De la représentation à la coopération : évolution des approches théoriques du traitement de l'information
Jo Link-Pezet
Maître de conférence à l'Université de Toulouse
URFIST de Toulouse.
Tél: 05 61 22 74 62 - Fax: 05 61 22 83 45 -
pezet@cict.fr
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Résumé
Les sciences de l'information et les sciences dont nous empruntons les modèles théoriques subissent des transformations profondes alors que nous étudions l'impact socio-cognitif des technologies de l'information et de la communication sur le procès du travail intellectuel car trop d'éléments sont à l'oeuvre de manière souvent simultanée. La pensée qui se dégage de cette réflexion nous incite à adopter un point de vue non hiérarchique, non transcendantal et à examiner les nouvelles technologies de l'information et de la communication et leur impact socio-cognitif du point de vue de l'auto-organisation et de l'émergence. Abstract
Information science and the sciences we borrow the theoretical models from, are transformed in the process of studying the socio-cognitive impact of technology on the intellectual process. The consequent thought is incitative to adopt a non hierarchical, non transcendental point of view and to examine the phenomenon in terms of self organization and emergence. |
L'évolution des moyens utilisés par l'homme pour extérioriser sa mémoire au moyen de prothèses est liée à l'apparition de nombreuses technologies pour capter les flux d'information qu'il produit sur des supports appropriés. Par voie de conséquence, ses modèles cognitifs ont eux aussi évolué : toutes ces évolutions ont eu des répercussions sur la production d'information et la gestion de la connaissance. Le monde actuel de l'information s'articule à travers des supports technologiques de plus en plus sophistiqués. La sophistication de ces supports nous incite de façon de plus en plus urgente à penser ensemble l'humain et le technique et à réfléchir à la relation qui existe entre l'humain et le technique sans opposer systématiquement l'intelligence et le technique..
Les sciences de l'information et de la communication sont plus que jamais concernées par la mutation fondamentale qu'entraîne la mise en réseau des systèmes d'information et des mémoires numériques. Dans le réseau, la connaissance d'un domaine n'est plus détenue par une seule personne. Minsky décrit l'apparition inattendue à partir d'un système complexe d'un phénomène qui n'avait pas semblé inhérent aux différentes parties de ce système. Ces phénomènes émergents ou collectifs montrent qu'un tout peut être supérieur à la somme des parties . Les Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) par leur puissance de traitement, par les moyens de communication, par un accès accru à l'information confrontent l'individu à une mémoire immense. Elles le mettent au coeur d'un système cognitif distribué, étendu, sans cesse renouvelé, qu'il habite. Ces nouvelles possibilités et l'immensité des savoirs accessibles ont des revers. La complexité d'un tel système, en termes d'hétérogénéité des sources, de formats, d'outils de traitement, de dynamique, doit rester compatible avec les possibilités cognitives limitées de l'individu. Quelles sont les possibilités offertes pour augmenter nos capacités de traitement et de production face à un environnement informationnel augmenté ?
La mise en réseau des espaces documentaires nous installe au coeur même du dispositif technique qui constitue une mémoire. B. Stiegler [Stiegler 1988] nous rappelle que la mémoire est dynamique. C'est en interagissant avec son environnement que l'utilisateur constitue sa mémoire de travail. De cette interaction émergent de nouvelles informations, de nouvelles connaissances, de nouvelles possibilités d'interaction par la recherche de liens "fonctionnellement adéquats" compatibles avec son intention initiale.
Pour E. Alliez [Alliez 1993], la question n'est plus celle de la dépendance méthodologique de l'objet par rapport au sujet, mais de l'auto-constitution ontologique d'un nouveau sujet à partir de ses objets.
Il y a un enjeu politique majeur, une urgence à penser l'articulation entre l'humain et le technique, et à envisager les conséquences politiques, culturelles immédiates. Pour nous, la notion d'information est intimement liée à celle d'inscription et de mémoire, car elle se matérialise à travers des dispositifs de stockage, de traitement et de communication qui viennent compléter l'intelligence humaine au moyen des technologies intellectuelles. Les TIC, la mise en réseau des connaissances, la mondialisation des circuits de distribution de l'information induisent de grandes modifications pour les activités intellectuelles, dont nous souhaitons ici aborder quelques aspects épistémologiques, cognitifs, organisationnels et politiques. Ceux-ci doivent être considérés au regard des composantes de l'intelligence collective et de l'émergence de nouvelles approches concernant la gestion de gisements de connaissances et de mémoires.
Les sciences de l'information, les sciences dont nous empruntons les modèles théoriques, se transforment au cours du processus de réflexion pour inclure le technique dans nos modes de pensée, ce qui nous amène à repenser l'interdisciplinarité (entre la philosophie et les sciences des techniques) en terme de spécificité indéterminée. La pensée politique qui en découle nous incite à adopter une vision essentiellement non hiérarchique et non transcendantale. Les notions d'émergence et de distribution associées à la notion de technique, de temps, d'espace sont au coeur de cette problématique.
Nous allons présenter l'information du point de vue de la constitution des mémoires collectives, à travers les concepts d'auto-organisation et d'émergence et du point de vue de la construction des intelligences collectives. Nous présenterons la question de la constitution des mémoires en représentant l'information dans des systèmes d'information, considérés en tant que prothèses de mémoire. L'étude des modes de recherche d'information et la réflexion sur la connaissance en tant qu'internalisation/appropriation de l'information nous invite à présenter le réseau comme un espace/temps enrichi de la présence et de la connaissance des autres. Les notions d'auto-organisation et d'émergence nous permettront d'aborder la question de la coopération et de l'organisation hypertextuelle des savoirs.
