qu'ici l'histoire a basculé, qu'Alexandrie marque une " coupure épistémologique " irréversible, qu'au règne de la Parole a succédé désormais l'empire sans partage du Texte. Pendant toute l'antiquité, et bien au-delà pendant tout le Moyen-Âge, - en fait jusque sous nos yeux, comme on le verra plus bas -, c'est plutôt au spectacle de la concurrence et de la complémentarité de ces deux modes de l'information que l'on assiste, - et tout particulièrement dans la diffusion des " idées ", ce domaine non-réservé de la " philosophie ".

D'un autre côté, - phénomène de connaissance ou phénomène de mode -, l'actualité philosophique joue en ces temps anciens comme elle le fait de nos jours, et avec elle la précarité  des œuvres, les plus célébrées un jour, et une autre fois complètement ignorées. Ainsi, les bibliothèques d'Alexandrie ont certes subsisté jusqu'à ce que le feu les dévore; mais Alexandrie cesse très tôt d'être cette cité-phare de la recherche bibliographique et informationnelle que l'on vient de dire, lorsque, prenant ombrage de ses intellectuels trop savants, le 7e Ptolémée - tyran assez ignare, - supprime définitivement le poste de Conservateur-en-chef des bibliothèques alexandrines. Le flambeau de la recherche scientifique et technique passe alors à PERGAME, ville industrielle, marchande et, dirions nous, universitaire, où la technologie du parchemin va bientôt détrôner celle du papyrus égyptien. Là fleurira l'œuvre encyclopédique immense du polygraphe GALIEN (dont la renommée n'a retenu que ses idées médicales) : il est le premier " auteur " qui se soit préoccupé, et plutôt deux fois qu'une, de composer et de publier le catalogue de ses propres écrits authentiques, tant il se méfiait - déjà ! - du rôle des héritiers en la matière. Mais dans le même ordre d'idée, RHODES en son île est un autre centre international très visité, plus spécialisé il est vrai dans le travail du Droit et de l'art oratoire : c'est là que CICÉRON vient terminer le cycle de ses études supérieures. À cette époque dite " moyenne " de l'antiquité classique, les grands noms de la philosophie, ce sont les Stoïciens, principalement (à Rhodes précisément) PANETIOS (185-106) et son disciple POSEIDONIOS (130-50), - l'Académicien néo-sceptique CARNÉADE (213-129) à Athènes, - l'éclectique SEXTUS EMPIRICUS plus tard, - et surtout le trop oublié, l'encyclopédiste, " lumière des lettres latines ", Marcus Terentius VARRO (Varron) que César, puis Auguste chargèrent de constituer à Rome une Grande Bibliothèque Centrale capable d'égaler, et si possible de surpasser tous ses modèles grecs. Et quand à Rome justement, vers les années 260 (après J.-C.), l'égyptien PLOTIN vint ouvrir un cours public de philosophie, c'est certes à chaque fois une page ou une phrase du Divin Platon, - " ce vénérable penseur de l'Antiquité ! ", comme il dit lui-même, - qui sert de référence et de thème de départ pour la " lecture " du jour. Pourtant, il paraît peu probable que Plotin ait jamais couramment pratiqué le texte entier de Platon (cependant disponible) : car, comme l'a bien établi Émile Bréhier, les allusions de son texte montrent que sa culture intellectuelle s'est nourrie d'abord d'auteurs contemporains, principalement ces grands stoïciens que l'on vient de citer. (Notons que, réuni après coup par ses auditeurs, cet opus plotinien a donné lieu en son temps à au moins deux " recensions " distinctes connues, l'une conservée, l'autre perdue, créant ainsi un sac de noeuds dont les philologues sont loin d'avoir encore réussi à démêler entièrement l'écheveau, -pour ne rien dire des traductions-trahisons latines de la Renaissance !).




Aristote : Ve siècle avant - XIIIe siècle après

En pendant à cette survie (néo)-platonicienne assez heureusement assurée, encore qu'intermittente, l'histoire recommence, - mais combien différente !, - avec l'œuvre d'ARISTOTE, et cela lors même qu'aura enfin été réalisée (vers le 1er siècle à Rome) la première édition monumentale de l'ensemble du Corpus Aristotelicum. Combien il est cependant disproportionné, et proprement anachronique, de faire tourner autour de ce seul cas (ainsi qu'on continue de le faire ici et là), l'histoire entière de l'historiographie philosophique down the ages, notre analyse le montre : l'importance d'Aristote comme philosophe de première grandeur ne justifie en rien cette erreur de perspective, cette sorte d'héliocentrisme bibliographique ! Mais il demeure vrai que cette histoire à épisodes, parfois rocambolesques, est effectivement si typique des contingences et des avatars auxquels s'expose la " philosophie médiate ", que ce " cas " peut servir ici de raccourci commode. Il va nous permettre de passer à notre tour, en quelques pages, de ces écoles " moyennes " de l'Antiquité où nous étions encore il y a une seconde, à notre si proche, et toujours actuel, ... " Moyen-Âge ".

De son vivant, comme tous ses contemporains, ARISTOTE avait enseigné dans Athènes. Il paraît bien avoir été le premier à y constituer, dans l'enceinte de son " Lycée ", un " Centre de documentation ", où l'on pouvait consulter les Collections que, pour leur plus grande part, cet infatigable voyageur avait constituées de ses propres mains au cours de sa carrière agitée : recueils de Constitutions grecques, Tables chronologiques des Olympiades, fiches d'observations " naturelles " de toute sorte, sans doute aussi les notes de cours de ses élèves. À sa mort, ce fonds (qui n'obéit à aucune vue encyclopédique préétablie) est conservé et continué par son successeur officiel THÉOPHRASTE. Puis à la mort de celui-ci, tout cela est mis en caisses (ou en jarres) et embarqué à destination de Chalcis, dans l'île d'Eubée, où tout ce que les rats n'auront pas grignoté, dormira sans grand soin dans la maison - cave ou grenier ? - des héritiers de Nélée, l'exécuteur testamentaire de Théophraste ... D'où une première éclipse de plusieurs siècles : elle est immédiatement si flagrante que pendant toute l'époque hellénistique, et notamment même parmi les grands érudits alexandrins dont on a parlé plus haut, Aristote n'était connu que comme un théoricien de la parole, une sorte de linguiste. Son œuvre conservée et pratiquée se réduit alors à sa Poétique, sa Rhétorique, ses Topiques, ses Réfutations sophistiques. La dimension dans l'ordre de la spéculation et de la science qui deviendra la sienne plus tard, est à ce moment totalement occultée.

La réparation de cette erreur - qui aurait pu à jamais nous priver d'Aristote le penseur comme nous le sommes de Posidonius ou de Varron, - on la doit au conquérant romain d'Athènes : le brutal SYLLA. Lui que n'embarrassaient guère les scrupules lorsqu'il s'agissait d'envoyer à Rome tout ce sur quoi, ici ou là, il pouvait faire main basse en matière de livres ou de chefs-d'œuvre artistiques, c'est avec les descendants de Nélée - ayant entendu par hasard parler de leur legs, - qu'il négocie, vraisemblablement à vil prix, l'achat de ce qu'il reste du fonds réuni naguère par Théophraste. Toute cela est ramené dans la capitale latine où, sur fonds publics, un groupe d'érudits romains et d'esclaves grecs importés d'Athènes travaillera 30 ans à sa laborieuse mise en ordre. Il semble même qu'un tirage exceptionnel à 5 exemplaires ait permis sa diffusion rapide dans d'autres centres intellectuels de l'Empire. Et pourtant quand, vers 510/515, le sénateur Anitius Manlius Severinus BOETHIUS - l'un des derniers lettrés de la noblesse romaine, - entreprendra de procurer un commentaire général d'Aristote, il semble à nouveau ne plus connaître de lui que les premiers livres de son Organon  : point de départ de cette Logica vetus à laquelle se réduira à nouveau ce corpus mutilé, et donc la connaissance que les Latins auront d'Aristote ... jusqu'au milieu du XIIIe siècle.

Avant d'aborder enfin à cette date aux rives occidentales, c'est un invraisemblable périple tout autour du bassin de la Méditerranée que cette œuvre devra encore accomplir. Moins toutefois que le récit de ces escales aventureuses et de ces allées et venues pleines d'imprévu, c'est l'état de l'information véhiculaire qu'elles révèlent qui est notre centre d'intérêt. Un premier relais est celui des bibliothèques des érudits chrétiens, évêques de Nysse ou de Nicée, d'Antioche ou d'Éphèse, Docteurs ou Pères de l'Église Grecque, généralement plus soucieux de définitions orthodoxes ou de controverses dogmatiques que de philosophie, du temps où Byzance est une immense tapisserie, allant de la Tunisie au Bosphore et à la Thrace. Puis, à mesure que la puissance byzantine recule devant l'expansion musulmane et se concentre de plus en plus précairement dans sa capitale comme son unique centre intellectuel (à son tour plus tard irrémédiablement détruit), ce sont, aux mêmes lieux du Moyen-Orient, des érudits hybrides, au minimum bilingues, qui découvrent ici et là, dans le texte de son édition grecque, les traces laissées de l'opus aristotélicien et en procure des éditions arabes, syriaques etc., sauvant notre païen de son second naufrage.

