Une mémoire de l'émergence : vers un outillage conceptuel et socio-technique de la coopération
Rachel Israël
Laboratoire Eurisko
Université Technologique de Compiègne
Tél :0562173835 - mel : israel@onecert.fr
Gwendal Auffret
Ina
Université Technologique de Compiègne
mel :gauffret@ina.fr
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Résumé Ce document présente une réflexion sur la mémoire collective en tant qu'articulation de la mémoire individuelle et collective à travers la médiation de mémoires externes et internes. Nous présenterons les aspects suivants :
Abstract This document presents a reflexion on collective memory as an articulation of individual and collective memories through the mediation of external and internal memories. We will consider them under the following aspects :
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Ce document propose une réflexion sur la mémoire collective, sur l'articulation des mémoires individuelles et collectives par la médiation des mémoires externes et des mémoires "internes". Il n'y sera pas question de l'élaboration ou de l'usage d'un outil de mémoire particulier, mais plutôt des cadres de pensée et des pratiques implicites qui nous guident dans leur conception, des modèles les plus saillants. Je profiterai de la liberté qu'offre Solaris pour lier différentes perspectives sur la mémoire collective, perspectives dont j'espère montrer l'unité, bien que je sois consciente des détours qu'elles font emprunter.
J'adopterai trois angles d'analyse, pour tenter de mieux comprendre notre rapport actuel à la croissance exponentielle, en degré de puissance et de présence, des multiples outils de mémoire qui doivent assister le "recueil", la "formalisation", le "stockage" et la "distribution" des savoirs :
La question que (re)posent ces technologies est celle de la répartition des tâches entre acteurs et agents informatiques, en degré et en nature. Il s'agit donc de savoir ce qu'on assiste quand on assiste la mémoire collective ou individuelle. Ce qui nous conduit à interroger la notion de mémoire, et celle de ses relations à l'homme et à l'outil. Lorsqu'on observe le développement des dispositifs de mémoire externe, on assiste massivement à un processus de stockage et d'organisation de représentations du monde, découpées en catégories appelées connaissances, informations, données etc., que l'on imagine être "dans" les bases de données, les réseaux, les processeurs, en attendant de les faire passer "dans" la tête des individus pour qu'elles se traduisent en actions conformes, ou mieux, en attendant qu'elles puissent piloter de purs effecteurs dont la nature reste à définir.
L'un des objectifs de cette technicisation de la mémoire est sans doute de prétendre (faussement) se dispenser de la nécessité d'une tradition d'apprentissage social, d'une structure d'héritage pour maîtriser l'usage de connaissances strictement définies et nécessaires pour la production de valeurs marchandes.
Cet article interrogera les modalités d'héritage dans une société humaine, et en particulier la part qu'y jouent deux facteurs essentiels, l'imitation et la technique. Son objectif est de pointer la nécessaire intégration, dans toute conception de dispositif mémoriel, de structures d'héritage adaptées aux couplages homme-collectifs-outils émergents de l'usage des nouvelles technologies mémorielles, qui conditionnent l'effectuation des connaissances.
Pour ma part, je ne postulerai aucune "connaissance" proprement machinique, aucune intelligence artificielle au sens informatique du terme, aucune négociation entre humains et outils [1]. Ce qui nous retiendra est la façon dont la dynamique propre d'un dispositif technique de mémoire aide l'humain à penser/agir - ou l'empêche de (se) penser/agir. Ce dispositif, que l'on isole à fin d'analyse, fait toujours partie d'un couplage avec l'individu et le collectif, par lequel il est modelant-modelé.
Je ne postulerai pas non plus d'"affordance" [2] particulière d'un outil par rapport à un agir, ou d'une forme d'organisation par rapport à un type de tâche, du moins, pas au sens où ce terme fleurit actuellement. De portée écologique chez Gibson [Gibson 1979], comme trace d'une longue co-genèse d'un ensemble individu-environnement, la notion d'affordance est construite dans le cadre de l'étude de la perception visuelle. Elle désigne la stabilisation par un individu des invariants qu'il extrait de son environnement, qui vont devenir pour lui des caractéristiques stables de chaque élément dont il a besoin pour survivre. Cette stabilisation s'effectue dans le mouvement et l'action car les invariants perçus sont eux-mêmes changeants pour tout être mobile qui ne cesse de multiplier les perspectives sur le monde. Les invariants dégagés sont donc des méta-invariants dynamiques, et c'est en tant que caractéristique dynamique qui se maintient dans l'effectuation de la relation individu-milieu qu'ils vont stabiliser certains comportements. Du point de vue de ces comportements, les éléments de l'environnement deviennent alors porteurs d'attributs (rouge, incliné, difficile). Les attributs dépendent bien sûr de la nature et de la dynamique des capteurs dont dispose l'individu. La mouche et l'homme ne stabiliseront sans doute pas les mêmes attributs visuels pour le même objet. Cela dit, si Gibson rend bien compte de la perception en fonction des conditions d'effectuation propres à l'équipement sensori-moteur et aux comportements de survie d'un individu, il ne rend pas compte des conditions qui assurent des affordances partagées par plusieurs individus, puisque déjà chez les petits mammifères, on constate des stratégies de comportement différenciées au sein d'une population homogène.
Pourtant, dans le domaine des sciences sociales, et particulièrement de la conception de dispositifs technologiques complexes, cette notion d'affordance est de plus en plus assimilée à une caractéristique statique qu'un objet pourrait avoir en propre, qui, dès lors, serait repérable, perceptible en tant que telle par n'importe quel utilisateur. On oublie trop vite que si, à l'évidence, la chaise "afforde" les fesses, ce ne peut être que dans une tradition qui a déjà spécifié cette station assise et ses conditions sociales d'exercice. La chaise afforde peu de chose là où l'on s'accroupit : il n'est qu'à voir ces chinois travaillant en France, assis à la pause sur leurs talons, en costume-cravate pour discuter entre eux, pour comprendre qu'il ait fallu une longue tradition sociale de l'usage des sièges en général, assortie d'un dressage très précoce du corps, pour que se construise une affordance située entre des fesses et une chaise. Que ce modèle se répande et s'imite, à l'échelle mondiale grâce aux moyens de télécommunication par exemple, n'est en rien le résultat d'une affordance qui serait toujours déjà dans la chaise. Nous laisserons de côté le délicat problème de cerner ce que les fesses, elles, affordent en tant que telles, mais nul doute que là aussi, des usages situés ne révèlent le poids des traditions interprétatives.
Dans tous les cas, la question est de savoir comment un ensemble de personnes s'accordent à considérer que, à l'évidence, la chaise afforde les fesses, un outil "offre" un usage, sans négliger pour autant la part de la dynamique propre à l'outil dans la construction de cet usage. Après avoir posé un cadre théorique structuré par la raison mimétique et la raison technique, je présenterai ensuite une lecture actuelle de la pensée de Paul Otlet, humaniste visionnaire du début du siècle, qui, travaillant sur la bibliologie, sciences des documents, avait su voir dans l'articulation constituante et originelle du technique et du biologique le moteur même de l'évolution de l'humanité. Cette lecture est le fruit d'un travail coopératif mené avec Gwendal, et nous permet une approche diachronique de notre propre façon de concevoir la mémoire collective. Écrit dans les années 30, le Livre sur le Livre que nous évoquons, nous frappe par la proximité des thèses développées avec celles qui sont nôtres aujourd'hui. Elle introduit de surcroît la question essentielle du projet, et de la part qu'il peut prendre dans toute anticipation technologique qui par construction, va devoir produire un usage potentiel et virtuel avant toute actualisation.
La modernité de ces thématiques me permettra de les reprendre dans le cadre spécifique de l'outillage de la mémoire collective industrielle, appliqué à une situation de travail coopératif. La troisième partie de l'article s'attachera donc à explorer la spécificité de la mémoire organisationnelle pour la coopération.
Je poserai quelques jalons (ce travail n'est pas pleinement abouti) afin de redéfinir la mémoire organisationnelle non comme dispositif de gestion des savoirs, mais comme processus socio-technique de genèse des normes. Ce qui me permettra de redéfinir la coopération comme mode d'organisation du travail institutionnalisant l'articulation des pratiques et des normes comme clé de tout dispositif d'appropriation, individuelle et collective; l'appropriation comme clé de tout dispositif socio-technique de mémoire; l'adéquation structurelle entre organisation et dispositifs de mémoire comme condition de toute communauté, et la coopération comme modèle architectonique des relations humaines, fondé sur la raison mimétique.
Leroi-Gourhan a mis en évidence la co-détermination qui unit l'homme et l'outil [Leroi-Gourhan 1964].
Que l'on considère une intelligence politique, une énergétique relationnelle qui participe de la genèse de toute stratégie individuelle et collective, que l'on considère le rôle essentiel de l'idéo-motricité et de l'assimilation mimétique qui tend à structurer tout individu et tout groupe, n'empêche pas de considérer comme facteur constitutif de l'intelligence l'externalisation du corps et de la pensée par l'outil, fût-il langage ou poterie. Le javelot constitue une prothétisation des bras et des jambes, qui prolonge une combinaison gestuelle complexe, et va courir plus vite, frapper plus fort ; le gain porte non seulement sur le geste humain non outillé, mais aussi différentiellement, par rapport aux performances des autres espèces. Relativement démuni, peu spécialisé par rapport aux formes de vie de son écosystème, l'homme est pris dans ce que Stiegler [3] appelle "le défaut qu'il faut" : sa faible spécialisation initiale va petit à petit se transformer en multi-spécialisation à travers cette prothétisation de toutes ses fonctions. Cependant, il n'y a pas antécédence des fonctions sur leur outillage. Il ne s'agit pas d'un homme, résultat d'une évolution purement biologique, qui en vient à améliorer ses performances par une amplification technique. Il s'agit au contraire d'un processus de genèse circulaire, par lequel il y a co-émergence des formes techniques et des formes d'intelligence. L'homme, en tant qu'espèce, résulte de cette morpho-genèse, au cours de laquelle l'outil est constitué comme miroir, renforçant la "réflection" entre les alter ego. Le monde sans la technique, c'est un monde moins qu'humain. L'intelligence a toujours été artificielle, comme le dit justement Poitou [Poitou 1994].
C'est dans la médiation que se construit l'espèce, c'est dans la médiation que se construit l'individu.
Bien qu'on puisse observer des traditions de techniques du corps ou bien des techniques de chasse en groupe ou encore des techniques de régulation sociale chez certains animaux, la co-genèse vivant-outil va introduire un régime de médiation spécifique pour l'homme. L'externalisation opère une mise à distance de l'individu par rapport à soi : mes gestes, mes pensées, demeurent sous formes de traces, après qu'ils aient cessé de m'affecter dans le flux de l'instant, du vécu. Il en est de même pour l'espèce : ces traces constituent un héritage, un prolongement du vécu d'un individu au-delà de sa mort. C'est donc un mode de transmission des expériences acquises, qui relève d'une logique cumulative. Cette médiation massive du technique introduit un mode d'héritage épiphylogénétique, selon le terme forgé par Stiegler. L'homme peut se pencher à la fois sur son histoire propre, et sur celle de son espèce.
Toutefois, l'externalisation n'a d'efficacité que si elle est bien prise dans une circularité dynamique. La mise à distance, le voir-hors-de-soi pour l'individu comme pour l'espèce, est aussi du même coup genèse d'un espace d'interprétation et d'internalisation. Ce qui est au-dehors, comme trace de ce que j'ai fait, de ce que d'autres ont fait, a deux caractéristiques :
Par conséquent, quel que soit l'outillage ou l'organisation spécifique que l'on veuille soumettre au découpage d'une analyse, il nous faudra toujours considérer un triplet individu-organisation-outillage, et l'interroger comme réponse spécifique à un problème d'évolution, c'est-à-dire à un problème vital de reproduction : une organisation qui ne peut pas se re-produire disparaît, quelles que soient l'échelle et la nature de l'organisation.