Selon Stiegler, la généalogie de la relation entre l'humain et
le non humain est très originale et permet d'introduire les
notions de finitude, d'altérité, de matière.
La question de la mémoire humaine pose une question fondamentale.
En effet, un homme ne peut pas découvrir ce qu'il sait et ce qu'il ne
sait pas. Il ne peut pas chercher ce qu'il sait, parce qu'il n'en a pas besoin
et il ne peut pas chercher ce qu'il ne sait pas car dans ce cas, il ne sait
même pas ce qu'il cherche. Se souvient-il, reconnaît-il ? Pour
répondre à cette question, il faut effectuer une distinction
fondamentale entre les deux modalités du temps : celle de
l'éternité de l'esprit, et de l'immortalité de l'âme
(transcendance du temps) et celle du temps qui passe (le corps condamné
à la mort et à la corruption). Le mythe du souvenir institue une
opposition entre le corps et l'esprit, l'infini et le fini, l'empirique et le
transcendantal, le logos et le techne, la forme et la matière. Le mythe
du souvenir entretient cette logique d'opposition et hante la transcendance.
Apprendre à se souvenir, c'est introduire une distinction entre
l'éternité et le temps qui passe. La notion de mémoire
permet de supprimer l'opposition métaphysique entre deux types
d'être, de vie, d'intelligence, de mémoire.
I
- Evolution historique des modes de traitement de l'information
H. Atlan [Atlan 1979] et E. Morin [Morin 1986] parlant de mécanismes de
mémorisation chez l'homme, signalent que nos systèmes mentaux de
compréhension nous permettent d'intégrer des données et
des événements qui obéissent à un certain nombre de
principes d'ordonnancement que nous appelons des paradigmes ou encore
catégories. Pourtant, on ne se rappelle pas forcément ce qu'on a
l'impression d'avoir compris : en lisant, il faut pratiquer une lecture
active, ce qui constitue un véritable apprentissage pour retenir,
mémoriser les faits. Il faut, pour cela, les avoir isolés, les
avoir intégrés dans des ensembles organisés par le sens
pour pouvoir les réutiliser activement par la suite. L'abstraction qui
conduit aux idées résulte d'un brassage d'associations, de
classements thématiques. Retenons qu'il est difficile, voire impossible
de refeuilleter le séquentiel.
La
question de la mémoire.
Les processus de stockage et de récupération de l'information dépendent des modes de matérialisation de l'inscription. H. Atlan [Atlan 1979] souligne que la mémoire est un espace ouvert, contrôlé par une sorte de métacatégorie qui en gère l'organisation matérielle et permet à la nouveauté de trouver un lieu d'inscription. En effet, il faut la réalité d'une inscription, d'un enregistrement pour que l'oubli ne reste qu'un enfouissement provisoire. Endel Tulving [Tulving 1986] de l'Université de Toronto distingue les mécanismes de stockage des faits des mécanismes de récupération. Le stockage est une conservation, la récupération une réactualisation du souvenir. Pour s'y inscrire, l'information est transcrite dans des codes acceptables. La mémoire humaine est composée de plusieurs codages, successifs et différents : visuels, graphiques, auditifs, lexicaux et sémantiques. Les paramètres de stockage permettent de retrouver l'information. Plusieurs épisodes peuvent être accrochés au même indice : plus le nombre d'épisodes est grand, moins l'indice est spécifique. Le sauvetage de l'oubli basé sur une théorie d'une mémoire épisodique se fait par stockage d'éléments du contexte : ainsi, dans notre cerveau, toute information est stockée avec son contexte spatio-temporel.
Toute mémoire est affectée de technique, est artificielle,
s'acquiert. On apprend à se souvenir, comme on apprend à oublier.
Une étape marquante de cette réflexion concerne le processus
d'extériorisation (un processus de "prophétisation
du corps") dont Leroi-Gourhan fut un penseur essentiel. B.
Stiegler, dans la conférence finale du colloque de Compiègne,
indique : On appelle technique quelque chose qui est transmis
en dehors du corps, qui se transmet de génération en
génération, qui est pris dans un processus
morpho-génétique qui surdétermine son
évolution. Le corps humain augmenté de ses
prothèses, et en relation originaire avec elles, est avant tout une
mémoire de techniques innombrables : le corps humain ne peut
survivre que dans les relations qu'il entretient à des objets, objets
dont il hérite, présents avant sa naissance, avec lesquels il
apprend à vivre dès qu'il naît. L'homme est un processus
d'extériorisation, un processus au cours duquel l'accès de
l'homme au temps et à la culture se développe au travers de la
mémoire en tant que relation entre l'humain et l'objet technique. Avec
les objets techniques, nous héritons d'une mémoire collective
rendue utilisable par la plasticité du système nerveux central du
corps humain. Le geste appris permet de réaliser ce couplage du mort au
vif, ce geste est une inscription, dont la réalité est une
mémorisation.