Date mémorable, - car elle marque le premier impact sérieux sur le siècle de cette œuvre philosophique enfin dans toute son envergure déployée. D'une part, ce qu'on peut appeler la partie scientifique du corpus, - sur les animaux, les minéraux, l'homme etc. - passe tout entière dans la science arabe et contribue (à côté d'autres, comme GALIEN) à en déclencher le remarquable et durable mouvement de curiosité. D'un autre côté, il est certes excessif de parler, à aucun moment, de " libres penseurs de l'Islam ", dont l'inspiration première remonterait au choc ainsi produit par la découverte du grand monument païen d'Aristote, au point de faire douter quelques-uns, ici ou là, de la solidité de leur foi. Par contre, il n'est pas douteux que cet édifice ainsi exposé tout entier au plein jour devient pour longtemps, dans ce climat, une référence obligée pour toutes les professions et les spécialités intellectuelles : médecins, juristes, théologiens ne peuvent penser autrement leur Art, leur Foi, ou leur Loi (c'est pareil). Cela est si vrai que (pour nous en tenir à la philosophie seule), à côté d'aristotéliciens évidents comme AVICENNE ou AVERROÈS, un GHAZZALI, leur adversaire le plus déterminé et le plus doué, est lui-même pénétré de cette culture dans laquelle s'inscrivaient ses premiers travaux, notamment ses Commentaires de jeunesse. (Dans un autre contexte, on ne tardera plus guère, pour maintenant, à voir toute cette problématique rebondir avec la même envergure chez les latins).

Fixons-nous toutefois un instant sur ce que cet arrière-fond informationnel nous révèle de significatif relativement aux structures d'une " philosophie médiate ". La " culture arabe ", ou ce qu'on appelle ainsi à ce point de sa plus grande expansion, en marque un moment spécifique. Une philosophie concentrée, comme elle l'était dans Athènes ou à Alexandrie, voire plus tard à Rome, n'a que faire de la fonction " information " : l'ambiance prochaine lui suffit. Une culture étalée et dispersée sur d'immenses espaces, comme le serait peut-être celle des nomades, des Touaregs par exemple, s'en passerait encore mieux, et par raison inverse. Le modèle " arabe " est justement un modèle mixte, parce qu'à défaut d'une capitale centrale, ici et là il y a des points de concentration et de fermentation intenses : Mesched, Isphahan, Bagdad, Damas, Le Caire, Tunis, Grenade, Marrakech, etc., (dans chacune vous trouverez une école ou un tombeau de philosophe), mais entre eux ce sont de longues distances, à pieds ou à dos de chameaux, qu'il faut franchir si, ici et là, on veut rester dans le vent de l'inspiration, dans le mouvement vivant de la connaissance. Ce montage " concurrentiel " (i.e. " en parallèle " au sens électronique du terme) exige d'abord qu'entre ces pôles, sous forme d'information, le courant passe. Mais d'autre part, on ne communique que si l'on a quelque chose à communiquer et qui vaille la peine d'être retenu. Aucune culture du passé n'a été aussi riche en catalogues, en chronologies, en atlas de géographie, en bibliographies, en encyclopédies (en ce qui concernent ces dernières, c'est là un genre qui, sans contestation possible, a vu pour la première fois le jour en terre d'Islam). Tous ces " instruments " à mémoire se multiplient, s'imitent, se perfectionnent. Ils sont tirés (copiés) en multiples exemplaires, presque plus volontiers que ne le sont les œuvres originales : c'est une circulation incessante de savoirs ponctuels que leur réunion artificieuse, - leur compilation généralisée, - empêche seule de tomber en miettes. D'après Marie BERNAND, ce serait à un penseur de ce temps, le juriste et théoricien mu`tazilite ABD AL-JABBÂR, 938-1025, qu'on devrait précisément la première qualification et le premier essai de justification épistémologique du concept d'information (M. Bernand, Le problème de la connaissance d'après le Mughnî du cadi Abd al-Jabbâr, Alger, 1982).

C'est par l'un de ces points, à la fois de concentration et de transit, point géographique extrême, celui de l'Espagne andalouse, que devra encore passer le Corpus qui nous sert ici de paradigme, avant de trouver son issue dans le monde latin occidental. Et cette fois encore, avant d'être exploité à Rome, à Venise, à Padoue, à Paris, ce sont des érudits, non plus seulement bilingues, mais trilingues ou quadrilingues, qui seront les véhicules indispensables de ce transfert informationnel. Arabes, juifs, chrétiens, ils vivent là au contact. Néanmoins, c'est surtout sous la forme livresque qu'ils se passent leurs savoirs, à coups de copiages et de recopiages manuscrits, de traductions et d'adaptations, occupant des ateliers entiers, - en attendant qu'un nouveau mode véhiculaire, le troisième de cette histoire, le papier, vienne bientôt servir de relais matériel à cette diffusion magistrale des idées. (La route espagnole n'est pas la seule voie de pénétration et d'exportation vers l'Europe occidentale. Le " Royaume des Deux Siciles " par Naples en fut une autre. Et de Charlemagne à Saint Louis, notamment pendant les croisades, les contacts directs n'ont pas manqué non plus : c'est l'un d'eux qui a été l'occasion de la sacralisation de l'œuvre attribuée à l'apôtre Denys, " l'aréopagite ", un des mystères les plus épais du corpus intellectuel médiéval. Mais il nous a fallu ici simplifier à l'extrême).

Comparé au modèle informationnel arabe, notre Moyen-Âge latin est marqué d'abord de plus de similitudes que de différences.




La médiation médivale : mémoire et lecture

Chez les médiévaux latins, il n'y a pas de philosophes. Il n'y a que des maîtres : maîtres ès-arts ou maîtres en théologie. Pour ce qui est des connaissances " exactes ", - mais le mot convient-il ? - les deux corporations se pourvoient, il est vrai, auprès de la même source : l'immense trésor de la sagesse ( = science) profane. Quelque peu occultée dans cet éclairage, la philosophie demeure donc là, présente : elle est auprès des uns et des autres le véhicule principal de leur formation et de leur information intellectuelles. Toutefois cette dichotomie institutionnelle se double d'une autre, plus factuelle, voire sociologique : il y a ceux qui effectivement lisent, ou peuvent lire, mais aussi ceux qui, ne pouvant lire, travaillent, peut-on dire, sur mémoire. Les premiers sont une petite minorité. Les seconds composent la vaste troupe des " scholars " (le mot américain, précisément d'origine médiévale, est ici tout à fait à sa place).

Cette seconde dichotomie est pour nous la plus importante. En fait, elle s'étend sur le long terme. Mais quelques dates la jalonnent. Il est établi maintenant que, jusqu'à la fin du XIIe siècle au moins, même les plus savants ne lisent pas : ils se souviennent. Le texte, s'il est présent, est à peine un repère de signes mnémoniques pour les yeux. On peut dire qu'il est là pour être oublié. C'est avec l'âme qu'on lit. L'exercice est une forme de manducatio animæ par laquelle, repassant plusieurs fois par les mêmes contours d'un " texte " devenu bien vite image mentale, l'intellect s'élève par degré jusqu'à la fruition de l'intelligible : intellectus in actu idem est ac intelligibile in actu. De fait, cette structure intellectuelle dure pendant tout le Moyen-Âge, voire quelque peu au-delà, et les plus savants s'y montrent aussi les meilleurs : BONAVENTURE, THOMAS D'AQUIN ne sont pas seulement des écrivains dont la plume ne chôme guère; ce sont d'abord des as de l'actualisation intellectuelle par la mémoire.

Néanmoins, dans les premières décades du XIIIe siècle, un changement s'est produit : et cette date coïncide justement et non fortuitement avec l'arrivée massive en Occident de tout ce flux de textes nouveaux dont on a pris un exemple plus haut (mais capital) avec le corpus d'Aristote. C'est à ce moment que les copistes inventent, par mal nécessaire, ce qu'on a appelé, d'un terme peu heureux, l'alphabétisation, - entendez l'artifice technique qui consiste à utiliser le défilement des lettres de l'alphabet, exercice mental, pour jalonner de leurs signes matériels les textes, et les distribuer en sections, en repères, pour créer des jeux de renvois, des listes alphabétiques de titres, de mots-clefs, etc. Bientôt des recueils, des sommes, des encyclopédies vont se pourvoir, dans les marges, d'index divers, véritables " menus déroulants " qui en accompagneront le développement : technique qui rappelle singulièrement ce que l'édition électronique s'est vue de nos jours obligée de réinventer pour permettre de suivre sur écran des documents rompus parce que, les " pages " n'y correspondant plus à rien, les divisions en sont devenues sans prises. À l'époque où y travaille et enseigne S. Thomas, l'Université de Paris dispose d'un fonds de lecture " riche " d'environ 1200 manuscrits, en fait à peine de quoi remplir les rayonnages d'une petite bibliothèque de section dans une Faculté des Lettres de province ! Peu y accèdent. Et ces manuscrits ne " sortent " pas : ils sont rivés aux chambranles par des chaînes.