On voit donc bien le rôle constitutif des supports de mémoire externes, qui assurent la pérennité des inscriptions, des expériences, des savoirs, et permettent de ce fait la construction d'une mémoire de l'espèce qui va lui permettre, en tant qu'espèce, d'échapper pour une certaine part au déterminisme biologique. L'homme, qui est homme parce qu'outillé, prothétisé, étendu et aujourd'hui distribué (comme lorsque ma voix est entendue à d'autres bouts du monde via le téléphone ou internet), est aussi la seule espèce connue à ce jour à s'être rendue capable par son savoir d'intervenir sur son propre génome, de redéfinir son devenir-homme. Il parachève ainsi, à l'échelle d'une boucle qui couvre de nombreux siècles, l'internalisation des résultats de l'externalisation massive commencée avec les premiers outils et les premières paroles.
Si j'insiste sur cette (fausse-vraie) spécularité, c'est qu'elle constitue une autre clé de l'évolution du vivant.
Nous avons jusqu'à présent parlé de médiation technique. En fait, la médiation est double. "Je" émerge du jeu de regards des Autres : je suis fait de ce que je vois que les autres voient de ce qu'ils appellent moi. Et que je re-produis. Toute re-production étant sélective (processus d'interprétation), je ne suis pas tout ce que mes semblables me renvoient, ni seulement cela. Mais la médiation des alter, qui relève mécaniquement de la tendance mimétique du vivant, est essentielle.
L'externalisation des mécanismes du corps [5], des gestes, des chaînes opératoires, est lisible, si l'on dispose de la tradition interprétative adéquate [6], dans les outils, les objets, les documents, les méthodes, les usages, qui constituent autant de modèles qui pourront être vus par tous, partagés, interprétés, négociés, stabilisés, et sélectivement intériorisés par chaque individu. Il s'agit donc d'un processus par lequel un groupe se représente dans une mise à distance, puis se re-connaît, par lequel un individu s'enrichit, se construit, par assimilation de tout ou partie des modèles (de comportement, de pensée, de méthode, de savoir-faire) disponibles. Du point de vue de l'individu comme de l'espèce, ces processus d'assimilation peuvent être conscients, volontaires. C'est le cas de tout processus d'apprentissage institutionnel (acquisition de l'écriture, des règles de maintien, etc.).Toutefois, la majeure partie de cette assimilation massive n'est ni volontaire, ni consciente. La phénoménologie en a été largement explorée, en psychologie sociale comme en sociologie (l'habitus chez Bourdieu, le devenir-membre chez Garfinkel, l'influence sociale chez Moscovici, le miroir social et l'autre significatif chez Mead, l'internalisation en général, etc. ; la liste est longue). Le jeu en est l'une des expressions principales chez l'enfant et le reste sous des dénominations plus nobles chez l'adulte (compétition, challenge). Cette phénoménologie doit être rattachée à un mécanisme essentiel du vivant, le mimétisme. L'enfant qui joue à la maîtresse imite la maîtresse. Son intention est d'être comme elle. Il n'imitera jamais "toute" la maîtresse, mais seulement ce qu'il va en aimer ou détester, ce qu'il va être capable d'en percevoir. Une part de cette imitation peut être consciente, volontaire, exprimable. Mais parallèlement, il retiendra d'elle une inflexion de voix, une façon de regarder, une attitude vis-à-vis d'un problème, dont il n'a aucune conscience, et qui viendra s'articuler à l'ensemble des schèmes perceptifs et comportementaux qu'il aura petit à petit acquis pareillement, dans ses transactions avec ses semblables.
Cette tendance ne s'exprime pas chez l'enfant parce qu'il est petit, mais parce que c'est une caractéristique du vivant en général, et de l'homme en particulier, comme le soulignait déjà Aristote [7]. Tarde, l'un des pionniers de la sociologie, avec Durkheim, fait de l'imitation le fait social élémentaire [8]. La capacité d'incarner et de produire des modèles socialement reconnus, et de le faire volontairement, augmente avec l'âge et les prérogatives qui lui sont associées. Les rites d'initiation, l'affichage de l'appartenance, la valorisation des leaders, la gestion de carrière, conduisent de fait à surestimer les comportements volontaires d'imitation, mais sur un mode paradoxal. En effet, le "volontaire" est valorisé au point que l'injonction d'imiter est ré-interprétée comme expression même d'un libre-arbitre. Les publicitaires et spécialistes de marketing, par exemple, ne manquent d'explorer les lois de ce paradoxe. Nous en avons un exemple lumineux avec cette publicité qui enjoint à des millions de personnes, ravies qu'on les reconnaisse libres, d'imiter la même image de soi : "be unique". Cependant, l'imitation inconsciente, spontanée, des émotions et des perceptions, est toute aussi présente dans le rapport de l'homme au monde. Comme elle échappe souvent à l'expression symbolique, au découpage utile mais nécessairement arbitraire de la mise en mots, elle est niée ou ignorée, encore que les catharsis collectives (comme le Mondial récemment) puisse constituer une exception. Pour autant, cette tendance à imiter constitue l'un des moyens les plus efficaces d'évolution, puisqu'elle permet une reproduction adaptative sélective qui assure à la fois la diffusion, la multiplication, l'appropriation et la stabilisation d'un grand nombre de comportements cognitifs, conatifs et affectifs à l'intérieur d'un cercle de semblables, cercle qui peut s'étendre à l'envi.
Si nous admettons ces deux facteurs, la tendance à l'imitation et la technique, comme constitutifs de l'émergence de l'homme, quelle est l'incidence de cette genèse pour notre compréhension des rapports actuels de l'homme et de ses prothèses de mémoire ?
Nous pouvons opérer une relecture mimétique des processus d'extériorisation et d'intériorisation : les schèmes élémentaires qui assurent la survie de l'espèce -- comme la succion, la préhension -- se stabilisent, s'articulent et se complexifient dans l'exercice normal des activités, devenant des habitudes. Le répertoire des comportements habituels, acquis et enrichis par imitation, constitue une économie de survie, en ce sens qu'une fois construit, ils dispensent de recourir à des efforts cognitifs coûteux face à un grand nombre de situation, tout en sollicitant une énergétique faible. La mobilisation cognitive et énergétique s'oriente alors dans la résolution des problèmes ou dans la rencontre avec l'inconnu. L'externalisation de schèmes d'actions techniques complexes dans les outils et les savoir-faire accompagne l'externalisation de schèmes de comportements affectifs et conatifs dans les rituels, les traditions, les modèles se pérennisent. Leur potentiel d'interprétation augmente à chaque individu qui les assimile, et aussi avec le temps qui passe, chaque génération opérant depuis un contexte nouveau la lecture des mêmes traces, et l'inscrivant. Ces lectures adaptatives agglutinent de nouveaux arrangements de schèmes, qui vont s'incarner en habitudes, savoir-faire, innovations et être externalisés à leur tour. Ce cycle assimilateur se reproduit à l'infini, mais peut s'alimenter à tout ce qu'à un moment, il va reconnaître comme semblable à lui, et les critères sont innombrables. Dans un groupe de "semblables", plus la quantité de schèmes disponible est grande, plus les assimilations sont exponentielles. En réalité, il semble que ce potentiel assimilateur varie avec les espèces. Par exemple, il y a chez de nombreux animaux, à la naissance, une fenêtre temporelle pendant laquelle ils vont pouvoir assimiler à eux-mêmes tout objet perçu. Un poussin recevant comme première empreinte un chien, considérera les chiens comme ses semblables. Il pourra ensuite imiter les comportements acquis du substitut qu'il pourra assimiler (les images de Lorentz suivi de ses canetons nous ont d'ailleurs familiarisé avec ce mécanisme).
Chez l'homme, cette capacité d'assimilation est infinie et infiniment active. Il est ainsi capable d'assimiler l'Autre à un outil, son chien à un enfant, ou un cercle à la fois à un carré et à un triangle, pour des raisons qui peuvent être logiques ou non. On peut se demander quel rôle joue l'outil dans le développement de ce potentiel infini d'assimilation. Par la prothétisation, l'homme est capable d'imiter le vol de l'oiseau, la nage du poisson. Certes, la première assimilation, c'est l'assimilation au semblable. Le bébé va devenir un membre de l'espèce humaine par imitation. D'abord par imitation réflexe : il peut tirer la langue pour imiter alors même que la coordination sensori-motrice pour la production volontaire de ce geste n'est pas encore réalisée [9]. Puis, parce que sa mère le voit comme tel, anticipant dans chaque action désordonnée de son corps l'amorce d'un geste intentionnel. Et ce qu'il va imiter alors, c'est l'image qu'elle a de lui, et qu'il décode petit à petit, à un niveau sub-symbolique, d'abord. Il imite les comportements de sa mère -- ou de tout autre significatif s'occupe de lui-- mais il procède tout autant à une imitation de lui-même à chaque fois qu'il produit un comportement qu'elle approuve [Salvador 1996]. Peu à peu, son registre de comportement va s'enrichir, et il va devenir de plus en plus sélectif dans sa catégorisation du même (assimilable) et de l'étrange (l'inassimilable), que ce soit au niveau sub-symbolique ou symbolique. Mais ce qui est remarquable, c'est la plasticité qu'il conserve toute sa vie durant et rend potentiellement assimilable des schèmes qu'il ignorait ou rejetait.
Or, il est clair que ce potentiel se maintient et s'élargit comme virtuel justement par le fait qu'il est inscrit, inscrit au-delà même des techniques du corps et des mots. Les mnémotechniques sont cruelles et leur travail d'inscription dans le corps physique est d'abord souffrance, nous dit Nietzsche [Nietzsche 1993] . Ainsi, ayant ouvert l'espace de la promesse, elles peuvent s'adoucir et s'inscrire dans le corps social. Pour l'individu, ces modèles toujours déjà là, dans les langues, l'architecture, les objets. Offerts à l'assimilation bien après qu'ils eussent été élaborés, ils ont pour conséquence de donner à voir des images du passé de l'espèce, passé plus ou moins proche, passé qu'on apprend à mesurer. Et en prenant conscience d'une distance et d'une direction dans le passé, en construisant un sens du temps (dans les deux acceptions de sens), en institutionnalisant un étalonnage du temps, on dispose d'un schème qu'on peut appliquer à tout le temps : le re-voyant derrière, on peut l'imaginer devant. L'anticipation de l'action se prolonge vers un avenir dont l'éloignement n'a pas plus de limite que le passé originel. Les répertoires de comportement, les traces inscrites sur les supports de mémoire sont celles d'un passé et de ses multiples ré-interprétations, mais aussi celles des avenirs qui sont projetés. L'expérience de l'espèce n'est plus seulement le bénéfice pour chaque individu vivant de l'expérience passée, accumulée, mais le bénéfice des expériences vivables, imaginées et projetées. Ces infinies variations s'élaborent toujours sur la base d'assimilations multiples et combinatoires, qui sont expérimentées au présent lors de l'assimilation que constitue tout acte de compréhension. Ainsi, l'externalisation porte devant l'homme des schèmes stabilisés, des représentations pérennes de lui-même qu'il peut continuer à imiter quand leur support vivant n'est plus. Elle permet ainsi un élargissement des répertoires de modèles, qui génèrent une plasticité assimilatrice qui n'a potentiellement pas de limites ; elle s'arrête à ce qui d'une façon ou d'une autre n'est pas reconnu comme même, et le questionne. En réponse, le développement des techniques est lui aussi exponentiel [10], et par cette réaction circulaire, ne cesse de repousser les limites de l'assimilable.
En somme, l'homme s'imite en se projetant lui-même comme modèle : l'outil devient un point d'accrochage d'un certain nombre de schèmes, qui vont pouvoir dès lors se répéter à l'infini de façon stable, ce qui les rend d'autant plus assimilables. Reprenant la notion simondonienne d'agrégation fonctionnelle [11], cette externalisation se fait dans des objets techniques complexes qui, dans leur fonctionnement, génèrent comme tendance des agrégations potentielles de schèmes jusque là fonctionnellement cloisonnés, que l'homme réalisera à condition qu'ils les assimilent (internalisation) et les effectuent (externalisation) dans un cycle continu qui affecte et l'homme et l'objet. Mais en l'absence de schèmes chez l'homme qui puissent assimiler les schèmes cristallisés par l'outil, l'outil ne fera pas sens. C'est pourquoi nous pouvons trouver des outils dont l'usage nous demeure obscur, c'est pourquoi aussi un outil inconnu dans un groupe peut être immédiatement adopté : les schèmes permettant son interprétation sont présents, leur expression dans une agrégation ou une interprétation spécifique n'est alors qu'une question de temps. Comme le souligne Leroi-Gourhan, il n'y a dès lors aucune raison de distinguer invention et adoption.