Mémoire
et technologie
Paradoxalement, le vivant est l'inscription de notre mémoire, il est un phénomène de mémoire. Le vivant, celui qui peut mourir, repose sur une mémoire génétique (la mémoire de l'espèce) et une mémoire épigénétique (la mémoire de l'individu). Le corps humain augmenté de ses prothèses et en relation avec elles est une mémoire unique, mais aussi une mémoire des techniques innombrables dont la plus grande partie est l'héritage de la mémoire de ceux qui les ont produites. La socialisation (réussie) de l'individu repose sur l'appropriation des objets et des théories qui les supposent. Ainsi, le corps humain incorpore des schèmes qui ne sont pas inscrits dans sa mémoire génétique et qui sont transmis par le monde des objets quotidiens avec lesquels il apprend à vivre, à co-habiter. La troisième mémoire (culturelle et moyen d'expression) est appelée par Leroi-Gourhan "mémoire socio-ethnique" ou "mémoire des objets techniques". Le corps humain augmenté de ses prothèses et en relation avec elles est donc, lui aussi, une mémoire de techniques. Nous parlerons alors d'inscription corporelle de l'esprit.
Toute technique est prise dans un processus qui surdétermine son
évolution. La construction des gestes est un mécanisme
d'appropriation et d'intériorisation. Les objets quotidiens transmettent
des schèmes comportementaux et indiquent la nécessité
d'apprentissages.Toute mémoire est affectée de technique, donc
artificielle. On apprend à mémoriser à travers ce couplage
entre le corps de mémoire et les instruments, eux-mêmes objets de
la mémorisation, d'héritage, tecknés en constante
évolution. Tout ce qui s'inscrit se mémorise, tout ce qui
s'inscrit, s'apprend dans un processus d'inscription / expression,
d'intériorisation / extériorisation.
La mémoire est formée de l'histoire des actions individuelles
conditionnées par l'état des mémoires collectives en tant
que mémoire de l'évolution technologique, des savoirs et des
savoir-faire. Le processus de la mémoire concerne aussi bien le
résultat que les conditions de la production, tous deux le support de la
mémoire des chaînes opérationnelles qui l'ont produites,
conservant la trace des événements passés
épigénétiques. La dynamique de la mémoire dépend de la nature
matérielle de techniques de mémorisation externe qui est
caractérisée par des critères de stabilité, de
reproductibilité, de transmissibilité, d'accessibilité.
L'apparition de toute technologie nouvelle entraîne deux phases : la
grammatisation et la normalisation.
Théorie
de l'évolution des techniques
Le langage s'est développé dans un processus socio-technique et géopolitique de description des idiomes par lequel l'Occident a exercé sa domination sur les autres civilisations. L'analyse de la langue a permis d'étendre la compréhension d'une langue à toutes les langues et l'homogénéisation mondiale du savoir linguistique. La grammatisation du langage a entraîné l'apparition de l'écriture alphabétique, sa normalisation à travers la rhétorique et la grammaire.
De même, l'imprimerie a bouleversé le rapport au savoir en introduisant un mode de transcription qui identifiait les auteurs, les sources de connaissance et qui permettait leur reproduction, leur diffusion. L'imprimerie a permis la multiplication des dictionnaires et de grammaires et la normalisation orthographique et typographique, ainsi que la possibilité d'identification des auteurs et la multiplication des ouvrages.
Avec l'évolution technologique du papier à l'ordinateur, les pratiques collectives de transmission et de création des savoirs ont modifié en les transformant les modes de production et d'organisation des savoirs. La langue est numérisée. La révolution actuellement en cours concerne le multimédia, le cédérom, les réseaux et s'exprime à travers l'hypertexte.
Si toute prothèse extérieure ou technologie est un phénomène de mémoire et entretient un rapport avec le corps, l'expérience est médiée par ses modes d'inscription.
Qu'en est-il à l'heure des réseaux de réseaux ? Qu'est-ce qui se grammatise ? Qu'est-ce qui se normalise ? La mise en mémoire neuronale ou informatique implique l'inscription, la différentiation, la mise en évidence de niveaux et de catégories. On peut se demander comment sur un ordinateur, a fortiori un réseau d'ordinateurs, peuvent être stockées des millions d'informations. On peut se demander aussi comment on les retrouve, comment les informations sont classées systématiquement accompagnées de codes alphanumériques qui leur assignent une adresse spécifique. De plus, l'individu produit aussi de la connaissance, qu'il inscrit dans des livres, des articles, en tant qu'effets de production de son activité intellectuelle. Les technologies de la mémoire participent à la production, à la transmission et à l'appropriation des connaissances et affectent les modes d'apprentissage ainsi que la dimension sociale de la production et de l'organisation des objets de connaissance.
Les tâches qu'il préconise, sont : collecte de l'information en bibliothèque, analyse et résumé, redistribution systématique des données dans des fichiers ou des dossiers, codage. Il invente des normes technologiques et crée un catalogue standard. Parallèlement, il met en place des systèmes de recherche d'information. Les résultats des recherches sont copiés, mémorisés, conservés dans un véritable effort de capitalisation des connaissances. Le degré de généralité ou de spécificité de chaque question est déterminé par le contexte.
L'organisation rationnelle que recommande P. Otlet, dénonce la tendance, regrettable selon lui, à diviser le centre et à éparpiller les fragments en différents endroits en la diffusant du centre vers la périphérie : mirage de la connaissance totale, vue comme un corps actif d'opinions basé sur un entrepôt d'informations organisées pour favoriser la connaissance humaine. L'organisation du travail est basée sur la coopération de travailleurs individuels utilisant des standards de collecte et de traitement pour la création d'ensembles documentaires et leur gestion. Chaque publication scientifique fait l'objet d'un processus de division, de dissection. La base conceptuelle de ce travail repose sur l'enregistrement analytique, monographique, unique d'une unité d'écriture pour détacher (déconstruire) ce que le livre amalgame, pour réduire la complexité du contenu d'un ouvrage à des éléments séparés qui correspondent à la division intellectuelle des idées. L'idée de faciliter la consultation de l'information malgré les erreurs et les redondances prévaut , ainsi que l'intention de libérer ce qui a de la valeur en disséquant, en extrayant l'information. Ce travail énorme tend vers la création d'un livre universel par discipline afin de relier entre eux les différents matériaux qui existent dans les différents ouvrages et créer une encyclopédie "idéale" qui condenserait, synthétiserait, généraliserait toutes les données, pour ainsi permettre de relier connaissance à action.