Ceux qui ne lisent pas continueront donc à se souvenir. Toutefois, ils n'auront pas toujours à retenir des textes entiers. Des érudits, - quelques uns de première force, - ont constitué à leur intention des ensembles plus légers, des recueils de citations tirées des textes authentiques, citations non strictement littérales il est vrai, mais arrangées, rythmées, de manière à s'inscrire de façon indélébile dans la mémoire, pour revenir à point nommé, sous la plume ou sur la langue, lorsqu'on en a besoin. (Depuis longtemps les hommes du Droit, juristes in utroque : Droit civil romain et droit canon, transportaient avec eux dans leurs têtes tout leur savoir utile ainsi mis en formules; et quelques unes de ces formules retentissent encore parfois aujourd'hui dans les prétoires, appels à des évidences de type " axiomatique "). C'est là ce qu'on appelle des auctoritates. (Spécialisés dans la dogmatique, les 4 Livres des Sentences de PIERRE LE LOMBARD, 1095-1164, sont de tous ces manuels, l'ensemble le plus complet, le plus important surtout par son impact quasi universel dans la diffusion des connaissances). Mémorisé, un tel recueil d'autorités, c'est un magasin mental de définitions, de preuves " évidentielles " pour le raisonnement, d'arguments pour la controverse, - un matériau inépuisable aussi pour la réflexion, car il est fait d'emprunts composites, souvent littéralement contradictoires. Le travail " philosophique " sera pour l'heure essentiellement voué à leur chercher un accord, à en faire une synthèse canonique et concordataire : rodées à travers la dispute quodlibétique, les fameuses Sommes ne sont pas autre chose.

Le caractère le plus paradoxal de ces auctoritates, c'est qu'à travers le jeu de tout ce qu'on y fait dire aux uns et aux autres, elles aboutissent à dissimuler ... les auteurs. L'énoncé de la sentence n'a pas à se compliquer d'un travail de référence. On est donc là au niveau primaire de l'information : qui a dit quoi, et à quelle époque il l'a dit, n'est pas objet d'attention, lors même qu'on pourrait le savoir. Même les contemporains sont logés à pareille enseigne. On dispose d'un nombre assez important de Catalogues du temps, catalogues d'écoles abbatiales ou d'universités. Il a même existé un catalogue collectif (" union catalogue "), celui des Franciscains d'Angleterre, - peu distanciés les uns des autres, - qui pratiquaient là une formule insulaire de communauté intellectuelle fort remarquable pour le temps. Mais ces catalogues, de simple décalquage, - des inventaires locatifs, - ne sont en rien des " bibliographies ". Ce sont des recueils d'incipit, - autrement dit encore des " sentences " mémorisables. Rien n'est plus sujet à caution, lorsqu'il s'en rencontre, que les attributions nominales à tel ou tel personnage, à tels ou tels penseurs, célèbres ou obscurs.

De nos jours, l'historiographie doit se frayer son chemin à travers ce labyrinthe informationnel. Pour les spécialistes de philosophie médiévale aux XIXe-XXe siècles, les Franz Ehrlé, les Bernhard Geyer, Martin Grabmann, Étienne Gilson, Matrie-Thérèse d'Alverny, c'est une tâche formidable qu'il a fallu abattre, d'une part pour éditer lisiblement l'immense quantité de ces livres parvenus en copies manuscrites plus ou moins fidèles, mais aussi pour en préciser les attributions, pour tenter de discerner le profil idéologique des uns et des autres, pour attribuer à chacun sa part de vérité (ou d'erreur) dans l'élaboration doctrinale. Ce travail immense n'est pas sans appel, car la subjectivité y tient encore trop de place. En 1957, avec Bernard Quémada, commençant à travailler sur un ensemble de machines Bull à cartes perforées, nous avons pu visiter, dans sa maison jésuite de Gallarate (nord de Milan), l'Aloisanium, le Père BUSA qui venait d'y commencer (de son côté avec l'aide d'IBM) la saisie terminologique intégrale de l'opus thomiste. Puis cette énorme bibliothèque a suivi pas à pas, de miniaturisation en portabilité, tous les progrès de l'informatique, - non sans remise en cause dramatique à telle ou telle étape, - pour aboutir enfin cette année, donc après 40 ans, à un unique CD-Rom, résumant plus de 50 volumes de l'édition livresque : chacun peut y consulter les occurrences des mots dans le texte, réfléchir sur ses concomitances conceptuelles, et même y lire à loisir la meilleure et la plus complète des éditions de l'Aquinate. - Ce bel exemple d'une persévérance aussi extrême est loin d'être unique.

C'est un fait remarquable que ce soit justement la philosophie médiévale, la plus occultée comme telle en son temps (ainsi qu'on vient de voir), qui soit d'autre part aujourd'hui à l'origine des applications les plus spectaculaires de l'informatique à la connaissance des textes philosophiques, et non point seulement médiévaux. Paul TOMBEUR et Jacqueline HAMESSE à Louvain ont joué ici un rôle pionnier. Or ce travail ne se borne pas, quoi qu'il paraisse, à la simple redistribution lexicographique par laquelle il a commencé. Par la méthode statistique appliquée à l'étude du vocabulaire, - appliquée d'abord à Platon par LUSTLAWSKI en 1896-1897, - ce traitement sur ordinateur est de nature à servir de base pour bien d'autres révisions ou redistributions encore, dans l'histoire des concepts autant que dans la liste des auteurs et de leurs filiations véritables.




De Gutenberg à Microsoft

" De Gutenberg à Microsoft " : - ce raccourci n'est pas plus raide que les chemins de traverse que nous avons dû déjà emprunter pour en arriver là. Ce qu'a exactement inventé Gutenberg dans les années 1440-1450, il n'est pas plus facile de le dire en une fois qu'il n'est aisé de donner une définition de ce qui avait été inventé le jour de Janvier 1946 où fut présenté au monde le premier exemplaire d'un " ordinateur " : depuis lors, plus de dix définitions supplémentaires se sont imposées, sans que la liste en soit close. Ce qui est évident, c'est que, dans les deux cas, il s'agit d'une machine (c'est-à-dire d'une réalité du monde extérieur) destinée à devenir l'intermédiaire incompressible entre une pensée et une autre (voire de moi-même à moi-même) : ce que nous appellerons donc une machine sémantique, c'est-à-dire traitant et véhiculant des réalités du monde à travers un réseau de signes produits par cette machine, et dont on ne peut enfermer le concept dans une formule finie puisque cette machine sémantique est capable d'une série non-finie d'applications et de mutations. (Ouverte sur une multitude de langages possibles, elle est donc aussi machine virtuelle. On peut même aller jusqu'à soutenir qu'avec Gutenberg se révèle à la conscience ce qu'était déjà le plus humble outil entre les mains de notre premier ancêtre : une machine pensante).

Mais ce " long terme " de cinq siècles (1450-1950) comporte un autre enseignement, en quelque sorte inverse : c'est qu'il n'y a pas eu de révolution de l'imprimerie qui se soit marquée par une rupture soudaine. Alors que l'intelligence est déjà entrée là dans la phase artificielle de sa propre invention, on va longtemps encore s'attarder dans le Moyen-Âge et ses pratiques psychiques naturelles : intuition, mémoire, verbe. À preuve, - et ce témoignage est déconcertant, - la philosophie d'alors : cette philosophie qui aborde les Temps Modernes, le fait dans des habitudes de pensée rien moins que modernes ! L'humanisme (XVIe siècle), le libertinage érudit (XVIIe), même pour une certaine part les Lumières (XVIIIe) sont surtout des phénomènes d'accumulation mnémonique de type encore largement moyen-âgeux : long ressassement de souvenirs de textes lus (il est vrai que ce ne sont plus les mêmes), une ivresse de mémoire, dont la presse à imprimer se fait la pourvoyeuse. Les créateurs : MACHIAVEL, MONTAIGNE, SPINOZA sont des solitaires, des isolés, et DESCARTES lui-même, qui rêva de passer en Hollande une vie à l'abri du siècle ! Inversement, - et à cette différence près que son maître à penser n'est plus Aristote, mais Épicure reconstitué à travers Lucrèce et Sextus Empiricus, - sous le rapport de ses structures informationnelles GASSENDI demeure un médiéval : il raisonne dans la pure lignée des " Commentateurs ". Et LEIBNIZ, donc ? : le bel éclat de ses inventions dans les sciences ne peut dissimuler que le " Système " philosophique dont il était si fier (et que pourtant il n'a jamais écrit comme tel) est le dernier avatar tardif d'un modèle scolastique, disons : " à la Raymond Lulle ". De fait, c'est bien dans la forme d'une scolastique, mise en ordre et rationalisée par Christian WOLF, que ses idées se diffuseront au point d'imposer dans les Universités allemandes, pendant un siècle, leur règne impérial. On comprend que pour déchirer cette toile de fond, qui est celle de l'Aufklärung allemande au siècle du " despotisme éclairé ", il ait fallu beaucoup de courage à Emmanuel KANT et à ses successeurs. (Nous ne dirons rien du fait que, de son côté, avec les CAJETAN, VITORIA, SUAREZ, JEAN DE SAINT-THOMAS, et beaucoup d'autres, la scolastique catholique connaisse son plus grand épanouissement, mais aussi sa véritable mise en forme canonique, à cette date, c'est-à-dire aux XVIe - XVIIe siècles seulement).