Partager des connaissances, transmettre des savoirs, c'est donc avant tout construire les schèmes techniques, méthodologiques, conceptuels qui en permettent l'assimilation, en instanciant les conditions qui vont favoriser ces constructions. L'une de ces conditions est l'inscription dans un projet qui permettent un faire-sens collectif. De ce point de vue, nous allons cheminer dans l'oeuvre de Paul Otlet et voir en quoi sa démarche est emblématique d'une prise en compte de l'inscription technique des savoirs -- de ce que Bruno Bachimont appelle une herméneutique matérielle [Bachimont 1996] qui participe de la construction des savoirs--, mais aussi d'une inscription dans un projet politique qui pense la technique dans le rapport homme-technique, avant toute effectuation. Cet "avant" constitue à la fois la force et la limite de la démarche de Paul Otlet.
Mais Otlet, sentant peut-être que Le Livre sur le livre serait le point d'orgue de sa carrière [14], ne se borne pas à rassembler en une structure cohérente les idées auxquelles il travaille en tant que bibliothécaire et conservateur depuis près de quarante ans. Il va plus loin et expose, de façon prospective, un véritable projet pour une société du futur, une société du savoir mondialisé et distribué qui assurerait la paix, le progrès scientifique et la citoyenneté pour tous. A la lecture de l'ouvrage, il se dégage un sentiment paradoxal. Nous ne pouvons tout d'abord que ressentir une étrange familiarité entre les outils décrits par Paul Otlet dès 1934 et ceux que nous connaissons aujourd'hui dans le domaine de la communication et des transmissions en temps réel. Dans le même temps, nous sommes surtout saisis par la différence radicale de la démarche conduite par Otlet, lequel part d'une vision de l'homme pour parvenir au technologique et non pas des modalités technologiques présentes pour voir comment l'homme peut s'y adapter. C'est dans cette tension que s'inscrit notre lecture.
Au cours de son histoire, l'humanité, par le dépôt extérieur de traces, s'est constitué face à la documentation comme face à un miroir. L'ensemble des documents, des traces inertes, est le double de l'humanité (p.425). Ce dédoublement a lieu aussi bien au niveau individuel (Otlet décrit l'entité documentaire individuelle que forme pour chaque personne la somme de ses livres et de ses papiers p.3) qu'au plan collectif ( le fonctionnement de toute administration doit être accompagné de documents. Il y a lieu de réaliser au cours des opérations un enregistrement continu des données, sur des documents adéquats et permettant une circulation constante des données administratives nécessaires aux travaux à travers tout l'organisme documentaire. [La documentation est] miroir de l'action" . p.353). Entre ces deux facettes de l'humanité -- le biologique et le documentaire -- s'instaure une sorte de maïeutique. Le double s'autonomise et modifie en retour l'humain qui l'a créé : Comme instrument intellectuel, le livre sert non seulement à énoncer des théories, mais à les construire; non seulement à traduire la pensée, mais à la former. (pp. 425-426).
Otlet remarque que, sous la pression du développement techno-industriel, la masse des connaissances objectivées croît de façon exponentielle. Cela pose des problèmes autant au niveau du stockage que de la capacité de réappropriation du savoir par l'humain, limité par sa finitude. Si nous ne voulons pas voir le dépôt de traces collectif s'autonomiser et nous échapper, il est nécessaire de systématiser, rationaliser et normaliser toute la structure patrimoniale et de repenser aussi bien bibliothéconomie que classification. Il s'agit d'organiser les outils intellectuels de l'homme si l'on veut qu'il puisse affronter les enjeux du futur : L'humanité est à un tournant de son histoire. La masse des données acquises est formidable. Il faut de nouveaux instruments pour les simplifier, les condenser ou jamais l'intelligence ne saura, ni surmonter les difficultés qui l'accablent, ni réaliser les progrès qu'elle entrevoit et auxquels elle aspire. (p. 430).
Le monde "bibliologique" composé par le dépôt des traces humaines ne doit en aucun cas être vu comme une entité statique. Soumis au caractère amplificateur des technologies de la communication, il se révèle radicalement évolutif et dynamique. C'est en partant de ce constat qu'Otlet fonde sa réflexion sur une pensée que nous pourrions qualifier de " systémique " et propose d'étudier le concept de "Système Bibliologique" [16] : Il y a un système, le système bibliologique dont les éléments sont incessamment en action les uns sur les autres et subissent tous, à chaque moment du temps, les influences du total du système. [...] Les peuples, au cours des âges, ont constitué leur système bibliologique, soit séparément, soit par imitation, soit par interinfluence. [...] Les systèmes bibliologiques, Assyriens, Égyptiens, Grecs, Occidentaux, Orientaux, Primitifs, chaque peuple a donné naissance au sien. Ultérieurement, les évolutions ont fini par se confondre ou tout au moins un système, le plus avancé, s'est substitué aux autres. [...] Il y a donc un " phénomène bibliologique " [...]. Il consiste essentiellement dans l'application de signes sur des supports (en surface ou en volume) (pp. 23-24).
Le Système Bibliologique est en relation dynamique avec son environnement culturel (i.e. politique, économique, social et technique). Si la pensée humaine crée le document par un phénomène de concrétion [17], le document rétroagit en boucle sur les modes de pensée : La Bibliologie ne règle pas la pensée pour elle-même. Toutefois son influence est grande sur chaque pensée, car, de plus en plus, chacun tend à s'exprimer, à se communiquer aux autres, à les interroger, à leur répondre sous une forme documentaire. Or une telle forme peut ou altérer ou exalter la pensée elle-même. (p.10). C'est à partir de cette cristallisation (p.32) de la pensée et par un phénomène d'auto-organisation, que se crée, croît et se complexifie le Système Bibliologique.
S'il semble parfois échapper à notre contrôle c'est que nous n'avons pas su prendre la mesure des lois génétiques qui lui sont propres. Pour élaborer une pensée scientifiquement fondée à ce sujet, il faut au préalable être capable de sortir de l'" attitude naturelle " qui est la nôtre face au document. Les technologies de la mémoire sont si bien naturalisées que nous ne pouvons réellement mesurer leur caractère artificiel et leur impact qu'en les analysant sous un angle historique et génétique : Une histoire du livre détaillée est une source incomparable pour la compréhension réelle du livre tel qu'il se présente aujourd'hui. [...] Il semble que pour nos objets familiers comme pour nos connaissances, le plus difficile est d'en prendre conscience, de les détacher pour ainsi dire en nous-mêmes, pour leur faire prendre existence et consistance propre. C'est le " désaxement " facilité par l'histoire qui rend possible cette "autonomisation" (p.38).
Cette prise de distance par rapport au monde bibliologique dans lequel nous évoluons nous permettra de déterminer des lois d'évolution techniques qui dérivent de la loi d'évolution générale, laquelle consiste en : une transition incessante d'un ordre moins homogène, moins organique, moins efficace et moins parfait à un autre plus homogène, plus organique, plus efficace et plus parfait. (p.38). On peut rapprocher cette notion de ce que Gilbert Simondon nommera la " concrétisation " des objets techniques [Simondon 1964] . La détermination de ces processus évolutifs devrait permettre à la société d'identifier la technique documentaire comme force évolutive et de l'intégrer ainsi à ses projets d'avenir : Les grands processus qui sont simultanément à l'oeuvre et qui influencent les besoins de la documentation sont notamment ceux-ci : 1 Notre société s'"économise" ou s'"industrialise" de plus en plus, c'est-à-dire qu'elle attend sa vie matérielle d'une extension du machinisme, d'une production en grand, et partant, d'une concentration de toutes les fonctions économiques ; 2 elle s'"intellectualise" c'est-à-dire qu'à l'empirisme se substitue la rationalisation ou application raisonnée de la science ; 3 elle s'universalise, c'est-à-dire qu'elle étend ses structures et ses activités à la fois dans les divers domaines [...] dans l'espace [et] dans le temps ; 4 [...] les activités de l'État [...] accroissent leur importance comme organes de la coordination des activités individuelles et comme agents des activités collectives [...]. (p.351)
La prise en compte des multiples dimensions du Système Bibliologique, la gestion de l'accroissement de la masse documentaire, mais aussi la vision du progrès technique comme une émergence de la maïeutique entre esprit et matière évoquée plus haut, poussent Otlet à sortir d'un point de vue purement analytique (auquel il revient pourtant régulièrement) pour se plonger dans une pensée de la "Complexité" et de l'organisation : L'organisation détermine l'organisme et l'organisme à son tour détermine l'organisation. C'est la fonction qui, en s'exerçant, crée l'organe ; c'est l'organe formé (la structure) qui réalise la fonction. Il y a action et réaction, réciproques et continues. [...] L'organisation prend un caractère matériel, elle est incorporée dans des objets, des machines, des installations, des locaux. (p.374).
Chaque partie du Livre sur le Livre s'articule en conséquence à la fois sur une étude historique mettant en scène les lois évolutives des différentes formes de transmission bibliologique du savoir, un état des lieux de ces évolutions en 1934 et une vision prospective concernant à la fois le projet, la matérialisation et l'avenir du sous-système étudié.
Le stockage ne peut donc se cantonner aux livres -- sujets au dépôt légal -- mais doit s'étendre à toutes les créations humaines : presse, films cinématographiques, affiche, musique, mais aussi informations diffusées sur les ondes et dont la disparition immédiate après transmission inquiète Otlet. Il est impossible pour lui d'envisager qu'une telle force de transmission mise au service de la connaissance de chacun ne puisse faire l'objet d'un stockage à la réception. Il tente d'imaginer une structure de conservation pour la radiophonie (ainsi que pour la future télévision) qui ne serait rien moins qu'une sorte de dépôt légal audiovisuel consultable à distance : On pourrait avec fantaisie imaginer que soient fixées, " gelées ", quelques jours les ondes de la radio. [...] Ce serait là comme un document puisqu'il aurait corps matériel, mais à des distances telles qu'il serait ni visible, ni tangible, ni audible. Un appareil de " lecture " ou d'audition servirait à l'interprétation, à l'utilisation ultérieure des données qui auraient été une fois radiodiffusées. (p.237).
Si Otlet évoque, dans une métaphore qui nous est aujourd'hui familière, la notion de "patrimoine de résultats", soulignons que la politique patrimoniale d'Otlet ne se confond jamais avec un simple protocole rationnel ou économique d'accumulation. La conservation n'a de sens que si elle sert en retour la collectivité. Pour cela, il faut mettre en place une structure d'interface entre la masse documentaire et chaque individu; il faut pouvoir offrir sur tout ordre de fait et de connaissance des informations documentées : 1º universelles quant à leur objet; 2º sûres et vraies; 3º complètes; 4º rapides; 5º à jour; 6º faciles à obtenir; 7º réunies d'avance et prêtes à être communiquées; 8º mises à la disposition du plus grand nombre. (p.6). Le gigantesque patrimoine envisagé, mondial et également réparti, ne peut être l'oeuvre de quelques organisations ou spécialistes, même si de telles structures ne sont pas exclues à titre fonctionnel. Si l'on veut élaborer un patrimoine vivant, appartenant à tous, qui mette chacun en position de producteur et d'utilisateur, il faut partir de l'usage que chacun en fera : a) chacun a une expérience propre ; b) chacun rapporte son expérience en des termes généraux qui constituent sa langue ; c) les termes généraux de chacun se confrontent et, par l'intermédiaire du langage, les expériences se mettent en commun; d) l'annotation de l'expérience et des documents, par l'intermédiaire du langage commun, généralise et coordonne l'expérience et la langue particulière en général. (p.83). Il en est de même pour toute organisation, qui doit être rendue " lisible " via sa documentation.