Pour lui, l'information est fondée sur l'interaction de deux éléments : l'organisation d'un système et des idées qui sous-tendent les documents, entre lesquels il définit des liens causaux et matériels. Il parle aussi d'ensemble de données reliées entre elles par des artefacts de gestion de l'information, de réseaux de communication savants. Par bien des aspects, ce travail de visionnaire introduit de nouveaux concepts qui sont toujours de mise de nos jours : technologies de l'information, techniques de recherche d'information et stratégies de recherche, émergence du sens à l'aide de tableaux et de cartographies pour représenter les aspects historiques, scientifiques et les grands thèmes. Ainsi a-t-il mis à jour les éléments invariants qui ont affecté la mise en mémoire de l'information dans les systèmes pour en gérer les accès.
L'information mémorisée prend son sens dans un contexte précis qui renvoie au traitement qu'elle subit, ainsi qu'aux deux systèmes qui lui sont nécessaires pour s'actualiser (émetteur-récepteur). L'information est définie par son objet, mais aussi par ses modes de représentation. C'est dire l'importance de la question de l'organisation de l'information, du fonctionnement de cette organisation pour son usage. C'est toute la question de l'organisation et des capacités d'apprentissage et d'adaptation tant de l'homme que des systèmes d'information, des machines intellectuelles qu'il a lui-même produites et qu'il utilise. Cela revient à se demander comment les choses se sont organisées, ont évolué, se sont complexifiées par le jeu même de leurs interactions réciproques.
L'approche systémique, appliquée aux systèmes d'information que sont les bases de données, décrit le stockage et la restitution d'information comme un système défini par une structure et des flux de communication avec son environnement. L'évolution de tels systèmes est assurée par un mécanisme de rétroaction, permettant de mesurer des écarts avec l'environnement et de modifier son comportement, dans certaines limites à travers un modèle de traitement de l'information.
Dans un environnement donné, l'information peut être considérée comme un ensemble de données qui, présentées d'une certaine manière (structurée) et au bon moment, vont améliorer la connaissance d'une personne qui en la recevant va pouvoir réaliser une tâche ou prendre une décision particulière en fonction de ses intentions originelles.
Une même donnée peut conduire à plusieurs informations selon le sujet ou le contexte. L'introduction du traitement des données dans la production de l'information montre la nécessaire coopération de différentes approches nécessaires au traitement de l'information: computationnelle, sémantique, technique et cognitive. Le traitement des données ressemble donc à un processus d'ajout de la valeur qui repose sur les opérations suivantes : le regroupement, la manipulation et l'organisation ; l'analyse et l'évaluation du contenu ; la mise en contexte en fonction des besoins de l'utilisateur.
Cette approche considère les données comme des "ressources" que l'on transforme en "produits informatifs". Ainsi l'information est la résultante de données traitées et converties sous une forme répondant aux besoins d'utilisateurs. Chaque information a des propriétés qui sont : la vitesse de circulation, l'origine, l'itinéraire de traitement qui agiront comme indicateurs de sa durée de vie, sa fraîcheur, sa fiabilité autant d'éléments accessibles et signifiants pour l'utilisateur et son système d'interprétation (qui s'enrichit). L'information-processus suppose l'existence et la distinction de différents niveaux d'information : de l'information "primaire" ou "brute" à l'information de plus en plus élaborée. La création de champs interrogeables permet de présenter l'information selon une architecture particulière et correspond à une organisation informatique particulière. Ce type de traitement permet aussi de représenter les contenus de l'information. Ici, la notion de représentation est associée à celle de mise en mémoire et de communication.
Les langages documentaires et les normes sont ici à l'oeuvre avec leurs classifications, leurs langages documentaires formels liés à l'organisation de champs indexés. Le traitement repose sur des éléments paratextuels : nom d'auteur, mots du titre, éléments textuels avec l'attribution des mots-clés ou descripteurs, et se fait à travers le catalogage, puis la description et l'analyse ou indexation. Les mots utilisés agissent comme des opérateurs de structuration pour des domaines scientifiques et des secteurs d'intérêts à des moments donnés. Ils correspondent à une lignée historique des savoirs, à une organisation intellectuelle de ces mêmes savoirs à travers les langages formels que sont les plans de classification, les lexiques, les index, les thesauri. Ces langages représentent à la fois des clés pour comprendre le traitement subi par l'information mémorisée dans le système et une clé de communication pour se repérer dans les savoirs ainsi représentés et mis en système. Ces traitements s'effectuent à travers des formalismes, des langages formels, qu'il s'agisse des langages de programmation, des architectures de systèmes documentaires en champs interrogeables, mais aussi des langages documentaires eux-mêmes liés à la notion de normes (de catalogage et d'indexation) qui structurent l'information et par là même en pré-conditionnent l'accès.