Comment ces philosophes s'informent-ils ? Puisqu'il y a maintenant des livres, il y a aussi désormais des bibliographies, - ces livres dont la fonction est de donner à connaître l'existence et le contenu des autres livres. Déjà les juristes (1506- ), les médecins (1530- ) ne peuvent plus s'en passer. Les " philosophes " sont plus lents : Conrad GESNER 1548- , J.J. FRIS(ius) 1592- , Isaac SPACH, 1598- . Mais il y a ici deux remarques à faire.

La première, c'est que, par " philosophie ", on entend alors toute science humaine qui ne soit pas " divine ". Ainsi voyez le titre (quelque peu abrégé tout de même) de GESNER :

C'est le manuel bibliographique des " maîtres ès-arts ", auquel servent de pendant les Partitiones theologicæ qui suivent un an après (1549, xx-157p). Autre témoignage : le titulaire de la chaire de philosophie à l'Université Royale de Königsberg, Emmanuel KANT , vers les années 1770- , y enseigne à longueur d'années la Géographie, la Physique et les Mathématiques, l'Astronomie, la Psychologie, la Morale etc., auxquelles Logique et Métaphysique ont seulement servi de rapide introduction. Cette définition de la " Philosophie " durera officiellement jusqu'au milieu du XIXe siècle : " la science qui a pour objet la connaissance des choses physiques et morales par leurs causes et leurs effets " disait encore le Dictionnaire de l'Académie en 1835. Nulle place donc, dans ce contexte, pour la perception de cette philosophie comme d'une " spécialité parmi d'autres " au sens où nous l'entendons maintenant, encore moins comme d'une profession.

Deuxième remarque : on ne peut pas s'attendre à voir Machiavel, Montaigne, Descartes, Hobbes, Spinoza chercher leurs idées dans la fréquentation de ce type d'ouvrages de références. (C'est déjà un peu moins vrai de Leibniz, lequel passera une bonne partie de sa vie, jusqu'à sa mort en 1717, comme Bibliothécaire - et Conseiller du Prince - Duc de Hanovre). Dans les villes de Hollande où il réside successivement, Descartes a bien l'occasion de rencontrer quelques nouveautés intéressantes de la librairie; mais quand il entend parler d'un ouvrage qui, comme on dit aujourd'hui, l'interpelle, il écrit à MERSENNE pour que, usant des ressources de la Bibliothèque des Minimes de Paris où il réside, celui-ci le lui procure. En fait, toute l'information utile se fait d'abord par cette voie privée de la correspondance : les deux Huygens, Descartes, Mersenne, Gassendi, Peiresc, Newton, etc., etc., jusqu'à Lavoisier encore, c'est à travers les remarquables éditions de leurs Lettres, - dues essentiellement au zèle de savants et d'historiens des sciences, - que l'on peut se faire une idée de l'état où en était notre " philosophie médiate " à l'orée des Temps Modernes.

Les choses vont néanmoins bouger, et une structure de " médiation " inédite va apparaître : le sens de la relativité historique. Autre titre révélateur, mais des années 1685-, cette fois :

L'auteur (Adrien BAILLET, 1649-1706, bien connu d'autre part comme le premier biographe de Descartes) a réalisé cette compilation du temps où il gérait la bibliothèque des Lamoignon (Guillaume de Lamoignon, Président du Parlement de Paris, 1617-1677, et François-Chrétien son fils, 1644-1709). Avec une calme ironie un peu facétieuse, il montre comment les " auteurs ", travaillés qu'ils sont par la démangeaison de publier, s'exposent ainsi de leur propre gré, et donc sous leur pleine responsabilité, à être critiqués, jugés, démolis, etc. Aux rubriques des " auteurs " dans ses listes bibliographiques, Baillet ajoute donc des extraits raisonnés de ce que les " savans " ont dit et écrit sur les œuvres des premiers : bibliographie en partie double, en quelque sorte. Et il y a là plus qu'une ébauche d'une textologie de la " réception " : on y voit naître simultanément et corrélativement les deux concepts majeurs, - auteur / public, - caractéristiques de la modernité. De la même veine est le Journal des sçavans, publication périodique lancée dès 1665 par Colbert (avec l'aide de Denys de Sallo, sieur de La Coudraie, 1626-1669) : organe d'information générale et de comptes-rendus étoffés (" abstracts ") sur toute espèce de sujets de connaissance, à travers ses livraisons successives l'information est ici nécessairement datée. On sait comment ce prototype parisien sera bien vite imité et relayé dans toutes les capitales et dans toutes les sociétés savantes de l'Europe. À travers ces organes critiques, ce qui est maintenant assuré, c'est la publicité des œuvres, - cette dimension intrinsèque aux œuvres et qui précisément les constitue comme œuvres.

De leur côté, les informations privées, naguère réservées aux Correspondances ont maintenant leurs résonateurs : leurs publics attitrés. Lorsque VOLTAIRE écrit à Madame de GENLIS ses lettres pétillantes de verve, il compte bien qu'elles seront aussitôt lues à voix haute dans le cercle parisien qui s'assemble régulièrement auprès de cette complaisante dame. Salons parisiens, académies de province ou de l'étranger, clubs et sociétés de lecture; mais aussi tous les Bulletins, Nouvelles, Mémoires qui circulent en abondance de l'un à l'autre de ces points, ou qui se font l'écho de leurs propos vers le dehors : on ne développera pas ici l'analyse de ce phénomène de vaste envergure, heureusement bien connu, qui sert de toile de fond au siècle dit des " Philosophes ".

[Pour se faire une idée rapide, d'ordre pour ainsi dire statistique, sur la densité que représente, de 1665 à 1800, l'accumulation de tout ce qui a été publié, en mémoires originaux ou tirés des livres, ainsi qu'en comptes-rendus et discussions critiques, dans les publications de ce genre depuis le Journal des sçavans, il faut regarder :

  • Repertorium commentationum a societatibus litteratiis editarum, secundum disciplinarum ordinem digessit Jeremias D. Reuss, Gottingæ, apud Henricum Dietrich, 1801-1821, 16 vol.
  • Les " disciplines " annoncées dans le titre sont : 1-2 l'Histoire naturelle, 3. la Chimie, 4. la Physique, 5. l'Astronomie, 6. l'Économie, 7. les Mathématiques, la mécanique, 8-9 Histoire et philologie, 10-16 Médecine et chirurgie. La philosophie n'est donc nulle part, - mais c'est parce qu'au sens que l'on vient de dire, partout ici elle est chez elle].




    Histoire de l'information et information par l'histoire

    Plus spécifique pour nous, et moins connue sous cet angle, est la naissance des philosophes eux-mêmes à cette nouvelle évidence, que les idées ne sont point éternelles, mais qu'elles entrent dans le siècle à la suite les unes des autres, plus ou moins pressées, mais toujours avec leur référence de lieu et de date, - bref que l'histoire n'est pas un simple cadre, abstrait et vide, pour des calendriers et des Chronologies, mais qu'elle est elle-même un mode de la connaissance et de l'accès aux idées.

    Concrètement, les premières histoires de la philosophie sont contemporaines des premières bibliographies dont on a parlé plus haut, et en utilisent les mêmes ressources, le même matériau d'érudition désormais disponible grâce à l'imprimerie :


    Historiens Bibliographes
    [BURLEY BURLAEUS 1467 (99 pp.) l'ancêtre]
    MORELius 1547 GESNER 1548
    FRISius 1592
    SPACH 1598
    STANLEY 1655
    HORNius 1655 (580 pp.) LIPENius 1682
    BAILLET 1685
    BRUCKER 1742 -> 1767 (6 vol.)

    La rencontre des deux genres se fera avec BUHLE, 1796- , cité plus bas.

    Toutefois, avant que cette structure mentale nouvelle n'émeuve enfin les philosophes dans le tréfonds de leur Gemüt, il faudra attendre les toutes dernières années du XVIIIe siècle, - et sans doute aussi le coup de pouce de la Révolution Française. Née en 1770, la réflexion transcendentale de Kant y est encore profondément étrangère : elle n'intègre pas cette dimension (la " critique de la raison historique "); mais cette dimension est néanmoins présente d'autre part chez lui, à travers toute la série parallèle de ses écrits, souvent dénommés " Opuscules " : là, Kant se voit tenu d'intervenir dans le siècle, de défendre ses amis, de prendre parti - de " s'engager ", - dans les luttes d'idées. On peut dire que la tâche de ceux qu'on appelle " les Post-Kantiens " sera d'intégrer ces deux éléments de tension dans l'économie d'un unique cheminement mental. Le point culminant de cette " dialectique ", c'est HEGEL : aucun de nous, pense-t-il, n'abordera à l'immédiateté de l'Esprit qu'à travers la médiation douloureuse du Concept. Wesen ist was gewesen ist : l'Essence, c'est ce qui a dû traverser et subir le Devenir, les tourments de l'Existence, pour affleurer enfin jusqu'à l'Idée. C'est l'accomplissement au niveau du système de la PHILOSOPHIE MÉDIATE.