C'est en maintenant cette tension entre normalisation et rationalisation du stockage, des formats d'échanges et des outils d'accès à la connaissance d'un côté et flexibilité individuelle d'autre part que l'on pourra mettre en place un véritable patrimoine, dynamique, pédagogique et facteur d'intégration sociale. Le but final du patrimoine composé doit être, en effet, de fournir à chaque citoyen des moyens d'accès à la fois généraux et personnels au savoir collectif. Tout d'abord, la vulgarisation scientifique à but pédagogique doit être remise au premier plan. Il faut mener une étude génétique et évolutive des techniques de vulgarisation, et déterminer comment se fait la transmission des savoirs à travers l'histoire et comment exprimer au mieux actuellement une pensée sur support documentaire. (p.25). L'humanité pourra ensuite envisager la constitution d'une encyclopédie systématique par science -- proche dans son ambition de la visée de Diderot et d'Alembert -- établie en coopération internationale et rédigée par un comité de spécialistes de divers pays se mettant d'accord sur un texte minimum et indiquant leurs variantes propres. (p.142). Le mot " texte " est à prendre ici au sens très large, l'encyclopédie envisagée comprend aussi des images animées ou non (dont Otlet souligne l'intérêt synthétique et ludique dans le domaine de la pédagogie), des sons et des objets exposés. Jamais la pensée d'Otlet ne s'arrête à un souci de forme et il envisage toute transmission d'information d'un point de vue que l'on peut proprement qualifier de multi-média.
Parallèlement au développement de la vulgarisation, la mise en accès direct des sources du savoir devient un enjeu fondamental. L'ensemble des citoyens doit pouvoir être à la fois producteur et consommateur de données théoriques ou pratiques, toute production retournant directement à la source du fonds collectif : La connaissance des choses une fois acquise par quelques esprits et incorporée par eux dans les livres et documents, il y a lieu de rendre possible, avec le minimum de temps et de peine, la même acquisition par tous les esprits qui peuvent en avoir besoin. Il s'agit là d'utilisation et de diffusion. (p.373bis). Tout travail opéré une fois à quelque degré élémentaire soit-il est utilisable pour tout travail ultérieur. (p.376).
Pour Otlet, l'individu "s'assimile" le savoir, c'est-à-dire qu'il s'y confronte, le fait sien et se change, se fond avec ce savoir qui ne prend sens que comme une part de lui-même. Dans ce processus de création du savoir, le support et la modalité de transport [18] de l'information ne sont pas neutres. Il faut interroger sur cette question l'histoire des supports matériels ainsi que les théories de la connaissance. Il s'agit d'établir l'influence de la pensée sur l'outil et de l'outil sur la pensée.
Une conception de l'articulation en boucle de l'outil et de la pensée se produisant l'un l'autre s'esquisse souvent dans le Traité de documentation mais ne parvient pas réellement à se concrétiser. Otlet reste souvent tiraillé entre une vision rationaliste de type Quetelet ou Comte, et une pensée d'une étonnante modernité qui met le couplage structurel au centre de l'activité de connaissance. C'est ainsi qu'il peut se contredire d'une façon assez frappante en disant à un endroit que la pensée est première et qu'elle crée de toutes pièces le document, élément purement inerte et sans influence sur la sphère humaine et, quelques lignes plus loin, que les objets matériels vont agir comme des nouvelles causes. (p.426), que toute civilisation est un produit artificiel, elle se réalise sous l'empire des connaissances élaborées en sciences systématiques par l'intelligence. Plus ces connaissances seront répandues dans le corps social, plus pourra progresser la civilisation. D'où la nécessité de le distribuer largement, et ceci doit se faire par les canaux de l'Éducation, de l'Information et de la Documentation. (p.284).
Lorqu'il énonce la sentence suivante : A civilisation nouvelle, administration nouvelle; à administration nouvelle, documentation nouvelle (p.351). Otlet ne parvient pas à faire le pas logique qui le mènerait à dire que à documentation nouvelle, civilisation nouvelle alors que cette notion apparaît très clairement en filigrane de toute sa démarche. Il semblerait qu'il ne parvienne pas assumer totalement son point de vue sur la corrélation entre individu, société et technique et reste, dans les formes du moins, souvent écrasé par le poids du clivage paradigmatique entre sujet et objet.
Cependant, lorsqu'il parvient réellement à s'en échapper, nous assistons alors à des développements qui trouvent leur place au sein des recherches actuelles sur la cognition humaine. C'est au cours de l'exposition des activités (indissociables) de lecture et d'écriture qu'Otlet s'avance peut-être le plus dans la voie d'une " transduction ", au sens simondonnien, entre document, individu et société : Si le livre sort de la vie, l'inverse est aussi vrai. Le livre, à son tour, produit la vie : vie extérieure, vie intérieure. Il produit la vie extérieure en ce qu'il introduit et entretient dans le corps social un nombre immense d'idées qui sont comme les prototypes d'actions entreprises. Il produit la vie intérieure en ce que, dans la pensée de chaque lecteur il fait naître un monde et l'en fait jouir. (p.36). On se doit d'étudier l'écriture comme induisant une pensée particulière, plus structurée et plus rigoureuse (p.87) qui fonde la raison scientifique par une libération de la mémoire : Parce qu'écrire est un moyen de découvrir des idées, de les vérifier, de réaliser de la clarté dans les idées, de les classer, de les éliminer du champ de la conscience pour laisser celui-ci libre pour la production d'autres idées, pour établir les bases solides d'où la pensée s'élèvera plus haut et plus loin. [...] Écrire pour être délivré du faix de la pensée qui doit s'extérioriser (p.253). Cette étude de l'activité scripturale doit se baser sur une histoire de ses usages (au travers des manuscrits et repentirs des grands auteurs), supports et instruments (aussi bien stylo et papier qu'environnement général de travail, organisation du bureau, lectures préalables à l'écritures, annotations, etc...).
Il convient dans le même temps d'étendre le champ de la Biblio-psychologie qui, sur les traces du savant russe Roubakine, se propose d'étudier les rapports entre document et lecteur. L'axiome fondateur en est : Le livre n'existe qu'en fonction du lecteur (p. 53). Le livre vient modifier le lecteur qui, lui-même crée le sens du livre au travers de sa lecture ( L'influence d'un livre est déterminée par l'individualité du lecteur, par la " mnème " de celui-ci [, c'est-à-dire] la mémoire organique héréditaire de l'espèce, et la mémoire individuelle qui permet d'acquérir et de conserver les engrammes, c'est-à-dire les changements produits dans la matière organique par des excitations quelconques. p.33) et des notes qui balisent son parcours dans le document ( Conservées, classées, remaniées, constamment accrues par d'autres sources, [les notes] peuvent constituer un véritable livre : le livre particulier à chacun et dont chacun puisse dire " Mon Livre ", " Mon Encyclopédie ", quintessence de tout ce par quoi on a été intéressé, abrégé de tout ce que l'on a appris, mémoire artificielle de tout ce que l'on désire pouvoir se rappeler. p319).
Si l'on admet cette relation constituante de causalité réciproque, on doit alors envisager qu'à tout nouvel outil de communication et d'information correspondent de nouveaux savoirs et donc la nécessité d'une nouvelle pédagogie. Otlet note que bien souvent, la technique -- essentielle au progrès bibliologique -- est en avance sur les structures pédagogiques de la société. De ce fossé entre dynamicité du système technique et staticité de l'enseignement découlent des inégalités et des fractures dangereuses pour la démocratie. Il faut prévoir des structures d'appropriation et des méthodes pédagogiques qui fournissent à chaque citoyen la " culture technique " nécessaire pour assurer l'égalité devant le savoir objectivé de la société, c'est-à-dire, au bout du compte, la citoyenneté pleine et entière.
C'est ainsi qu'Otlet, anticipant en cela certaines recherches sémiologiques, déclare que La Bibliologie requiert une théorie de la transmission des connaissances par l'intermédiaire d'images (p.77). De plus, si l'usage pédagogique et scientifique de cartes, schémas, plans et diagrammes est, selon lui, une bonne voie d'exposition et de systématisation des idées, il souligne que la compréhension des messages convoyés par ces techniques de représentation n'est en rien naturelle. Il y a risque de voir se développer de nombreux systèmes de signes. Il imagine, par exemple, une intégration du son, de l'image animée, du toucher et de l'odorat dans le document qui, s'ils ne font pas l'objet d'une étude approfondie et d'un enseignement spécifique, risquent d'engendrer de nouvelles formes d'ignorance : Ainsi naît un nouveau langage graphique, langage composite, fait de l'emploi simultané de ces moyens d'expression. Il suffisait autrefois d'apprendre à lire les caractères alphabétiques. Il faut maintenant apprendre à lire, à comprendre les autres modes d'expressions graphiques. Et il y a de nouveaux " illettrés ", et une sorte de nouvel analphabétisme. (p.75).
Celle-ci, dans l'esprit d'Otlet, doit être mondiale, globale et égalitaire, mais sans qu'elle s'avère contraignante. Bien qu'il ait une nette tendance à décrire les organisations à partir d'un centre omnipotent, Otlet parvient, en s'attachant à la logique d'appropriation individuelle qui guide sa pensée, à imaginer une structure horizontale et fortement interconnectée : Il sera organisé un Réseau Universel mettant en rapport coopératif tous les organismes particuliers de documentation, tant publics que privés, à la fois pour la production et pour l'utilisation. [...] Il faut penser une fédération de tous ces organismes sous une Organisation universelle, chargée de gérer l'ensemble de la masse documentaire. Cette organisation sera extra territoriale et internationale et émergera d'un réseau de coopération. [...] L'organisation implique la mise en oeuvre des principes de coopération, coordination, concentration et spécialisation du travail (p.415).
Le centre, siège de l'Office Mondial, devient alors un outil de référence commun, un endroit où sont rassemblées les collections générales ainsi que les services centraux d'échange et de prêts, placés sous un régime de propriété commune et de gestion coopérative internationale. Afin d'assurer à tous l'égalité devant le savoir collectif sera mis en place et diffusé un Répertoire Bibliographique Universel, conçu comme un catalogue dans lequel doit être enregistrée intégralement et classée toute la production intellectuelle, sous une forme qui en constitue l'inventaire, et qui la rende largement accessible à tous et à toutes fins. (p.405). Ce répertoire est une sorte de " méta-catalogue " semblable à ceux envisagés aujourd'hui dans le cadre de certains projets concernant les " bibliothèques virtuelles ". Il s'agit -- les contraintes d'espaces et de temps d'accès liées au stockage des documents ayant en partie disparues grâce à la rapidité des transmissions -- de créer un outil de navigation dans l'espace virtuel formé par l'intégralité du savoir. Cette cartographie du réseau s'établit via les techniques de catalographie. Elle permet de rejoindre les différents noeuds formés par les bibliothèques et les librairies. Chacune d'entre elles est une station du réseau universel (p.278) et constitue elle-même, fractalement, une structure de réseau définie par héritage des normes universelles à partir des classes supérieures puisque le propre d'un réseau c'est de retrouver les éléments essentiels dans chacune de ses stations (p.278). Chaque lecteur voit répercutées, au niveau de son environnement de travail personnel, les structures générales qui ont permis à l'information de lui parvenir (normalisation, choix éditoriaux, critères de sélection, voie de transport, techniques de stockage, d'indexation et de diffusion...etc.) et peut ainsi l'adapter à ses propres désirs ou besoins. Le but final étant, naturellement, la création de nouvelles connaissances qui seront réintégrées en retour au réseau.
C'est à la condition de cette homogénéité et de cette intégration entre tous les niveaux du réseau que la diffusion de la connaissance pourra se faire de façon réellement efficace et démocratique.