L'information en tant que message ne représente qu'une part faible de la communication, elle est considérée comme n'importe quel élément ou signe pouvant être transmis ou stocké. La communication désigne un cas particulier de l'information-processus car elle suppose l'existence d'un échange, d'une information de retour. En bref, la communication est un échange interactif d'information entre des individus (et / ou des groupes) et un système ; au cours de cet échange, chacun est respectivement émetteur et récepteur. D'un point de vue informatique, on considère la communication comme l'ensemble des interactions entre deux groupes d'acteurs. Ces opérations s'effectuent au moyen de règles et de protocoles élaborés afin de mieux coopérer avec les réseaux de transport d'information disponibles, avec des protocoles et langages de communication propres à chaque outil. La communication désigne un processus ou une succession d'actions par lesquelles on effectue l'action de s'informer en même temps que le résultat du processus (volume, variété des informations obtenues) liant l'utilisateur à son environnement.
Recevoir de l'information activement pour en restituer, c'est communiquer. La réception d'un message n'est pas un enregistrement passif, puisque l'individu sélectionne certains éléments de l'information en fonction de ses motivations, de ses attitudes sociales, de ses attentes, mais aussi de la tâche à accomplir. Les faits de la communication du savoir (écologie cognitive) passent par des filtres individuels et socioculturels, mais aussi par des traitements qui sont les constructions d'un être collectif permettant le transfert de l'information.
Ce modèle très hiérarchisé basé sur la représentation de l'information dans le système pose le problème de son utilisation, de sa mise à jour et oppose la structure de la base au modèle mental de l'utilisateur lors de leur interaction. Pour être utile et utilisée, l'information doit avoir un caractère utilitaire, incarné. En effet, une donnée ne devient information que si elle peut être intégrée à une activité mentale dans un but de décision, d'action ou d'acquisition de connaissances.
A l'heure de la mise en réseau de l'information, les systèmes traditionnels de modélisation et de représentation de l'information s'avèrent insuffisants pour décrire la complexité de la situation à cause du caractère distribué, mouvant et hétérogène de l'information. Ils correspondent à des univers clos et ne conviennent pas à des mondes ouverts en particulier au monde interactif des réseaux de réseaux, dont la configuration la plus connue à l'heure actuelle est l'Internet.
Le changement de forme de l'information, sa virtualisation, induisent de nouveaux rapports à l'information, et un nouveau rapport à la connaissance. Mais, phénomène plus important encore, l'ingénierie simultanée des fonctions invariantes de l'organisation d'un système d'information (mémorisation, traitement, communication, ...) donne lieu à la création d'une mémoire collective dont les caractéristiques majeures sont l'hétérogénéité et la distribution.
Son hétérogénéité vient de :
La connexion des différents réseaux d'information entraînent une rupture radicale des repères cognitifs antérieurs causée par la mise en circulation accélérée des informations. L'organisation de cet espace échappe à tout contrôle centralisé. Par contre l'individu se trouve au centre d'un dispositif virtuel dont il n'a ni maîtrise, ni perception globales. Les processus sociaux et les échanges en cours introduisent une forme d'organisation venant de l'intérieur. L'environnement et le réseau constituent un espace de travail intellectuel collectif où les êtres, les signes, les choses trouvent une dynamique de participation mutuelle et échappent aux séparations des territoires [Noyer 1994].
Ainsi, la notion de mémoire collective est liée à un système d'inscriptions matérielles externes collectivement produites, interprétées ou modifiées suivant les histoires personnelles des individus et la structure des organisations dans lesquelles ils évoluent. Le réseau permet d'entrer dans un processus de mémoire collective, de mutualisation des savoirs à travers la création, la mise en place et la distribution de l'information sur les supports de mémoire. D'après C. Lenay, l'incarnation de la mémoire d'un groupe repose sur trois composantes : la mémoire externe des inscriptions dans un contexte partagé, la mémoire des individus, la mémoire organisationnelle liée à la structure de leurs relations interindividuelles. La mémoire de la connaissance collective se crée à travers tous les acteurs et le réseau des communications interpersonnelles. L'enchevêtrement des structures organisationnelles et des diverses techniques rend difficile la distinction entre connaissances individuelles et connaissances collectives au regard de l'inscription, de la répétition, du transport de l'information.
Ces alliances complexes reflètent de nombreuses communautés de pensée, des traces intellectuelles en train de se construire qui nous rappelle qu'il s'agit de l'invention de l'homme, de sa création dont il est question ici. Mais la différentiation du cortex est déterminé par l'outil autant que l'outil est déterminé par l'homme [Stiegler 1994]. La mémoire collective se comporte donc comme une trace incomplète en cours de production et suppose à la fois des principes non plus simplement organisateurs, mais aussi auto-organisateurs grâce à la construction de collaborations à travers les notions d'intégration de buts, d'enseignement réciproque, de conscience mutuelle.
Les campus et le monde de la recherche constituent des réseaux d'information distribués, un espace cybernétique peuplé de personnes qui peuvent vivre dans l'univers de la communication électronique (messagerie, bases de données) et dans un environnement d'information collectif qui concerne de nombreux utilisateurs et offre de multiples manières de coopérer avec les machines et/ou avec des pairs, quel que soit le lieu où ils se trouvent.
La prise de conscience du caractère distribué, fragmenté de la production/consommation d'information vient se superposer à celle de la coopération accrue entre l'homme et la machine qui médiatise le dialogue et l'articulation de ces espaces, de ces différents points de vue connectés. Il s'agit encore une fois de faire coopérer entre eux des systèmes conçus séparément. Le tout est définitivement hors d'atteinte. Le sens n'est pas donné. La direction doit être découverte par chaque utilisateur en fonction de ce qu'il désire faire, de ce qu'il souhaite chercher.