    Alors peuvent naître, croître, et multiplier des manuels d'enseignement universitaire comme celui-ci :

    L'étudiant y trouve côte à côte :

    1. un vaste " exposé " selon l'ordre des époques historiques où lui est donné à apprendre tout ce qu'il a besoin de savoir des " doctrines " philosophiques (Lehre), et
    2. leur " Literatur ", c'est-à-dire le choix critique des études dont ces doctrines ont fait l'objet de la part des " savans " (comme aurait dit Baillet) ; et cette partie " secondaire " est cette fois une autre série chronologique qui ne saurait évidemment remonter plus haut, - au maximum, - que la liste des écrits récents disponibles dans le domaine de l'érudition historique depuis 2 siècles.
    Même Hegel commanditera, voire écrira de sa main, plusieurs manuels de ce genre.

    Arrêtons-nous là, malgré tous les noms et toutes les dates qu'il y aurait encore à citer, car le point de rebroussement de toute cette analyse est ici atteint : l'histoire de l'information philosophique cède la place à l'histoire de la philosophie comme moyen principal d'information pour le philosophe. Tout ce qui précède en effet, c'est-à-dire tout ce que nous avons appris sur les modes de l'information philosophique aux divers moments de son histoire, d'où le savons-nous nous-mêmes ? : nous en devons la connaissance aux travaux de tous ces " philosophes " dont la spécialité érudite s'intègre donc désormais, - mais guère avant les premières décades du XIXe siècle, - au travail de la réflexion philosophique : les historiens de la philosophie.

    Citons encore ce témoin privilégié :

    À travers ses 12 éditions, c'est la continuation logique du BUHLE ci-dessus, et à sa date, le prototype de ce que l'édition philosophique avait de plus complet à offrir en matière d'information générale sur la philosophie, ici embrassée dans son ensemble. Comme le montre la double pagination du tome 1, - abandonnée dans les suivants, - il y a ici, après l'exposé, la partie parallèle de la " littérature ", c'est-à-dire la bibliographie secondaire des études sur les œuvres analysées dans la première partie.

    Longtemps attendue, une mise à jour est constituée par :

    Malgré le titre commun et l'annonce qui en avait été faite, il n'y a plus dans ce Handbuch de partie " Exposé ". Autrement dit, les auteurs ne se sont pas risqués à présenter une nouvelle mise en perspective sur le contenu et l'interprétation des doctrines qui permette de faire le point par rapport à la dernière édition du texte de " l'Ueberweg ". Cet ensemble considérable de plus de 4.000 pages est seulement l'inventaire bibliographique signalétique des études d'histoire de la philosophie publiées depuis les 5 volumes constituant la dernière édition du Grundriss (en moyenne 1920). Encore est-il clair que l'addition ne peut pas être complète, et ceci pour deux raisons immédiatement évidentes :




    Remarques terminales : État présent de l'information en philosophie

    Pour dire la vérité, il n'y a pas d' " état présent " de la philosophie qui puisse se fixer ici ou là. C'est pourquoi on terminera cette étude par des " Remarques " plutôt que par un " Bilan ", lequel risquerait d'être faux avant même qu'on ait fini de l'écrire : comme on peut le voir, notre sentiment de la " relativité " des démarches informationnelles s'est aujourd'hui singulièrement " généralisé " !


    1. Cette PREMIÈRE REMARQUE concerne justement l'historien de la philosophie

      Son profil est l'objet d'une constante surprise de la part des autres " historiens ", - disons des " historiens de métier " : c'est que l'historien de la philosophie s'intéresse moins à l'histoire qu'à la philosophie. En voici une possible explication, parmi beaucoup d'autres. Le texte philosophique est un genre littéraire d'une très grande difficulté : langue et vocabulaire, tournure d'esprit, allusions, modes argumentatifs, - c'est sur la lecture et la compréhension de ces textes spécifiques que se concentre généralement la spécialité universitaire appelée " Histoire de la philosophie ". Bien qu'Emmanuel Kant ait décrété un jour :

      " Il n'y a pas d'auteurs classiques en philosophie "

      En Faculté ces heures d'histoire se passent au commentaire et à l'interprétation de " classiques " dont la tradition philosophique a arrêté la liste canonique (et tant pis pour lui !, Kant en est, - mais pas Voltaire, pas Diderot, pas d'Holbach, pas Helvetius, et à peine Rousseau, etc., etc. ). Le véritable nom de cette discipline serait donc plutôt herméneutique : et de fait des historiens comme Pierre Aubenque, Paul Ricoeur, Philonenko et le Père Breton cités plus haut, s'en réclament. Souvent cette lecture aboutit à faire dire au texte, non ce qu'il a dit à ses contemporains, mais ce qu'il a à dire aux nôtres, et que vraisemblablement il n'a jamais dit comme tel. De telles lectures des textes ne sont pas méta-chroniques (elles ne rejoignent pas les textes " tels-qu'en-eux-mêmes " par dessus le temps), elles sont proprement ana-chroniques : elles mêlent de notre présent dans leur passé. Martial GUEROULT protesterait qu'il n'a rien fait dire à Descartes que Descartes n'ait dit lui-même. Pourquoi alors ne pas s'en tenir là ? Les textes de Descartes mis bout à bout, fût-ce en bon ordre, peuvent-ils être signés d'un autre nom d'auteur que le sien ? Qu'ajoute ici la lecture ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'elle retranche, pour être au moins plus accessible ? Ces " marges ", - pour parler comme DERRIDA, - peuvent être instructives, didactiques à souhait : en quoi sont-elles encore informationnelles ? Il est donc normal que dans ce genre d'ouvrage, à la limite, " il n'y ait pas de bibliographie " ... (La position de M. Gueroult, théoricien représentatif de la méta-historicité des systèmes, est plus complexe que nous la disons ici. Voir sa Dianoématique , Paris, Aubier, "Analyse et raisons " : - 2. Philosophie de l'histoire de la philosophie, 1979, 279 pp.; - 1. Histoire de l'histoire de la philosophie, 3 vol, 1983-1988. Je cite dans l'ordre chronologique des publications, qui est révélateur. Reprint : Hildesheim, Olms)

      L'histoire des philosophies, - s'il est permis de jouer ici du singulier au pluriel, - sera volontiers laissée à " l'historien des idées ", dont les représentants principaux se recrutent parmi les spécialistes de la littérature : hellénistes, latinistes, indianistes, médiévistes, germanistes, dix-septiémistes, dix-huitiémistes, comparatistes, etc... Par exemple (on s'en tient volontairement à une tranche de temps limitée et à des ouvrages français qui, malgré leurs dates, demeurent des références pour le domaine) : René PINTARD (sur le libertinage érudit au temps de Descartes), Paul VERNIÈRE (le spinozisme dans la pensée française avant 1789), Daniel MORNET (Les origines rousseauistes ? de la Révolution Française), Roger AYRAULT (Les origines - principalement philosophiques - du romantisme allemand), etc. Quant aux instruments de l'information bibliographique correspondante, ils se partagent et se spécialisent selon ces différentes tendances. Kant a ses Kant-Studien (avec revue annuelle des publications), Hegel, Schopenhauer ont chacun leur Jahrbuch, Descartes et Spinoza leurs " Bulletin cartésien ", " Bulletin spinoziste ", etc. Dans d'autres secteurs par contre, il vaut mieux chercher d'abord son bien ailleurs que dans des instruments proprement philosophiques : dans L'année philologique pour les auteurs philosophes de l'Antiquité gréco-latine, la Bibliographia Patristica pour les littératures des premiers siècles chrétiens, les bibliographies rétrospectives et les bibliographies annuelles d'histoire des littératures allemandes, anglaises, françaises etc, pour les Temps Modernes.


    2. Le philosophique et le non-philosophique

      Le traitement des besoins informationnels de la philosophie sous les espèces de l'information historique trouve une autre limite dans le fait que les intérêts multiples du philosophe le poussent à aller puiser son bien à beaucoup d'autres sources encore que le seul passé des systèmes philosophiques : car loin de s'enfermer à jamais dans l'éther de la Cité Platonicienne, le philosophe se veut aussi `homme du monde'. Notre DEUXIÈME REMARQUE portera donc plus systématiquement sur ces " relations extérieures ", - du philosophique au non-philosophique, - qui sont la coquetterie du philosophe : en nulle autre " spécialité " de la connaissance il n'est laissé au chercheur une telle latitude d'exercer à sa guise son droit sacré au " butinage " et au " libertinage ".