Si le rapport de l'homme à la technique se trouve posé au centre du Traité de documentation, c'est avant tout qu'Otlet a un projet, un projet qui vise à faire progresser l'humanité. Pour lui, si nous parvenons à rendre compte du fonctionnement des organisations publiques et privées via des documents, si nous permettons à tous et à chacun d'accéder aux documents et aux connaissances les mieux présentés, les plus récents, en ayant la maîtrise de tous les outils et la connaissance des critères et méthodes retenus, nous parviendrons ainsi, en co-gestion États-associations, à faire progresser l'idéal de paix sociale et politique. Le but d'Otlet au travers de la bibliologie, est bien de créer plus de justice et plus de cohésion, de consacrer une politique de recherche et d'éducation permettant par le développement d'outils de masse nouveaux d'améliorer les sens, l'esprit et l'intelligence de l'humanité.
Otlet part de son ambition humaniste pour en déduire le système technique et le concevoir comme la médiation par laquelle se réalisera ce projet. Il anticipe l'outil et les conséquences de l'outil sur la pensée depuis un projet pour l'homme. Pour lui, il faut progresser en ayant comme horizon un plan dressé en conformité de son but, de son programme et qui soit une projection par avance de la réalité future proposée aux efforts de l'entité. (p.264). De plus, lorsqu'il propose des outils comme matérialisation de ses buts, il envisage toujours les incidences rétroactives de ces outils sur la façon de penser les buts originaires.
La vision de la technique comme étant le moyen d'améliorer l'homme, n'est donc pas chez Otlet le fruit d'un scientisme acharné ou d'une pensée cartésienne qui viserait un outil permettant à l'homme de se rendre " comme seigneur et maître " de la nature. Justement parce qu'il envisage la liaison homme / technique comme constituante, il parvient à sortir de la dichotomie traditionnelle entre les pourfendeurs et les fanatiques du progrès technologique. Son raisonnement est sous-tendu par une pensée d'influence marxiste posant la technique comme extériorisation : On constate que l'évolution du corps de l'homme est devenue à peu près stationnaire depuis les temps historiques. Il n'y a guère de changements dans ses organes, ses membres, ses sens. Mais il s'est constitué comme un prolongement externe de sa personne. L'un, l'outil prolongement de sa main (main-outil); l'autre, le livre, prolongement de son cerveau (cerveau-livre). Il y a là une sorte de développement exodermique opposé au développement endodermique (hors les limites de l'enveloppe cutanée du corps). Ce qui fait penser à ce que les métaphysiciens appellent ectoderme. Perfectionner le livre, c'est perfectionner l'Humanité (p.30).
Le bibliologique, véritable ectoplasme (sorte d'Umwelt entourant l'humain d'un halo de mémoire cristallisée) est, dès l'origine, fondamentalement couplé au biologique et le place hors de l'évolution en se développant au détriment du corps (p.425) [19]. Il s'agit d'un couplage structurel fort dans lequel se nouent de multiples et complexes co-implications entre l'homme et la mnémotechnologie. A partir de ce moment, l'homme devient cet être documenté (p.10), unique dans la nature par sa liaison à une zone prothétique qui prolonge progressivement ses sens, sa mémoire, ses membres et même sa capacité raisonnement.
Si la technique bibliologique est originaire, l'accroissement de la masse documentaire ne doit pas être regardé comme une fatalité ou une panacée mais bien comme la voie d'évolution logique du couplage structurel humain / bibliologique. L'homme, au plus profond de ses facultés cognitives, se trouve modifié par la médiation technologique : Tous les sens ayant donné lieu à un développement propre, une instrumentation enregistreuse ayant été établie pour chacun, de nouveaux sens étant sortis de l'homogénéité primitive et s'étant spécifiés, tandis que l'esprit perfectionne sa conception, s'entrevoit dans ces conditions l'Hyper-Intelligence, " Sens-Perception-document " sont choses, notions soudées. (p.426). C'est alors en réintégrant la technique aux côtés de l'homme dans son face à face avec le savoir que nous pourrons envisager une expansion (p.425), un " dépassement " (au sens nietzschéen) de l'homme pour lui permettre de s'inventer un nouvel avenir.
On peut remarquer que la réflexion menée par Otlet à partir de cette logique d'usage et de réappropriation le conduit à décrire un système bibliologique proche de celui que nous connaissons actuellement. Il convient cependant de nuancer cette identification rapide en soulignant que, si notre société maîtrise de mieux en mieux les techniques de communication, la réflexion est toujours en retard sur leur développement. Nous -- c'est-à-dire la société dans sa complexité -- ne parvenons pas à définir les usages autrement que par le " possible " technologique ou le " rentable " économique. La démarche d'Otlet s'oppose fondamentalement à ce type de raisonnement. Il n'est pas confronté à une pléthore d'outils qu'il faudrait articuler. Au contraire, il aborde l'outil comme une influence structurante dont il sait qu'elle agira dans le temps sur l'homme. Il commence surtout par définir de quelle humanité il parle, comment il la voit, comment il la veut. La question même de la nature humaine ne se pose qu'en termes de volonté pour l'Homme. Quel être humain? Quel citoyen? Quelle éducation? Quelles organisations? Quels idéaux? C'est cela qu'il va s'agir de "documenter".
Dans ce cadre, la nature des outils, leurs fonctions et leurs articulations en système sont définis par leur usage social, qui devra être largement partagé. Parce qu'il faut rassembler les connaissances et informations et les trier, les décrire, les classer, Otlet a besoin d'un organe centralisateur qui en assure le traitement et la diffusion. Parce que chacun doit y avoir accès librement, sans contraintes et avec aisance, il a besoin d'une méthode simple, universelle, de classification et de repérage. Il a besoin d'un réseau dense pour accueillir le public, tous les publics. Il a besoin de liaisons entre chaque point du réseau et le centre de diffusion, et d'une homologie de structure à tous les niveaux. Il a besoin d'outils de diffusion à distance.
Comme il veut toucher tous les types de lecteurs et d'usagers, il a besoin de connaissances écrites, lues (entendues) imagées (vues) et de toute combinaison des trois. Il a besoin que les documents puissent arriver en chaque point du réseau, mais aussi chez soi, dans chaque bureau, sur chaque table de travail. Comme son projet définit des citoyens responsables et critiques, il a besoin que chacun puisse revoir, réorganiser, garder la lecture, la réception qui fût la sienne : Comme il ne saurait s'agir d'une standardisation ou d'une mécanisation totale du travail, il est laissé à chaque organisateur de son propre travail ou de celui d'autrui, de fixer finalement lui-même ses propres principes, directives et règles. C'est à chacun de composer pour son propre usage, ou celui de ses services, un " manuel de documentation " retenant, adoptant et appliquant celles des données organisatrices générales dont il a pu faire choix dans le présent exposé; car celui-ci, s'il contient de nombreuses formules, n'a cependant en réalité rien d'un Formulaire. (présentation du traité, p.4). Parce qu'ainsi, chaque individu est en mesure de produire à son tour, à son niveau, de nouvelles connaissances, Otlet a besoin de structures qui permettent de récupérer, classifier et stocker ces connaissances et informations, de pouvoir les retrouver rapidement, claires et vérifiées, à jour, pré-structurées selon des critères connus de tous, diffusables le plus vite possible.
Et donc, très naturellement, Otlet décrit dans l'esprit, dès 1934, la "télétautographie", qui est une sorte de fax [20], le journal télévisé et les émissions à but pédagogique [21], un système d'écriture dépassant la simple linéarité du texte [22], l'enregistrement magnétoscopique [23], l'enseignement à distance, les bases et banques de données, une architecture client-serveur, le micro-ordinateur pourvu d'un traitement de texte... etc. Bien sûr, ce qu'il expose ne comporte aucune notion de stockage électronique, tout fonctionne avec des fiches, des ondes-radio, des combinaisons de cinéma parlant, de téléphone. Ainsi, par exemple envisage-t-il le bureau du travailleur intellectuel du futur : une [...] hypothèse, réaliste et concrète celle-là, qui pourrait, avec le temps, devenir fort réalisable. Ici la table de travail n'est plus chargée d'aucun livre. A leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l'espace que requiert leur enregistrement et leur manutention, avec tout l'appareil de ses catalogues, bibliographies et index avec toute la redistribution des données sur fiches, feuilles et en dossier, avec le choix et la combinaison opérés par un personnel permanent et bien qualifié. Le lieu d'emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l'écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s'il s'agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément; il y aurait un haut-parleur si la vue devait être aidée par une donnée ouïe, si la vision devait être complétée par une audition. Une telle hypothèse, un Wells certes l'aimerait. Utopie aujourd'hui parce qu'elle n'existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité de demain pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. (p.428)
Otlet se montre conscient que les outils qu'il décrit n'existent pas encore, mais il s'en moque : cela viendra. La bibliologie doit être prospective et ne pas se soucier des contingences matérielles liées à un état donné des techniques. Arguant qu'il existe une mathématique pure et abstraite, il vise une documentation pure [qui] doit revendiquer la possibilité de s'élever aussi haut que le peuvent les facultés, non de tous, mais de quelques-uns, d'aboutir à des transcriptions documentaires rares ou uniques, des combinaisons de documents compliquées et inusuelles. Demain, c'est fort probable, saura simplifier, généraliser et tirer de l'utile de ce qui aujourd'hui serait simplement vrai et rationnel (p.26)
En attendant l'avènement des technologies qui rendront effectives les applications auxquelles il aspire, Otlet réfléchit : Si nous devons organiser le stockage et la diffusion de la connaissance mondiale, faudra-t-il "tout" garder? Comment y parvenir? Sur quels critères de sélection? Qui peut décider? Qui peut financer? Qui peut contrôler? Jusqu'à quel point? Pour quelle influence sur la nature de l'intelligence humaine? Peut-on vraiment ambitionner d'avoir accès à toute la connaissance sans se prendre pour Dieu ?
Ciné, phono, radio, télé : ces instruments tenus pour les substituts du livre sont devenus en fait le livre nouveau, les oeuvres au degré le plus puissant pour la diffusion de la pensée humaine. Par radio, on ne pourra pas seulement entendre partout, mais on pourra parler de partout. Par télévision, on pourra non seulement voir ce qui se passe partout, mais chacun pourra faire voir ce qu'il voudra du point où il est. Ainsi, discours, musique, théâtre, musée, spectacle, manifestation, de son fauteuil chacun les entendra, les verra, y assistera et même pourra applaudir, ovationner, chanter en choeur, clamer ses cris de participation, ensemble, avec tous les autres. Être partout, tout voir, tout entendre et tout connaître, mais cela n'est-ce pas la perfection et la plénitude que l'homme, en souverain hommage et souverain bien, attribua à son Dieu lui-même. Par ces instruments d'ubiquité, d'universalité et d'éternité, l'homme sera donc rapproché de l'état de divinité, de l'état même présumé être celui des élus devant Dieu, c'est-à-dire la contemplation radieuse de la réalité totale. Tout cela, rien moins, plus peut-être, se trouve en puissance dans le livre! (p.431).
Pour Otlet, la documentation doit tendre à réaliser au maximum pour l'homme des conditions dont la limite à atteindre, soit l'ubiquité, l'éternité et la connaissance intuitive. Ces conditions sont idéales, étant impossibles à atteindre puisqu'elles sont celles-là où est placé le pur esprit. Mais on peut les tenir comme conditions-tendances. (p.25).
La tendance, pur objet idéal à distinguer des faits réels comme chez Leroi-Gourhan, permet, lorsqu'elle est identifiée, d'imaginer les futurs développements, positifs aussi bien que négatifs, du Système Bibliologique. C'est ainsi que, parallèlement à ses impressionnantes anticipations, Otlet aborde une réflexion sur la liberté d'expression, les risques de L'association de la radiotélévision et de la radiotéléphonie [qui] supprime définitivement pour l'homme l'effet de l'éloignement (p.238), la propagande et le danger de voir les sources et les canaux informationnels contrôlés par les puissances d'argent. Cette étude le situe sans conteste comme l'un des précurseurs de nos actuelles Sciences de la Communication et de l'Information.