Les protocoles de communication IP (Internet Protocol), dont les capacités de transport, la vitesse et les possibilités de liaisons ne cessent de croître et les logiciels d'application sont à la base de ce dispositif. Ils permettent d'accéder à des informations sous diverses formes (synchrone et asynchrone) et différents formats (e-mail, navigateur HTTP). Mais une des caractéristiques est l'accès malgré la distribution et l'hétérogénéité : équipements, publics, nature d'information, intérêts. Les données sont localisées à une adresse unique, à une personne (à son adresse) ou à un groupe de personnes (qui toutes ont une adresse et qui appartiennent à ce groupe) et à un protocole de communication qui correspond à une fonction spécifique. Le protocole de communication utilisé suppose un format particulier des données qui sont transmises à un correspondant. Ces données sont transférées d'un lieu particulier, à un moment donné, par les technologies de communication, au moyen des supports informatiques. On correspond avec une personne par le biais de son adresse, on retrouve une information essentiellement par son adresse.
Le texte écrit circule de façon prépondérante dans ces réseaux interconnectés (Internet). Le document écrit (ouvrage, article) est numérisé. De nouvelles formes de documents intégrant notamment le numérique et le multimédia font leur apparition. La forme affecte la signification, le changement de forme est une manière de rendre visible les transformations [Solaris 1994]. Cette modification en entraîne d'autres qui modifient les états du texte : la collecte, le stockage, la mise en forme, l'exploitation à travers les conditions de transmission et de dissémination. Cette apparente dématérialisation couplée à la puissance d'intégration des ordinateurs connectés en réseau autorise une forme d'ubiquité en permettant aux ressources d'être à la fois "ici et là". De plus, le numérique et le multimédia entraînent la découverte de nouvelles catégories d'information. La dissociation des supports habituels, par le passage du texte à l'écran, par l'écriture en hypertexte permet diverses interventions sur le texte : de la lecture à la récupération en local, à la communication directe avec l'auteur ou plusieurs auteurs ou lecteurs, à la ré-écriture du texte original si on le souhaite.
L'ouvrage imprimé (sa forme, sa mise en page, son apparence), sa culture, son économie sont modifiés. Ce changement de forme modifie les conditions de son héritage culturel. Pourtant il peut être considéré en tant qu'unité de ressource : il est localisable ainsi que sa description catalographique et la machine sur laquelle on le lit. Le lieu est ainsi géographiquement virtualisé, mais toujours repérable. Le mythe des bibliothèques idéales, de la bibliothèque d'Alexandrie à la bibliothèque de Borges s'en trouve modifié lui aussi, ainsi que l'utopie du livre unique de P. Otlet. L'ubiquité du livre est réalisée hors de la matérialité des murs, a-topie qui dépasse la perspective d'un savoir localisé, maîtrisable.
Fonctionnalité | Type | Caractéristiques |
Communication | Réseau, micro, numérique
la station de travail Logiciels Multimédia, sollicitation de systèmes perceptifs différents |
Les activités intellectuelles sont médiées par l'ordinateur. |
Production : écriture en dynamique | Archivage Marquage de texte pour mise en mémoire |
Communication immédiate |
Ressources diverses |
|
Associés à des logiciels de recherche documentaire et de traitement de texte |
Traitement | Hypertexte
|
URL (Uniform Research
Locator) : on peut localiser tout document HTML (Hypertext Markup Language |
Nature de l'information | Multiple et hétérogène | La notion de nature et d' "ensembles"de l'information n'est plus une priorité |
Mise à jour | Changement permanent | Vitesse de la pensée |
Changement de statut de l'utilisateur | Participant et impliqué |
Ressource d'information Créateur d'information confronté à la masse d'informations |
Tableau 1 : Les caractéristiques des environnements Internet
Pierre Lévy parle de pratique sociale continue du savoir comme continuum vivant en constante métamorphose [Lévy 1994], qui affecte la production du savoir et l'accès au savoir de façon dynamique et qui permet une transformation immédiate du texte initial : lecture, consultation, annotation, prise de note, surlignage par machine interposée, renvoi à des sources conceptuellement voisines. Désormais, il est difficile de concevoir les situations dès leur création sans tenir compte du changement constant, inhérent à ces systèmes à forte dynamique. Le Web et l'hypertexte créent des espaces de discussion et de rhétorique, où s'expriment la conscience mutuelle que chacun a de l'existence d'autrui et de sa présence, une communauté et une complicité.
On peut produire ou rechercher des connaissances accessibles en ligne, qui sont souvent pour la première fois à portée de main. Le dialogue homme-machine interactif sur le mode conversationnel, mais aussi un dialogue homme-machine-hommes à plusieurs voix s'impose par le biais du courrier électronique, de forums ou de listes de diffusion par lesquels on peut entamer un processus d'échanges d'informations ou de documents pour effectuer un travail individuel ou collectif de lecture ou d'écriture.
C'est parce que je comprends les règles qui gouvernent mes actions, celles d'un autre individu ou d'un agent ou d'un groupe, parce que je comprends les règles et le terrain dans lequel tout se déroule que je peux prévoir certains résultats sans avoir à calculer chaque interaction en jeu et que je peux analyser les résultats pour qu'ils me fournissent des symétries qui ont déjà un sens pour moi. Cela suppose que je possède déjà des connaissances, exactement comme une recherche d'information repose sur un embryon de réponse que je possède déjà.