      Du temps où je faisais mon apprentissage à la Bibliothèque Victor Cousin comme " attaché de recherches au CNRS ", je rencontrais souvent, dans les couloirs de la Sorbonne, mon directeur de thèse, Gaston BACHELARD. Il me demanda un jour si j'avais eu l'occasion de fréquenter des ouvrages de LAVATER, notamment dans des éditions d'époque illustrées : si cela m'arrivait, il serait heureux que je les lui signale. Comme je travaillais alors au rayon des " classiques ", je n'eus jamais l'avantage, au cours des journées que je passais à feuilleter et à comparer les livres dans les magasins de la Sorbonne, d'y rencontrer Lavater !... L'affaire en resta donc là, et je ne connais pas les pages, si elles existent, où Bachelard ait exploité des informations relatives à cet auteur. Il n'est guère difficile, par contre, de comprendre les motifs de sa curiosité. Elle ne concerne pas la carrière étrange et complexe de ce pasteur de Zurich (1740-1801), écrivain prosélyte, lié avec tous les " illuminés " de son temps, rénovateur presque accidentel de cette pseudo-science, la " physiognomonie ". En rapport avec les recherches de Bachelard sur la part qui revient à l'imaginaire dans les inventions, voire les divagations, de la science, ce qui polarise son intérêt, c'est le trésor de données iconographiques de ces éditions, - y compris après la mort de Lavater, - ces planches étranges où Kleber est représenté en lion, Talleyrand en renard etc.

      C'est Georges CANGUILHEM qui a donné la formule éternelle de ce droit du philosophe au divertissement : " En philosophie, toute matière étrangère est bonne; et même il n'est de bonne matière qu'étrangère " (Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943; Introduction, édition de 1966). Consultez précisément des ouvrages comme ceux de Bachelard, de Cavaillès, de Canguilhem, de FOUCAULT, de Michel SERRES, de DAGOGNET, et vous constaterez que, pour 10 références éventuelles à des " auteurs classiques " de la philosophie, il y en a 90 qui se rapportent à toute sorte d'autres sources, historiques ou contemporaines, savants, médecins, ingénieurs etc. On notera d'ailleurs (pour nous en tenir à ces représentants de l'école française d'épistémologie) que Michel Serres, Belaval, Jacques Merleau-Ponty ont fait (ou préparé) l'École navale, que Canguilem et Dagognet sont docteurs en médecine, Bachelard agrégé de physique, Serres et Roger Martin licenciés en mathématiques etc. Mais le même type de " relations extérieures " se retrouve chez bien d'autres témoins de la philosophie vivante. Les esthéticiens ne montrent pas beaucoup de goût à limiter leurs fréquentations aux seuls autres théoriciens de l'esthétique : ils aiment mieux citer directement les œuvres des peintres, des sculpteurs etc. sur lesquelles portent leurs démonstrations, les catalogues de musée ou d'expositions, les travaux érudits ou techniques d'historiens de l'art. Dans les pages de son livre La métaphore vive cité en commençant, et davantage encore dans ceux qui suivent, principalement la trilogie de Temps et Récit (1983-1984-1985), c'est de son côté aux linguistes plus qu'aux philosophes que Paul RICŒUR se réfère. On en dirait autant des ouvrages marquant en philosophie de la religion, en philosophie du Droit etc., etc.

      Il entre, certes, pas mal de mode dans ces formes de contagion du philosophique par le non-philosophique. Les ouvrages cités de Paul Ricoeur doivent se lire en rapport étroit avec le " linguistic turn " au centre duquel il se trouve placé aux États-Unis, du fait qu'il y enseigne à Chicago (dans l'ancienne citadelle de CARNAP). Dans ces années-là, le vent des docteurs en médecine avait tourné, et l'on aurait volontiers affiché alors, à l'entrée des Départements de Philosophie, la devise : " Que nul n'entre ici qui ne soit LINGUISTE ! " La décade d'après, ce n'est plus aux épistémologues ni aux linguistes de prendre le meilleur : c'est dans la " philosophie politique " que toute philosophie a nécessairement son fondement premier. On comprendra que nul ne veuille se risquer à dire qui sera désigné au prochain tour de cette Roue de la Fortune.

      Mais comment traduire ces intérêts multiples dans les organes d'information de la philosophie ? Il est facile de voir qu'il n'en est pas question. Le champ de recherche du philosophe est un territoire partagé. Partout sa réflexion y voisine ou y croise le travail du spécialiste. Ainsi, la philosophie du Droit n'est pour ainsi dire pas enseignée dans les Départements de Philosophie des Facultés des Lettres, du moins en France (Simone GOYARD-FABRE en est la brillante exception), mais elle l'est dans les cours de Théorie du Droit ou d'Histoire des Doctrines dans les Facultés des Sciences Juridiques. Identiquement, on trouvera une rubrique de " Philosophie du Droit " parmi les pages, - généralement pages liminaires - de tous les instruments bibliographiques des sciences juridiques. De la même façon, la première section de la Bibliographie internationale des linguistes, publication annuelle, comprend un chapitre important, trop peu connu, relatif aux Philosophies du Langage. On pourrait continuer cette énumération et parcourir ainsi le tour d'horizon complet de l'encyclopédie des connaissances. Dans les manuels ou périodiques de Bibliographie générale de la philosophie, ces éléments informationnels se trouvent regroupés et distribués dans les rubriques successives de la Section intitulée " Sciences philosophiques ", qui précède ou suit l'autre Section obligée, celle d' " Histoire de la Philosophie ". Mais le mot " Science " (Wissenschaft en allemand) est un peu fort. Il vient de Hegel et de son Encyclopädie der philosophischen Wissenschaften in Grundrisse, 1817 (qu'avaient précédé Buhle 1790, Krug 1796, K.Ch.E. Schmidt 1810). Il s'agit de "spécialisations individuelles" où quelques uns brillent d'un plus grand éclat et attirent vers eux des élèves ou des disciples, plutôt que de " disciplines " dont la littérature se suivrait de façon cohérente, enregistrant des progrès dans les solutions, comme il se produit dans les " sciences ", au sens propre du mot.

      On ne s'étonnera pas que, puisqu'il a pris goût à voyager dans le siècle, le philosophe se voie contraint d'emprunter ainsi sa matière d'information à de nombreux canaux extérieurs.


    3. Le mondial et le local

      1937, on commémore le troisième centenaire du Discours de la méthode : le IXe Congrès International de Philosophie se tient à Paris sous ces auspices. En marge de ce Congrès a lieu la séance fondatrice de l'Institut International de Philosophie (d'abord : de Collaboration Philosophique) déjà invoqué plus haut. Là, en une sorte de Nuit du 4 Août Philosophique, chaque nation apporte son offrande sur l'autel de la nouvelle Fraternité : les Français sacrifient leur Bibliographie nationale annuelle inaugurée par André Lalande dans le Bulletin de la Société Française de Philosophie; les Américains leur Bibliographie mensuelle publiée dans le Journal of Philosophy par Columbia University pour le compte de l'American Philosophical Association (APA); d'autres suivent. Toutes les tâches informationnelles seront désormais assurées à l'échelle mondiale par l'organisme nouveau.

      Deux séries sont prévues avec des rythmes et des fonctions distincts :

      1. une Bibliographie générale signalétique bisannuelle visant à l'exhaustivité;
      2. des Chroniques faisant à distance de 2 ou 3 ans le bilan sélectif et qualitatif de ce qui a été publié d'important dans l'intervalle sur les différents chapitres de l'activité philosophique.

      Après la coupure de la guerre, - , au cours de laquelle seule une revue philosophique de titre flamand, le Tijdschrift voor Filosofie, a trouvé le moyen d'assurer un certain suivi de l'information signalétique, - l'ensemble redémarre sous l'impulsion de Raymond KLIBANSKY. Mais si ses 5 séries de " Chroniques / Surveys " sont un réel succès, la Bibliographie de la Philosophie, devenue Bulletin trimestriel, " bat de l'aile " (Et pourtant, elle vole !) ... Est-elle mal aimée ? Ou sa visée est-elle trop ambitieuse ? Fournir sans trop de délais des analyses complètes, objectives et sans jugement de valeur, résumant au plus strict le contenu de tous les livres de philosophie parus dans le monde, ce pari serait-il au-desssus des moyens de cette discipline ? On risquera une double explication :

      1. / La communauté philosophique internationale n'a pas su prendre à temps le tournant de l'informatique;
      2. / Plus forts que la conscience ou le souhait d'une communauté de pensée philosophique mondiale - à l'image de ce qui est naturel dans les autres " sciences ", - persistent ici, sous-jacents mais d'autant plus incontournables, des particularismes culturels, nationaux ou régionaux.

      C'est à ce facteur b./ de l'équation qu'on consacrera cette 3e série de REMARQUES, - mais on s'apercevra, chemin faisant, que le facteur a./ lui est étroitement lié.