Au-delà du foisonnement, des contradictions, des erreurs de jugement et des envolées lyriques parfois à la limite du délire pour un lecteur moderne, se maintient toujours chez Otlet, la pensée visionnaire -- la pensée de l'amélioration de la pensée même, la pensée de l'humanité se prenant pour objet et pour but, la pensée de l'articulation des pouvoirs et contre-pouvoirs (presse, état, capitaux, citoyens), la pensée de l'appropriation du savoir et de l'autonomie de chacun pour et par ces savoirs, l'organisation du dispositif local, national, mondial qui doit structurer le système -- toujours la pensée anticipatrice est première, acceptant d'avoir, par les outils qu'elle crée et met en place, à changer, à travers eux, par eux, à cause d'eux, mais toujours pour elle-même.
La modernité de Paul Otlet s'exprime dans la description d'un processus dont nous savons qu'il aurait dû, qu'il devrait avoir lieu par nous, ici et maintenant : une réflexion fondamentale sur les enjeux humains de la technique, mais qui précède la technique. A l'heure où, bien souvent, cette dernière est supposée nous échapper, et à se développer hors du collectif humain, la démarche d'Otlet nous apparaît comme un modèle, et un tournant que nous n'avons pas su prendre. Comme une philosophie que nous n'avons pas su déployer. Nous ne pensons qu'en terme d'adaptation de l'humain -- victime, dans nos antiques fantasmes démiurgiques, d'une pure création qui le dépasserait --, qu'en terme de fatum technologique auquel il faut se plier comme le roseau de la fable, sous peine de rompre...
Ce qu'Otlet nous montre, c'est qu'il est possible de composer avec la technique et de la vouloir, positivement, pour un futur voulu par tous et pour tous, quand bien même ce vouloir serait une "fiction nécessaire" [24]. Irréalisme ? La réalité n'est jamais telle qu'on la vise, et Otlet a tourné le dos au possible, simple copie, répétition du déjà-là, pour penser le virtuel comme création et comme différence. C'est en cela qu'il est grand, c'est en cela que nos mégabases de connaissances et toutes les "autoroutes de l'information" qui y mènent sont ridiculement petites, étroites et embourbées.
Pourtant, cette perspective ne peut être que circulaire : l'usage détermine l'outil, qui à son tour, surdétermine l'usage de par sa dynamique propre. Il s'agit d'un cycle que l'on aborde en un point (un point de vue) à fin d'analyse ; mais ce point doit reconduire toujours à l'ensemble du cycle. Il n'empêche que la vision que nous privilégions en abordant le cycle, utilitarisme de la pensée calculante ou projet inventif, fait partie de la boucle. Elle peut devenir une abstraction qu'un pouvoir va matérialiser, imposant des outils qui vont ralentir ou empêcher leur devenir-outilitaire. Le décalage entre les phases de ce cycle peut prendre alors des proportions qui nous désorganisent pour un temps.
Otlet nous semble ici essentiel à double titre : il nous ramène à l'histoire de notre imaginaire social, à ses constances et à ses ruptures ; et il dévoile le réalisme des utopies sociales du point de vue d'un devenir technologique. Nous sommes loin des "analyses des besoins" guidant la conception des outils de mémoire et de transmission des savoirs, et ce lointain-là s'avère paradoxalement plus pragmatique. Non que l'extension des réseaux câblés constitue une quelconque "validation" des anticipations d'Otlet -- lecture ex post ante dont on connaît les limites. Ce qui peut nous retenir de la démarche d'Otlet est plutôt la valeur heuristique des projections à long terme guidées par un projet social, qu'il vienne ou non à se réaliser. Le projet sert alors d'intégrateur aux logiques technologiques qui ne peuvent pas ne pas s'exprimer dès lors qu'elles s'effectuent ; mais elles seront toujours prises dans une interprétation individuelle et collective qui va actualiser dans un sens et/ou dans un autre, l'effectuation où la technique est à la fois acte de transformation du monde et du sujet [Dejours 1995] et condition de sa propre évolution.
Aujourd'hui, il semble que l'ergonomie, le design participatif et d'autres domaines liés à la conception de systèmes techniques complexes aient investi dans l'étude de l'effectuation de la puissance technique, mais au détriment de la pensée de la technique. Les projets pour l'homme, qui constituent le cadre interprétatif orientant les choix organisationnels et techniques, s'avèrent calés sur une logique qui est elle-même technique, au sens heideggerien de calculante : performance, rentabilité, réduction des coûts sont des critères s'appliquant parfaitement à un système technique pour lequel on peut définir une téléologie et pré-voir des usages canoniques. Toutefois, tout projet impliquant des entités capables d'assimilation et disposant d'une conscience élargie du temps et de l'être-affecté-dans-le-temps contient une part radicale d'indétermination. Cette indétermination, que nous avions déjà rencontré aux prémisses de l'humanité, est constitutive de l'homme. Elle se déploie sans se résoudre avec et en même temps que la prothétisation technique, avec et en même temps que nos capacités d'assimilation. Technosciences et technocraties semblent s'employer pourtant à réduire toute indétermination, à amplifier encore les causalités linéaires de la logique des fins et des moyens. Quand elles découvrent la complexité et le poids des réactions circulaires, avec la systémique par exemple, c'est pour les faire entrer dans le même logique. Anticiper devient le maître-mot, ... à condition de savoir ce qu'on anticipe, et le savoir-anticiper comme détermination est précisément le savoir issu de la technique. Le projet pour l'homme s'avère ne pas en être un, non pas parce qu'on y inclut la part constitutive de la technique -- sans elle, il n'y a pas d'hominisation, pas d'humanité-- mais parce qu'on rabat la pensée de l'homme prothétisé sur la logique machinique et calculable, empêchant toute compréhension et de l'homme, et de la technique.
Quelles que soient les limites de la démarche emblématique d'Otlet, elle nous renvoie à la question de penser les rapports homme-technique sur la base d'une émergence continue de schèmes d'interprétation imprévisibles, qui doivent se caler, se stabiliser, s'inscrire et se propager selon la raison humaine et la raison technique en tant qu'elles articulent à la fois un plus de détermination et un plus d'indétermination -- sans qu'il soit question d'un rapport dialectique. De ce point de vue, nous pouvons reformuler la question initiale qui était posée en introduction, à savoir, celle de la répartition des tâches entre acteurs et technologies "intelligentes", et l'orienter à présent vers celle du degré d'indétermination tolérable dans les couplages système social-système technique émergents.
La fiction nécessaire désigne le ou les objets de croyance qui vont tisser les discours, les images fortes et motrices, les métaphores qui vont ancrer des positions d'accord, assurant des flux de convergence et de divergence desquels émergeront et se stabiliseront certains usages plutôt que d'autres. Accord ne signifie pas obligation de consensus, car il n'y a pas lieu de nier les incompatibilités lorsqu'elles existent, mais clarification des positions et contraintes, de façon à s'accorder sur ce sur quoi on est en accord et en désaccord. Mais la nature fictionnelle, c'est-à-dire relative et fluctuante, des anticipations qui sont construites doit devenir consciente. Une vérité doit être construite, visée et défendue, non pas dans l'objectif de maîtriser l'à-venir, mais au contraire, d'en accepter l'indétermination pour mieux en interpréter les aspects compatibles avec la détermination visée [26].
Outils et fictions sont donc deux passeurs de schèmes, générant des assimilations inconscientes et des stratégies d'imitation intentionnelles. Parmi toutes les assimilations possibles, un certain nombre vont s'actualiser comme pratiques, parmi lesquelles un nombre encore plus restreint suscitera un accord négocié et sera co-stabilisé comme norme, comme référence commune, c'est-à-dire, fondant une communauté de référence.
Toute émergence naît d'une tension entre détermination et indétermination.
Pour un potentiel de schèmes rendus présents dans une communauté, on ne peut pré-dire ceux qui seront assimilés, ni dans quelle proportion ils le seront. Mais on sait qu'il y aura assimilation et stabilisation déterminante. Cette stabilisation, recomposant des structures schématiques, est déjà réinterprétation du familier, du passé et de l'avenir, et donc, source d'indétermination. Il en est de même du projet : surdéterminé par une image commune, téléologique, il oriente les courants mimétiques en valorisant tels modèles. Il porte néanmoins l'indétermination du devenir, puisque se réalisant, il passe par une série de transductions au cours desquelles se redéfinissent individus, collectifs et projet.
Quant à l'outil supportant le geste ou la mémoire, il surdétermine l'activité du fait de sa dynamique propre, dynamique qui en soi, renvoie à des schèmes spécifiques mais actualisables par l'utilisateur en toutes circonstances, comme usage indéterminable. Par exemple, le schème "copier-coller" réoriente et généralise les pratiques d'écritures et de pensée par le modèle d'une dynamique plus modulaire du texte, dynamique que l'on trouve en germe dans l'expérimentation littéraire bien avant le traitement de texte. L'imitation du schème "stocker des données", issu de la théorie et de la pratique des processeurs d'information, introduit l'oubli au coeur des dispositifs de mémoire externe, en négligeant le rôle de la motricité et de l'affectif dans toute compréhension ou mise en oeuvre.
Nous sommes toujours renvoyés à une indétermination déterminante. C'est à condition d'accepter la part d'incertitude liée à l'outil et à son appropriation, comme au projet et à son appropriation qu'un sens peut émerger, comme direction et comme com-préhension, comme devenir-ensemble, mais aussi comme redéfinition des rapports des forces en présence. Le devenir outilitaire concerne les questions d'usage et d'appropriation, ou encore, la genèse des affordances qui vont émerger dynamiquement des remodelages mutuels de l'utilisateur et de ses réseaux sociaux, de l'outil dans son système technique, et de l'environnement délimitant/délimité. Il s'agit alors de ne pas opposer un guidage par le projet à un guidage par la technique, mais d'accepter que tout guidage, c'est-à-dire toute anticipation de stabilité offrant l'illusion d'un contrôle sur le monde, est à la fois nécessaire comme référence commune, et générateur d'indétermination puisque dès lors qu'il s'inscrit et perdure, il devient interprétable. Le type de contexte social dans lequel ont lieu les jeux d'interprétation peut alors réguler leur valorisation ou les condamner.
La perspective sur la relation homme-technique n'est pas un discours : elle modèle notre quotidien. Nous pouvons en faire une lecture située, à travers un exemple issu d'observations menées en milieu industriel dans le cadre d'un travail sur l'outillage organisationnel et technique de la mémoire de projet. Cet exemple est caractéristique des solutions apportées aujourd'hui aux problèmes de communication entre des services devant collaborer, mais rencontrant des problèmes de coordination qu'on assimile à un problème d'échange insuffisant de données : on les dote d'une base de données, que chacun peut alimenter et consulter dans le respect des règles de confidentialité, et de procédures communes, souvent édictées par un pouvoir extérieur au problème. L'exemple ci-dessous nous permettra de voir comment une grande industrie tolère aujourd'hui une interprétation située des usages, et ce que pointent ces interprétations.
Tulipe a été installé dans les différents services concernés par ces données. Je présenterai sa mise en oeuvre dans deux services ayant des profils spécifiques.
Trois questions sont soulevées ici :
Par la suite, cette structure d'héritage s'est renforcée, articulant les pratiques et usages avec l'évolution fonctionnelle de l'outil. Mais l'on voit d'ores et déjà que la production de connaissances passe par la connaissance des conditions de production de connaissances. On voit également que si les conditions techniques liées au support des connaissances orientent, surdéterminent les pratiques d'appropriation, le design organisationnel peut inverser une tendance pour peu qu'il intègre les logiques en prise autour d'un outil de mémoire, c'est-à-dire, s'il peut faire une place à l'expérimentation individuelle, mais surtout collective au coeur d'une visée déterministe. Une structure d'héritage se caractérise également par l'amplitude des anticipations qu'elle autorise : l'appropriation est certes la capacité de mise en oeuvre des connaissances, méthodes, outils. Mais elle doit également permettre l'anticipation, c'est-à-dire, un aller-au-devant des limites et des évolutions prévisibles, potentielles, de l'outil, à partir duquel opérer un retour sur les pratiques au présent et les traditions.