De même que les textes explicites inscrits sur papier ou sur support informatique ne contiennent pas les moyens de leur compréhension, l'information contenue dans les banques de données ou les réseaux documentaires font mieux ressentir l'écart qui existe entre les réservoirs de données, l'information et les connaissances. Le simple transport de l'information n'est pas transmission des connaissances. L'accès aux ressources et l'appropriation des mots et autres signes transitant dans les réseaux d'information nécessitent contexte, compréhension, interprétation qui font impérativement partie d'un apprentissage. Ceci est d'autant plus vrai dans Internet.
La recherche de la connaissance produit une organisation mentale plus que jamais "poussée par l'intention". L'information se transforme en connaissances dans la circulation des flux par l'interaction de chacun. La connaissance se structure autour d'intentions scientifiques, pédagogiques (ou commerciales) initiales et aussi d'attracteurs qui permettent de cartographier les espaces documentaires et servent de moyens de repérage et d'orientation. On assiste à la construction récursive d'une expérience de pensée et de constitution des savoirs, ainsi qu'à l'émergence d'une vision compréhensible malgré la diversité des points de vue exprimés.
La réalité virtuelle s'appuie sur la non linéarité, l'émergence, l'association d'idées, mais aussi la coopération, la collaboration où s'exprime l'aspect collectif du travail intellectuel. Dans l'environnement complexe de la communication interactive et multimédia créé par la mise en réseau des mémoires numériques multimedia, qui s'adressent à tous les sens et à tous les canaux de perception, l'individu s'exprime par des pratiques mouvantes et diverses. C'est un communicateur, un auteur qui produit de l'information qu'il transmet et partage, un interprète-traducteur qui coopère avec des objets conçus séparément, situés dans des environnements géographiquement distribués. Il cherche de l'information, la récupère, la compare, la filtre. Il la transmet s'il le souhaite à une personne de son choix. Il se trouve dans un processus permanent où il met en jeu l'interaction entre information et connaissance dans un processus permanent de recherche, altération / création, externalisation / internalisation. Il devient aussi un data-miner (il essaie de faire parler les informations obtenues) en combinant, intégrant plusieurs niveaux d'information. Parallèlement il peut devenir s'il le souhaite un animateur de réseau ou un producteur d'information.
Pour lui, l'espace instable se transforme en permanence par la circulation rapide des flux dans un espace-temps générateur des temporalités complexes. C'est bien à partir de ce qu'il sait, de sa propre culture informationnelle, "de l'inscription corporelle de son esprit" qu'il fait émerger son comportement de recherche ou de production d'information, qu'il utilise ces supports pour développer de nouvelles associations et de nouvelles analogies. C'est ce que nous allons étudier en évoquant quelques modèles théoriques concernant la transformation de l'information en connaissance.
La connaissance correspond à une intention particulière, elle permet l'action, car elle a une finalité spécifique (stratégie et téléonomie). La connaissance est un processus humain dynamique pour justifier une croyance personnelle.
Information et connaissance parlent de sens, dépendent du contexte et sont relationnelles, complexes.
Connaissance et information entretiennent des liens avec la mémoire pour l'action et, toutes deux vont mener vers la décision d'acquérir une information nouvelle lorsque l'action à accomplir requiert une nouvelle information pour lutter contre l'incomplétude, l'incertitude.
L'information a aussi la particularité de pouvoir être considérée à partir de deux niveaux : syntaxique et sémantique, qui historiquement ont été considérés comme opposés et qu'il s'agit aujourd'hui de réconcilier et de dépasser.
Le fait d'aborder la question de l'information par le "stratégique" (le but, la direction, l'intention) nous permet de classer, hiérarchiser les données, faire des prédictions sur l'utilité ou la portée d'une information ou encore juger de l'adéquation de nos moyens pour obtenir de l'information pertinente (au regard des objectifs), pour utiliser l'information disponible nécessaire à nos actions et décisions. Cette information va, à son tour, engendrer une différence dans une séquence ultérieure d'événements [Link-Pezet 1989]. J. C. Courbon, à la suite de Ferdinand de Saussure [Saussure 1982], la définit comme l'ensemble constitué par le signe et le code lui donnant une signification [Courbon 1993].
Cet ensemble émerge de la traduction effectuée entre les problèmes traités et les compétences mobilisées pour résoudre un problème. Cette traduction, cette mise en relation entre une donnée et sa signification établit une relation entre des tâches à réaliser, des champs d'intérêts, des problèmes à résoudre et affectent une personne isolée ou en relation avec d'autres personnes à travers des enjeux (économiques, culturels, politiques et sociaux) et des réseaux d'acteurs. Le contenu informationnel et la pertinence (le niveau d'intérêt de l'information obtenue au regard des objectifs) dépendent du sens qui émerge des relations mises en évidence entre les données obtenues à partir d'un traitement computationnel et/ou cognitif. L'information obtenue ne devient information qu'aux yeux du récepteur du message qui l'intègre dans son réseau de connaissances et de croyances.