      La production des idées philosophiques est un phénomène mal élucidé, au demeurant fort peu étudié dans le sens où nous le faisons ici. Ce qui est sûr, c'est que l'explication par la puissance réflexive du penseur solitaire ne tient pas. Elle n'est pas vraie du passé; elle l'est moins encore pour la philosophie d'aujourd'hui, dans la mesure même où la circulation des idées y est accélérée par toute une variété d'inventions technologiques. Précisément, ce que nous rencontrons ici, ou plutôt ce que nous retrouvons, c'est la réalité constamment présente de la philosophie médiate. La transcendantalité du penseur accédant, par la seule force de son Esprit, aux évidences premières, c'est peut-être là une illusion nécessaire à la production subjective des idées, c'est-à-dire à ce qu'il entre d'invention et de création de nouveautés dans l'histoire des systèmes. Mais cette même histoire montre que cette création est conditionnée, que les idées, reprises par le philosophe, sont toujours déjà présentes à l'état ambiant dans l'environnement culturel, que même l'écrivain le plus critique de son milieu est encore tributaire du milieu où il vit, ... puisqu'il le critique ! Il n'y a donc pas de pensée ou de système philosophiques qui ne soit dépendant d'une fonction d'information, - mais ce que nous appréhendons à ce point, c'est une " information " cette fois plus subtile, plus larvaire, plus proche de l'inconscient, que les structures informationnelles les plus explicites qu'il nous a été donné de reconnaître plus facilement jusqu'ici. À la fois elles investissent le penseur du dehors, de la périphérie, et du dedans elles l'in-forment. Le plus mystérieux toutefois en cette affaire est que ce dehors ne soit pas une dimension sans limites, comme lorsque l'on dit " le monde extérieur ", mais au contraire une réalité circonscrite, et circonscrite par des motifs contingents, circonstanciels, et donc aussi éminemment précaires. Ainsi, ce conditionnement est géographique, sociologique, régional. Il tient à l'existence d'un groupe, d'une institution, d'une ville dans laquelle la pression intellectuelle est plus forte, plus propice qu'ailleurs. Mais cette géographie bouge. Les continents se déplacent, ou vont à la dérive. Le pays qui était producteur d'idées hier est aujourd'hui à sec. Telle nation qui naguère exportait ses philosophies, - et quelquefois aussi ses philosophes, - est devenue importatrice.

      Ce phénomène est complexe en profondeur, mais il se traduit par des faits dont l'observation est relativement simple : la philosophie est encore le fait des écoles, et ces écoles sont locales, - comme au temps d'Élis et d'Élée, - si même elles communiquent entre elles. En France, la pensée est parisienne, ou elle n'est pas. Les multiples facettes de son pluralisme apparent n'empêchent qu'elle soit un phénomène centré, dominé par une sociologie obstinément " monarchique " : tout philosophe français qui pense, pense que son cogito y est le centre du monde. La sociologie des écoles allemandes ou italiennes demeure au contraire marquée par la diversité traditionnelle des régions et des villes, en particulier universitaires. Vienne (Wien) - qui produisit Mach, Brentano, Freud, Otto Neurath, Carnap, Popper, Wittgenstein, Musil, Hayek, - fut de son côté l'exemple d'un bouillonnement extrême, culturel, artistique, philosophique, où la capitale d'un Empire décadent a attiré et concentré en elle tous les feux de sa gloire. Mais d'autre part, et quelle que soit la part de ce qu'elle a emprunté à Vienne justement, et lors même qu'elle laisse s'échapper vers le Commonwealth quelques uns de ses sous-produits, l'Angleterre est tellement insulaire dans sa génuinité qu'il n'est de bonne philosophie analytique sinon d'Oxford ou de Cambridge. Ainsi, la France ne s'ouvrira à la contagion de cette influence délétère (au goût de plus d'un) qu'après que la mode en aura traversé l'Atlantique et ne lui revienne à travers la puissance devenue tout à coup dominante d'écrivains américains plus récents, - chemin tournant qui résume assez bien le périple de ce qu'on appelle justement, mais pour une autre raison, le linguistic turn.

      Les canaux de l'information philosophique mondiale subissent nécessairement le contre-coup de ces distorsions :

      Mais les rivalités inter-nationales se font plus vives encore lorsqu'entrent en jeu les techniques nouvelles de l'information électronique. De tels instruments ne peuvent être commercialisés de manière rentable que par des groupes puissants (États-Unis) ou des États (URSS, France) :

      À la même époque, les autres " groupes ", - faut-il dire " régionaux ", faut-il dire " idéologiques " ?, - ne furent pas en reste. Principalement les " pays de l'Est "  :

      On retiendra de cette brève (et très incomplète) revue que, en philosophie du moins, les nouveautés technologiques qui domineront certainement les modes de pensée au XXIe siècle, ont été exploitées d'abord comme moyens d'assurer l'autonomie de développement de philosophies nationales, et par voie de conséquence, de conquérir si possible pour elles les voies de la suprématie mondiale. Cette histoire n'est pas terminée. L'information philosophique recouvre donc certains aspects particuliers, à la fois très visibles, et néanmoins encore pleins de mystère, du phénomène " information " dans le monde contemporain.


    4. Persistance de l'oral. L'oral aujourd'hui et l'information

      On terminera par où on avait commencé.

      Aux meilleures bibliographies du monde, Jean WAHL, on s'en souvient, déclarait préférer les " Rencontres " et les " Journées " de l'Institut International, où seulement il avait le sentiment d'apprendre quelque chose. Cet avis est certainement partagé, à quelques nuances près sans doute, par beaucoup de philosophes dans le monde, sinon les congrès et colloques seraient à la fois moins fréquents et moins fréquentés qu'ils ne le sont. Et certes, ce n'est point un phénomène propre à la philosophie. Dans d'autres secteurs en plein essor comme celui des spécialités relevant de l'invention informatique, c'est plus de 150 meetings qui se tiennent annuellement, avec une densité de présence extraordinaire : certains de leurs Proceedings en arrivent à occuper jusqu'à 6 ou 8 très gros volumes. Sans s'inquiéter de chercher le chiffre exact de philosophes actifs dans le monde, on peut tenir pour acquis que le nombre de manifestations philosophiques de ce genre est proportionnellement identique à ce qu'il est dans d'autres spécialités : car il s'agit moins, en effet, d'une affaire de spécialité, que d'un phénomène très général de la culture contemporaine. Du temps où les transports étaient plus difficiles, on se " réunissait " moins, voilà tout ! Ce qui serait intéressant de pouvoir saisir, c'est si, par delà toute comparaison quantitative, il y a une spécificité qualitative qui pousse le philosophe à parler et à converser plus que les autres, voire et surtout autrement que les autres.

      Ce modèle n'est pas forcément exemplaire. Il faudrait bien plus de place que nous ne pouvons en prendre ici pour montrer, par contraste, les modèles des organisations allemandes, anglaises, italiennes, russes, espagnoles, indiennes etc. Ces modèles répondent à des caractéristiques ou à des circonstances, traditionnelles ou accidentelles, qui sont à mettre au compte du localisme de la philosophie réellement pratiquée, au sens des Remarques précédentes. On s'en tiendra, à titre de comparaison, à un bref schéma de l'organisation américaine :

      Y a-t-il donc une spécificité à cette dimension persistante de l'oral en philosophie ? Oui, sans doute, et dans l'exacte mesure où la philosophie n'est pas telle ou telle science, la science de ci ou de ça, mais bien le lieu de rencontre où peut se faire l'échange des idées d'une science à l'autre, ou de l'une à l'ensemble des autres. De la philosophie, WITTGENSTEIN disait déjà qu'elle n'est pas une doctrine (Lehre), mais une activité. Un philosophe américain à vrai dire mineur, mais représentant convaincu du pragmatisme qui est une des caractéristiques constantes du génie américain, Richard RORTY, dénonce toute prétention de la philosophie à une quelconque vérité et estime qu'elle a bien assez à faire de se considérer " comme une voix au sein d'une conversation " (Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton NJ, 1979; traduction française :L'homme spéculaire, Éditions du Seuil, 1990, p. 428). Dans un contexte beaucoup plus élaboré, c'est d'une inspiration semblable que procède la Théorie de l'agir communicationnel de Jürgen HABERMAS (original allemand, 1981; traduction française, 1987) qui semble bien être, jusqu'à nouvel ordre, l'aboutissement du périple germano-américain de l'École de Frankfurt. C'est donc de l'intérieur qu'une part avancée et représentative de la philosophie contemporaine répond par l'affirmative à la question posée : la Raison est dialogique, le Logos est fondamentalement Dia-logos.

      La dernière question à laquelle, de notre côté, nous aboutissons maintenant n'est pas, cependant, une question subsidiaire : que reste-t-il de cette philosophie orale après qu'une fois elle a été dite ? Est-il vrai que les philosophes se suffisent de cet agir présent, de l'envol hors d'eux de cette " parole volante " ? Renoncent-ils à l'idée de s'inscrire une fois quelque part dans l'espace de quelque " Vérité " moins éphémère ? Au volume de ce qui paraît en librairie chaque jour, et encore plus vaste, de tout ce qui se presse aux guichets des éditeurs dans l'espoir d'une publication, on voit bien qu'il n'en est rien. Toutefois, l'enregistrement fidèle de tout ce qui se dit ici et là n'est pas sans poser de sérieux problèmes.