Une telle démarche demande ce que Simondon appelait une culture technique [27], qu'il faut donc acquérir, c'est-à-dire transmettre : une culture générale large, systématique et entretenue sur les outils organisationnels, techniques et informatiques, qui soient suffisante et suffisamment partagée pour permettre une réflexion projective et une réflexion en retour. Aujourd'hui, cette culture est celle d'un groupe spécifique, les experts en informatique. Elle reste encore à partager. Ainsi, les évolutions situées ne demeurent plus strictement adaptatives à tendance réactive, comme c'est le cas lorsqu'on place des acteurs en situation d'adopter un outil fonctionnellement stabilisé, ou lorsqu'après une démonstration sur un prototype, on demande une anticipation des usages qu'on s'étonne de ne pas entendre exprimer.
C'est dans ce sens que l'on peut parler de projet et accepter l'indétermination : lorsqu'on instaure les conditions d'une rencontre effective entre émergence, mémoire et anticipation raisonnée ; lorsqu'on instaure les conditions d'un élargissement des potentiels d'assimilation, c'est-à-dire quand on favorise la construction de représentations mutuelles négociées et d'accordage dans l'activité par tous ceux qu'un projet concerne. La définition collective et négociée de telles structures d'héritage, qui se traduisent par une redéfinition des conditions organisationnelles d'appropriation, caractérise la notion de coopération.
Agir ou penser est une question relative à la constitution d'habitudes pour gérer le familier. Les ayant construites, nous nous transformons en expert d'un micro-monde. Une grande part des actions qualifiées d'intentionnelles par référence à l'existence (reconstruite) d'un but identifié est guidée par des habitudes et des assimilations (devenues) inconscientes. Comme le remarque justement Varela, ce sont alors les situations de rupture qui nous font redevenir "débutants" [Varela 1996]. C'est dans ce sens que la science cognitive issue du computationalisme s'est surtout intéressé au comportement des débutants, et non des experts. Toute affordance est donc tributaire, dans sa construction et sa stabilisation, des situations d'habitude et des situations de rupture, au cours desquels les couplages sensori-moteur, les boucles perception-action doivent pouvoir se redéfinir, en continuité et en rupture, selon les deux points de vue qui doivent être adoptés. Elle peut d'autant moins être "dans" l'outil. L'affordance ne peut donc être que ce qui est produit par un dispositif d'héritage, qui caractérise les modalités d'évolution possible du couplage individu-collectif-outil dans l'actualisation d'un devenir-effectif.
Il s'agit de mettre en place les conditions auxquelles ce dispositif (un dispositif technologique pris dans un dispositif d'héritage) va pouvoir être co-construit dans un environnement (re)défini par l'ensemble des acteurs dont les activités sont affectées par ce dispositif. On peut en tirer deux conséquences :
Pourtant, l'apport conjoint de la systémique, de l'ergonomie, de la sociologie et des sciences de l'ingénieur a permis de construire des modèles de la conception d'outils technologiques intégrant l'utilisateur dans la boucle de conception. Ce modèle, s'il soulève des questions complexes de conceptualisation, de méthodologie et de mise en oeuvre [29], a finalement mis en évidence les coûts démesurés engagés dans la conception d'outils qui ne rencontraient pas d'usage, ou dont l'appropriation impliquait incohérence et alourdissement du travail.
De la même façon, intégrer les acteurs dans la boucle de conception des outils organisationnels qui vont structurer leurs relations au travail et organiser leur activité est le prolongement logique d'un tel modèle. Toutefois, il s'agit alors d'une redéfinition des normes de contrôle et d'exercice du pouvoir, et la pleine assimilation de ce modèle reste encore délicate. Mais au niveau des pratiques locales, cette évolution s'observe au quotidien.
Des travaux épistémologiques de Foucault aux recherches situées de Kling Berg et Orlikoski, par exemple [30], tous pointent les liens entre l'évolution du contrôle et celle des technologies.
Ce phénomène est amplifié en situation de projet. Des traditions normatives et interprétatives situées sont amenées à se rencontrer pendant une période éphémère pour un projet délimité dans le temps, et souvent soumis à des contraintes de temps, de coût et de méthodes particulières. Ce sont de telles contraintes qui conduisent au choix d'une organisation en projet, et à une organisation "coopérative" du travail. Cependant, la définition de la coopération reste encore à stabiliser. L'une des communautés les plus actives, la communauté CSCW, commence d'ailleurs à mesurer l'insuffisance des définitions historiques issues de Marx et de Barnard [31].
Pour ma part, la renégociation des normes situées, non comme recherche d'autonomie, mais comme processus d'accord sur les modes de coordination et d'évaluation, est définitoire de la coopération comme mode de travail. Coopérer désigne alors un régime d'émergence de l'autorité caractéristique, impliquant la participation des acteurs dans la boucle de conception des outils technologiques et organisationnels. Ces outils peuvent organiser les activités de façon très contrainte, séquentielle, ou très souple et récursive, selon la nature des problèmes et des situations à considérer. La question de la coopération est alors celle de l'institutionnalisation et de l'appropriation de ce modèle. Les étapes d'un tel processus sont bien sûr circulaires : inventaire raisonné des pratiques, officielles et officieuses, négociation de règles situées et accordage, stabilisation normative ou normative située, inventaire raisonné des interprétations par les pratiques etc.
On se trouve alors confronté à un besoin d'outils organisationnels d'assistance ; et cette assistance doit porter sur l'élaboration de représentations mutuelles négociées, s'incarnant par l'accordage sur un système d'évaluation intégrant les différentes contraintes et ouvrant le potentiel de compréhension, c'est-à-dire, d'assimilation, qu'il s'agisse de l'assimilation tendance du mimétique, ou de l'assimilation volontaire de l'apprentissage structuré. Ces processus sont encore peu analysés, et peu outillés.
L'inscription de ces expérimentations/expériences locales est archinécessaire, ainsi que l'instauration de conditions d'appropriation individuelle et collective. Il est alors besoin d'une mémoire qui inclue la description du contexte social, celle des modes de coordination et des outils désignés comme moyens de maîtrise, plus que de contrôle, d'un processus qu'on cherche à définir. Il doit inclure la genèse émergente des régimes d'autorité, où multi appartenance et recherche d'une maîtrise hétéronome sont les priorités, parce que chaque tradition étant issue d'un processus différenciateur (celle du découpage des tâches et du morcellement du travail), il s'agit d'institutionnaliser un processus intégrateur, qui ne peut reposer que sur la construction commune de fictions nécessaires, ce qui assure à la fois la distance et l'engagement.
Mais il est clair que l'extériorité d'un tel régime ne peut être celle d'un pouvoir qui pré-définit valeur et auctorité, car un tel pouvoir ne pourra s'imposer tout en maintenant les traditions interprétatives des différents métiers et intérêts rassemblés, traditions qui représentent une expérience, une pratique et des habitudes qui s'avèrent précieuses. Dans le même temps, l'observation de groupes coopératifs montre la profonde conscience qu'ont les acteurs de ces pratiques et de ces processus, bien qu'ils demeurent informels. Elle montre également la reconnaissance de la nécessité de mieux assimiler les représentations et les contraintes des autres traditions, sur un mode très respectueux. Cela conduit les acteurs à rechercher et valoriser les expériences existantes. Or, les expériences disponibles ont souvent réduit les situations à des questions et logiques techniques. Les conditions d'autorité, les descripteurs du contexte social ne permettent pas l'acquisition et l'appropriation des principes et des pratiques de régulation sociale, et donc, leur institutionnalisation sur la base d'un bouclage permanent et dynamique des normes et des pratiques. Pour cela, chaque acteur d'un projet devient essentiel à sa construction, et les règles de coordination et d'évaluation doivent émerger d'une négociation dans laquelle l'intérêt commun dépasse les positions hiérarchiques, et redéfinit les rôles de chacun selon des compétences qui ne sont pas toujours techniques. Les experts situés, les pédagogues et herméneutes de terrain ne sont pas toujours ceux qui figurent dans les organigrammes, et la reconnaissance sociale de leur rôle doit pouvoir d'une part être collective, et d'autre part s'inscrire dans une autre perspective que celle de l'autorité pré-définie. Pour autant, le besoin d'autorité n'est pas moindre. Tout régime d'autorité incluant une réelle négociation a besoin d'un pouvoir qui puisse trancher, protéger les règles négociées, faire voir les différents points de vue et soutenir les priorités internes et externes. La genèse de cette autorité étant fondée sur la maîtrise plus que sur le contrôle, ce qui implique une perspective circulaire, et non ascendante/descendante, sur les modalités d'évaluation.
Assister ce faire voir sur la réalité des pratiques et des traditions associées est essentiel, mais risque de s'avérer être une pierre d'achoppement. Construire des représentations mutuelles négociées demande du temps, du temps de pratique, du temps de distanciation, du temps d'accordage et du temps d'inscription, de façon que se constitue un corpus de savoir, théorique et pratique, qui catégorise l'existant et soutienne des points de vue sur l'anticipation et l'innovation. Or, les outils de gestion actuels ne permettent ni de valoriser ce temps, ni de mesurer les conséquences de ce manque.
De plus, la théorie des organisations rejette une telle perspective : en effet, l'organisation traditionnelle du travail a tendance à considérer les conflits comme premiers dans tout fonctionnement collectif, et à en privilégier la régulation par des règles issues d'un pouvoir extérieur. Une telle dynamique restreint la phase de différenciation et d'assimilation des points de vue, excluant ceux que la règle réfute, et valorisant ceux qui sont déjà forts du fait qu'ils sont reconnus. Dans ces conditions, les processus d'accordage s'exercent sur une base qui est d'emblée déséquilibrée ; ils n'impliquent que des forces déjà très stables et donc peu enclines à la décentration et à l'assimilation d'autres points de vue. Le conflit ne peut être que récurrent, car l'accordage est précaire : i) il a exclu des points de vue pourtant concernés, qui contesteront toujours l'accord ; ii) la stabilité des forces reconnues autorise la répétition des conflits sans danger pour leur pérennité. Dès lors, c'est le conflit qui semble être moteur. Cette tradition considère la coopération difficile : instaurant des conditions qui favorisent la genèse des conflits, elle doit déployer une grande énergie à les réguler, et les considèrent dès lors comme caractéristiques des groupes de travail. La coopération ne peut que les multiplier. Ce faisant, les processus d'accordage au niveau de régimes d'autorité émergents ont été minimisés, et n'ont pas été outillés. La construction de tels outils pour la coopération est donc une priorité, qui devra être coopérativement menée.
Pourtant, il suffit d'observer la réalité des pratiques coopératives pour se rendre compte qu'elle est déjà en place, même si pour l'instant, aucun outillage organisationnel ne permet d'assurer les conditions de sa stabilisation.
Il est peut-être nécessaire ici de préciser qu'il ne s'agit pas de condamner toute forme d'organisation parce qu'elle serait tayloriste. Toute activité descriptible en terme de "boîtes noires" bénéficiera d'une telle coordination, libérant les énergies pour des situations plus complexes. Personne ne souhaite avoir à redéfinir le monde chaque matin, et le rôle des habitudes et des automatismes n'est pas contestable. La fonction rassurante du familier et du sentiment de contrôle qui découle du fait que les choses se déroulent bien comme on l'avait anticipé est essentielle à tout individu et à toute communauté, et contraindre le déroulement des choses lorsque c'est possible est bien sûr un facteur de sérénité. La négociation des régimes d'autorité porte donc sur le choix d'un tel modèle ou d'un autre, pour une situation donnée et co-définie. Ce qui veut dire l'élaboration active de modèles alternatifs.
Les modèles alternatifs relèvent autant de recherches théoriques (voir l'apport de l'ethométhodologie, ou plus récemment les travaux de N. Luhmann en sociologie, inspiré par le concept d'autopoièse) que d'une observation et d'une traçabilité fine des pratiques coopératives, qui s'avèrent aussi riches qu'elles sont privées d'outils de systématisation et de stabilisation des outils organisationnels inventés et mis en oeuvre.
C'est pourquoi la mémoire et la traçabilité de l'émergence de ces expériences sociales liées au travail coopératif demandent des règles d'élaboration, d'organisation et d'appropriation qui se définissent toujours selon les même principes : la présence des acteurs dans leur boucle de conception, incluant technologie d'inscription et processus organisationnels d'appropriation. Une telle mémoire se caractérisera non pas comme dispositif d'inscription et de redistribution des savoirs et expériences, mais comme un dispositif de genèse des normes, articulant normes et pratiques sans rabattre l'indétermination de toute anticipation sur des logiques de pré-vision qui ne se fondent que sur des déterminismes gestionnaires réifiant et déifiant les outils qu'ils ont développés. Que toute production technique soit productrice de normes et réciproquement est avéré par toute l'histoire de la sociologie, mais il s'agit le plus souvent d'un point de vue de l'observateur. Considérer qu'un dispositif de mémoire d'entreprise est un dispositif de genèse des normes revient non pas à adopter une nouvelle posture théorique, mais à instancier pratiquement un agencement qui incarne cette genèse comme visée et comme concernement collectif.
Ces questions se posent du point de vue de l'institution, car de celui des hommes, individus et groupes en relation de coopération, elles ont toujours été prises en charge. Coopération et traçabilité, en tant que dispositifs socio-techniques impliquant de nouvelles structures d'héritage pour pouvoir s'exercer, ne posent pas des questions "nouvelles" : ils in-forment et redéfinissent plutôt le lieu d'où il est légitime de les poser, ainsi que la légitimité des acteurs susceptibles de caractériser les problèmes et de proposer et construire des stratégies de réponse.
Dans la problématique de l'outillage de la mémoire organisationnelle, le design organisationnel de ces structures d'héritage est donc un point stratégique. Un tel design, pour un projet spécifié, doit aborder 3 points :
Rares sont les structures d'héritage qui permettent l'acquisition d'une formation générale technique sur les supports de mémoire et de raisonnement, qui soient reliées aux contraintes et objectifs stratégiques -- ce qui permettrait, à tous niveaux, pour chaque collectif fonctionnel, d'anticiper l'évolution du travail de mémoire et d'en lier la matérialisation aux activités de production. Rares enfin les organisations qui assument l'affectivité sur le mode du plaisir plutôt que de la culpabilisation. Pourtant, ce plaisir arraché à la logique procédurale est précisément ce qui, à tous niveaux hiérarchiques, génère et maintient des pratiques coopératives contre la déresponsabilisation de la spécialisation, contre la puérilité de la concurrence et contre l'abêtissement de la technique.
Si l'affordance n'est pas dans l'outil, si celui-ci ne dicte pas en tant que tel son usage en dehors d'une tradition, si potentiellement tout schème tend à instancier un matching avec tout ce qu'il rencontre, les conditions offertes aux acteurs pour construire/sélectionner/maintenir/partager des schèmes interprétatifs potentiels, qui puissent "matcher "avec les schèmes virtuels incarnés dans l'outil en fonctionnement, sont essentiels. Il nous faudra donc comprendre comment se construisent les affordances, à la fois "inventées", surdéterminées par la dynamique des nouveaux supports et l'indétermination de tout projet, et quelles conditions en favorisent l'émergence afin de les institutionnaliser, de les inscrire. La question de la mémoire organisationnelle se déplace : plutôt que de parler de nouvelles technologies de la mémoire, il nous faudra là aussi parler de nouvelles pratiques d'appropriation des savoirs. Qualifier ces pratiques d'émergentes, c'est dire qu'elles ne se sont inscrites dans des processus organisationnels stabilisés que de façon sporadique et discontinue. De ce fait, et en l'absence d'actions adaptatives contextuelles menées sur ces processus, ces pratiques émergentes risquent d'être interprétées par une tradition qui s'est constituée dans un équilibre socio-technique antérieur, et d'être perçues comme une menace ou une utopie. Or, les processus favorisant l'élargissement des capacités assimilatrices, tant inconscientes, "naturelles" que volontaires, tant sub-symboliques que symboliques, sont essentiels à la construction de l'intersubjectivité. Et cette intersubjectivité est précisément ce qui se trouve ramené au centre des préoccupations de l'économie industrielle suite à l'échec de l'objectivation tayloriste. Sous les incantations à la motivation, la réactivité, l'autonomie, la responsabilité ou la coopération, la lenteur d'une rupture constructive avec l'héritage tayloriste conduit à l'élaboration d'une pensée magique. Celle-ci fait voir dans le fétiche technologique ou économique l'incarnation de la puissance effectrice, tout en lui déniant le pouvoir symbolique de liaison du monde qui irrigue toute pensée magique en oeuvre, inscrivant la puissance dans le concernement de chacun et le jugement de son efficacité dans l'évaluation par tous [32]. C'est pourquoi retrouver cette dimension, repenser structurellement processus de mémorisation et d'oubli, processus d'appropriation individuelle et collective, c'est cela qui devient "nouveau". Il n'y a pas d'affordance qui puisse se construire en ignorant cette perspective -- sauf à imposer des diktats d'usage, avec la désorganisation qui s'ensuit. Dès lors, définir la coop comme objectif commun ou comme action commune est insuffisant. Il faut y ajouter un type de structure d'héritage qui inclut la redéfinition négociée de ses structures d'auctorité et des critères d'évaluation des activités par l'ensemble des acteurs concernés ; ce qui implique de développer les représentations mutuelles négociées, d'élargir le potentiel assimilateur et de guider une efficience technique sans nier la dynamique d'une herméneutique matérielle.
Affordance, connaissances et mémoire ne sont ni dans les objets, ni dans les symboles ni dans la "tête" d'un sujet psychologique, mais résultent néanmoins d'un découpage co-construit, stabilisé et partagé du monde (découpage par le temps, en causes et en effets, en objets et en sujets, en semblables et en autres ...).Tout acteur ayant assimilé ces découpages (s')interprète et (s')inscrit pour une action et en fonction des schèmes communs disponibles, résultats et conditions de toute communauté. La question est alors celle de cette interprétation et de cette stabilisation, qui doivent être suffisamment partagées pour constituer une réalité stable, assez stable pour admettre plusieurs points de vue et être falsifiable, assez stable donc pour produire la réalité, et la ré-inscrire comme monde déjà-là dans, par et pour l'homme, c'est-à-dire l'homme prothétisé. Le fondement d'un tel accord ne peut être de l'ordre du contrat, qui pourrait être rompu. Dans une perspective évolutionniste, il doit d'abord caractériser le vivant avant l'émergence de la conscience politique et morale. Ce doit donc être un mécanisme, une tendance qui fonctionne en dehors de toute volonté, même si la volonté peut s'y enraciner comme interprétation psychologique, comme vécu. Ce mécanisme construit et maintient non pas des positions ou des opinions, mais un découpage du monde comme accord fondateur parmi tous les découpages possibles dont nous ignorons tout -- pour l'instant. Le schème mimétique assure un tel fondement. L'imitation, à travers le processus d'assimilation, constitue à la fois un facteur intégrateur et un facteur différentiateur, deux schèmes dont Durand par exemple, étudiant l'anthropologie de l'imaginaire à travers les mythologies humaines, fait des universaux [Durand 1960, 1980] . Tout matche potentiellement avec tout, selon ce qu'un schème assimilera d'une forme qu'il rencontre ; mais cette reconnaissance intégrative est aussi ce qui peut produire à l'infini des catégories différienciatrices, désignant le même, et donc le différent. L'imitation régule alors la construction intersubjective des objets du monde, objets qui parce qu'ils deviennent stables et inscrits comme affordance, comme langue ou comme objet technique, constituent autant d'événements rendus visibles et donc interprétables. Ce rendre-visible inclut bien sûr la nature et la dynamique des capteurs et des effecteurs disponibles au coeur du processus d'appropriation, et donc, la dynamique de nos prothèses, et en particulier, de nos prothèses mémorielles. Qu'il s'agisse d'outils intellectuels ou techniques, leur mode d'effectuation influe sur l'appropriation, appropriation qui ne peut avoir lieu que dans une relation à l'autre. Cette relation à l'autre, portée par l'imitation, est réinterprétée et médiatisée par divers modes d'organisation sociale, et en particulier, par les différents régimes d'autorité qui fondamentalement, organisent la production et la distribution des modèles. Dans les sociétés industrialisées, et Tarde l'avait analysé en 1889, la loi de l'imitation va du haut vers le bas, descendant la cascade des hiérarchies sociales. C'est le modèle du parent (père ou mère) transcendantal (Dieu, le marché etc.), cause unique de l'ordre du monde. Le modèle du réseau est-il en passe de devenir un modèle alternatif socialement reconnu à la genèse d'une communauté d'autorité ? Ce modèle émerge à la fois de l'évolution du rapport à l'autorité d'hommes et de femmes de plus en plus matures et éduqués, et de technologies de plus en plus distribuées et potentiellement appropriables. Toujours politique et technologique.
Aujourd'hui, le monde du travail est devenu pour beaucoup, dans nos sociétés industrialisées, un monde significatif de cette évolution, d'autant plus sans doute que les limites entre public et privé, entre loisir et travail comme lieu de réalisation de soi, se redéfinissent. Aborder le travail coopératif, conceptualisé en intégrant le rôle de la dynamique mimétique et technologique dans l'hominisation, c'est-à-dire comme individuation psychique et collective [33] inachevée, ne fait qu'affirmer la nécessité de réfléchir notre quotidien en terme de politique d'assimilation, c'est-à-dire de politique d'élaboration de structures d'héritage.
Ceci conduit à considérer la mémoire organisationnelle comme un outil de genèse des normes, présent en tant que tel au coeur de toute production et de toute négociation -- et non à considérer la genèse des normes comme un phénomène essentiel, mais constaté par des observateurs et échappant à la raison interactionnelle. Tout en affirmant la part irréductible du mécanique dans la genèse de tout accordage et de toute organisation intra et inter individuelle, une telle position conduit à le ressaisir au plan psychologique et social dans une fiction nécessaire du sujet et de l'intersubjectivité qui organise ses conditions de possibilité (émergence/inscription/assimilation élargie des schèmes) et qui maximise l'émergence des constructions interprétatives situées (processus d'accordage fondé sur la construction de critères d'évaluation négociés des activités et la capacité d'être affecté par l'autre).
Il semble que le ressaisissement des notions de pouvoir, d'autorité, de détermination et de condition de genèse des modèles se découvre au travail, comme si l'essoufflement démocratique du citoyen dans la vis politica trouvait ailleurs à se déployer, à s'oxygéner. Non que l'entreprise ou la logique de marché possèdent on ne sait quelle vertu, mais parce ce qu'on se trouve sur un terrain quotidien où la concrétisation des assimilations/négociations rencontre l'illusoire de la détermination par le projet et l'effectivité/réactivité tels que les conçoit la logique économique gestionnaire. Ce qui pointerait à la fois une avance des pratiques des organisations et des individus, et une obsolescence des concepts normatifs par lesquelles ils se saisissent. Réinscrire le projet et l'effectuation efficiente dans l'indétermination radicale de tout devenir revient alors à construire des modes de stabilisation admettant l'émergence mimétique et contextuelle des pratiques, leur inscription locale, leur publicisation raisonnée, leur négociation comme élaboration de modèles, de normes, et enfin l'examen des conditions de leur mise en oeuvre comme pratique interprétative. Ce qui définit leur appropriation, c'est-à-dire des structures d'héritage socio-techniques qui puissent supporter chacune de ces phases. Définir l'organisation coopérative du travail comme modèle incluant les acteurs dans la boucle de conception des outils technologiques et organisationnelles inscrit la genèse d'un régime d'autorité émergeant comme communauté d'auctorité dans la définition des valeurs, donc des critères d'évaluation de l'effectivité du travail producteur (de biens, de normes, d'éthique...). Le travail qui nous attend est alors bien celui de l'institutionnalisation de ces pratiques qui par ailleurs, s'observent déjà largement.
© "Solaris", nº 5, janvier 1999.