      Du temps pas si lointain où la parole colloquiale était moins fréquente et moins abondante qu'aujourd'hui, il ne se tenait pas ici ou là un congrès de philosophes qui ne soit suivi, plus ou moins vite, d'un ou plusieurs volumes d'Actes, comme on disait naguère : comme si l'Agir à cette époque s'attardait encore dans cette forme d'exposés " doctrinaux " promis à " une certaine éternité " ! ... Des personnes compétentes et dévouées y apportaient tous leurs soins. Et il existait donc aussi des bibliographies spécialisées où l'on pouvait retrouver, sans trop de peine, tous les éclats de ses manifestations dispersées. Il s'observe aujourd'hui une mutation rapide dans l'expédition de ses tâches par des moyens mécaniques qui affectent peu à peu, par contagion, toutes les disciplines. En première approximation, il ne s'agit que de réduire la peine des hommes, que d'accélérer les délais, que de traiter plus vite un plus grand volume de matière. On en voit bien l'intérêt dans les disciplines techniques, où l'invention est toujours pressée et la concurrence toujours en éveil. Mais aussi les formes d'un oubli nouveau se font jour. Des pans entiers de connaissances peuvent et doivent, plus ou moins vite, être définitivement réputés " périmés " : leur seule date les condamnent ! Comment la philosophie admettra-t-elle que ce qui est censé devoir la pérenniser, puisse aussi, et du même coup, la vouer un jour aux poubelles de l'histoire ?

      Peut-on dire aujourd'hui que la Parole philosophique est encore ce qu'elle était lorsqu'elle résonnait à l'Agora ou aux Portiques d'Athènes ? Une voix que peuvent relayer dans l'instant à travers le monde des milliers de haut-parleurs anonymes dans des foyers domestiques, est-elle cette même voix qui agissait sur l'interlocuteur par la force présente d'un dialogue directement échangé ? Dans les allées d'un studio en carton-pâte, un agrégé de philosophie devenu professionnel de la télévision se promène aux côtés d'une jeune personne vouée à lui poser exactement les " questions idiotes " auxquelles il est convenu qu'il répondra. Dans les cybercafés où l'on peut interroger " en conversationnel " à peu près tout l'univers, d'autres s'appliquent à jouer les Socrate, qui ressemblent beaucoup plus à ce que l'on sait des Cyniques, apostrophant sans vergogne le monde entier : on s'attend presque à voir leur bras tendre discrètement vers leur interlocuteur la sébile de Diogène.

      Dans le même ordre d'idée, on peut discerner parmi les philosophes une puissante attirance présente vers l'INTERNET, le dernier venu de ces outils " à accélérer l'histoire ". Il semble y avoir à cela au moins deux raisons : - 1/ La première est l'ouverture de ce marché de l'information à une clientèle mondiale, mais également donc à une présence quasi ubiquitaire simultanée dans tous les domaines du savoir : la prétention du philosophe à déployer son espace de pensée dans la dimension de l'Universel trouverait ici sa satisfaction;  - 2/ Par sa rapidité d'exécution, les messageries de l'INTERNET (sous ses diverses configurations) se rapprochent, jusqu'à presque l'égaler, de la rapidité directe de la parole volante ... Il est difficile de diagnostiquer ce que l'expérience et le développement des techniques confirmeront, ou décevront, de telles attentes. Peut-être l'Internet est-il, - entre la Parole et l'Écriture, et comme leur synthèse, - une forme entièrement neuve de l'expression. En attendant, tout s'y trouve. Mais on ne s'y retrouve pas. Il est seulement vrai que, - surtout si on ne sait pas très bien ce que l'on veut, - on y trouve toujours quelque chose; et comme ce quelque chose n'est jamais dépourvu de quelque intérêt, on s'y attache, - jusqu'à perdre de vue ce que l'on était venu chercher ... Les jeux du hasard ont donc là plus de place que ceux de l'amour : reste que l'amour n'est pas exclu. Je parle, bien sûr, de l'amour de la sagesse, c'est-à-dire de la philosophie.

      Besançon, 19 octobre 1997




    Bibliographie

    dans le domaine de la Bibliographie et des sciences de l'information

    [1952]. " Sciences philosophiques ", Chap. XVII, pp. 633-683, in : Louise-Noëlle MALCLES, Les sources du travail bibliographique; Tome II : Bibliographies spécialisées (Sciences humaines), Genève, Droz, 1952.

    [1954-1967]. Bibliographie de la Philosophie / Bibliography of Philosophy, 2e Série / Series 2 : Bulletin trimestriel / A Quarterly Bulletin, publié par l'Institut International de Philosophie avec le concours de l'UNESCO, Directeur des Publications Raymond Klibansky, Rédacteur-en-chef international Gilbert Varet, Paris, Librairie Philosophique Joseph Vrin, 14 vol. : 291, 425, 584, 401, 352, 415, 485, 499, 382, 431, 474, 521 pp.

    [1955-56]. Bibliographie de la Philosophie, [Première série], Tomes ix et x : Années 1951 et 1952-1953, Paris, Librarie Philosophique Joseph Vrin, 2 vol. (Rédigé, mis à jour et édité par G. Varet à partir des matériaux réunis par une équipe antérieure).

    [1956]. Histoire et Savoir : Introduction théorique à la bibliographie; Les champs articulés de la bibliographie philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 1956, 225p, "Annales Littéraires de l'Université de Besançon" (Thèse complémentaire pour le Doctorat ès-lettres, Sorbonne, mai 1955).

    [1956]. Manuel de bibliographie philosophique, I. Les philosophies classiques; II. Les sciences philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, 2 vol., xx-1.058p, "Logos, Introduction aux Études philosophiques, sous la Direction de Louis Lavelle". [*]

    [1957]. " 4. La bibliographie philosophique : Ses problèmes; son organisation actuelle ", pp. (19-24) 2-7, in : Encyclopédie Française, T. XIX : Philosophie, Religion, sous la Direction de Gaston Berger, Paris, Larousse, 1957. (Avec feuillets bibliographiques paginés à part).

    [1961]. " Bibliographie de Gaston Berger ", Les Études philosophiques, 1961, xvi-4, pp. 419-434; - Reproduit et mis à jour in : Gaston BERGER, L'homme moderne et son éducation, ed. par Eduard Morot-Sire, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, pp. 357-366; 2e éd. revue, ibid., 1967, pp. 356-366.

    [1965]. International Directory of Philosophy and Philosophers, Published under the Auspices of the International Institute of Philosophy and with the Aid of the UNESCO by Gilbert Varet and Paul W. Kurtz, New York, Humanities Press, 1965, 235p, in-4š ; --> Vol. XI. : 1997-1998, edited by Richard D. Lineback and Ramona Cormier, Bowling Green OH, 1997, "Philosophy Documentation Center". (Also on-line by DIALOG).

    [1968]. " A Supplementary Bibliography 1944-1967 [Michel Adam-Sylvain Zac] ", pp. 764-802, in : Philosophic Thought in France and the United States, ed. Marvin Farber, 2nd. ed. : French Philosophy, Albany NY, The State University of New York Press, 1968.

    [1984]. Bibliographie et informatique : Les disciplines humanistes et leurs bibliographies à l'âge de l'informatique, Actes de la Table Ronde du CNRS, Besançon, Novembre 1982, édités par Gilbert Varet, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1984, 187p.

    [1986]. Linguistique et informatisation, Colloque du GDR 36 Université de Besançon, organisé et édité par Gilbert Varet, Nancy, Maison du Trésor de la Langue et des Parlers Français 1984, Nancy-Paris, Éditions de l'Institut National de la Langue Française, 1986.

    [1986] Les sources du travail bibliographique en philosophie, I.1/2 : Bibliographies de philosophes, Besançon, Université de Franche-Comté, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1986, 639p, "Travaux du Centre de Documentation et Bibliographie Philosophiques, 3" (Ouvrage tiré en exemplaires à la demande).

    [1987]. Pour une science de l'information comme discipline rigoureuse, Tome Premier : Profils épistémologiques du concept d'information, Paris, Les Belles Lettres, 1987, 298p, "Annales Littéraires de l'Université de Besançon, 357". (Recueil des articles, 1979-1987).

    [1989]. " Bibliographie générale ", pp. 1.741-1.889, in : Encyclopédie philosophique universelle, I. : L'Univers philosophique, volume dirigé par André Jacob, Paris, Presses Universitaires de France, 1989. (circa : 7.700 items).

    [1990]. " Bibliographie de Pierre Aubenque ", pp. ix-xxi, in : Herméneutique et Ontologie : Mélanges en hommage à Pierre Aubenque, publiés par Rémi Brague et Jean-François Courtine, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.

    [1995]. Gilbert VARET et Marie-Madeleine VARET- PIETRI, Maîtriser l'information à travers sa terminologie : Manuel-dictionnaire, Ouvrage publié avec le concours du Ministère de la Recherche et de l'Espace, Direction de l'Information Scientifique et Technique, Paris, Les Belles Lettres, 1995, 1 vol, 708p, "CNRS - GIS 36 : Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté, vol. 559".

    [Édition CD-ROM en préparation] : Computer Science in Perspective 1945-1995 : A Bibliographic Manual for Literature Searching in the Various Fields of Computer and Cognitive Sciences, Systematically and Historically arranged.

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    [*] Concernant la place de cet ouvrage dans la filiation des Bibliographies philosophiques, ainsi que pour toute l'histoire antérieure, on peut consulter : Michael JASENAS, A History of the Bibliography of Philosophy, Hildesheim, Olms, 1973, 188p, "Studien und Materialien zur Geschichte der Philosophie". (First as PhD., New York, Columbia University).



    © "Solaris", nº 4, Décembre 1997.