Je ne peux rien si je ne me situe a priori dans l'espace et le temps [Costa de Beauregard 1988] : l'espace est constitué d'éléments qui coexistent, le temps est vu comme une succession d'événements : présent du passé, présent du présent et présent du futur. Il s'agit bien de repenser la division fondamentale entre le transcendental et l'empirique et de poser à travers la notion d'information matérialisée, mémorisée dans des systèmes d'information en réseau la question de l'évolution des techniques dans le temps et de s'interroger sur la dynamique particulière à l'évolution technique. La réflexion sur technique et temps nous amène à envisager la technique à l'intérieur du temps. Avec les technologies de l'information et de la connaissance, le technique devient constitutif de la temporalité et de la "matière inorganique organisée", du passage du génétique au non-génétique. En donnant accès au temps et à la mémoire, en reposant la question de ce qui est spécifique à l'humain, la technique permet d'étudier l'auto-organisation de la connaissance humaine à travers les dispositifs individuel et collectif. Penser la relation entre l'humain et le non humain (à travers les outils qui donnent accès au temps et à la mémoire) pose la question de l'intelligence et la culture, du technique et du symbolique.
La pensée post-formelle a tenté progressivement d'aborder ces aspects en prenant en compte l'aléa, la perturbation, l'incertitude et le but, la dynamique du changement. Cette différence s'est exprimée à travers des modèles de transition qui marquent cette évolution prenant appui sur la notion de rationalité limitée (modèles INRC, IDC, la dialectique des moyens et des buts) ont tenté de la surmonter. La théorie des systèmes complexes est marquée par l'apparition des notions d'émergence et d'auto-organisation. Adaptation, récursivité et co-spécification indiquent l'ouverture et la capacité à apprendre en intégrant la nouveauté. La notion de fonctionnement en réseau du cerveau humain et de connexions plus ou moins fortes distribuées apparaît, ainsi que la prise de conscience du caractère stratégique, contextuel et culturel de toute activité intellectuelle reposant sur l'acquisition d'information orientée par une intention. Au-delà du décodage de l'information, des modèles d'interprétation, la question de renforcement des liens nous renvoie à notre culture, à l'inscription corporelle de nos connaissances, à notre mémoire socio-ethnique.
Michel Polanyi fait la distinction entre les niveaux tacites et explicites de la connaissance [Polanyi 1966]. La connaissance tacite est personnelle, très liée au contexte, difficile à formaliser et à communiquer. La connaissance explicite peut être transmise dans un langage formel et systématique. Les individus parviennent à la connaissance à partir de l'exploitation organisationnelle et créatrice qu'ils font de leur propre expérience. On distingue la connaissance créée par des individus et par eux seulement. Le contexte est le lieu où le processus d'amplification se produit à travers une communauté d'interactions en expansion (dimension ontologique). La dimension épistémologique concerne, quant à elle, les niveaux de connaissances et établit une distinction entre la connaissance tacite et la connaissance explicite de l'individu. La clé de voûte de la conversion de connaissances est la mobilisation de la connaissance et sa transformation d'un niveau tacite à un niveau exprimable.
Tacite | Explicite |
Subjective | Objective |
Connaissance de l'expérience (corps) | Connaissance rationnelle (esprit) |
Connaissance simultanée (ici et maintenant) | Connaissance séquentielle (ici et plus tard) |
Connaissance analogique (pratique) | Connaissance digitale (théorique) |
Tableau 2: Les deux types de connaissance [Takeuchi 1995]
La connaissance tacite concerne les éléments techniques, les savoir-faire acquis ou à acquérir, les habitudes de travail, la capacité à réaliser une tâche. Elle est mobilisée lors d'une recherche documentaire, car elle permet de trouver une réponse à une question à partir de l'environnement culturel d'une personne et de trouver les bonnes pistes de recherche.
Lorsqu'on parle de connaissance explicite, on évoque plutôt des modèles mentaux ou des formalismes qui sont mobilisés pour exprimer des faits qui peuvent être partagées sous une forme déclarative, conceptuelle, mais plutôt séquentielle qui permettent de communiquer à un autre niveau. Ce mode de coopération avec des personnes (ou des outils) se fait à travers des concepts par une exploration itérative : Bateson [1972] parle de connaissance analogique et connaissance digitale.
Les niveaux de connaissance tacite et explicite sont complémentaires et difficiles à séparer car intimement liées à l'expérience [Merleau-Ponty 1964] et donc au corps. Anderson [Anderson 1983] affirme que toute connaissance déclarative qui correspond à la connaissance explicite doit être transformée en connaissance procédurale (connaissance tacite) pour réaliser une activité. Mais le modèle d'Anderson considère que cette transformation ne se fait que dans un seul sens : du déclaratif (explicite) au procédural (tacite). Pour Takeuchi [Takeuchi 1995], la connaissance se développe sous la forme d'une spirale et passe d'un niveau à l'autre et cela de façon permanente.
Création de connaissances et organisation sont indissociablement
liées à la notion de processus, de processus de transformations
constamment à l'oeuvre. La connaissance se crée et se transmet
par interaction sociale en propageant à des niveaux différents
(dimension ontologique) le résultat des diverses étapes de
conversion de connaissances (du niveau tacite au niveau explicite) à
tous les niveaux de l'organisation. Toutefois, le point de départ de
tout le dispositif est l'interaction entre le niveau tacite et le niveau
explicite chez l'individu. La transformation ontologique du niveau de
connaissances implique l'interaction avec autrui. Le groupe est
nécessaire à la connaissance et au partage de connaissances, car
pour augmenter la connaissance, il faut la partager. Si la connaissance n'est
pas amplifiée par le groupe, la spirale de la connaissance ne se produit
pas.
III-
Faire coopérer plusieurs systèmes d'information émergents
ou coopérer avec eux
La science cognitive s'est centrée sur l'individu. La coopération et l'interaction nous entraîne vers la sociologie, l'anthropologie, l'ethnométhodologie pour aborder la question de la constitution ontologique du sujet par rapport aux objets. L'émergence est augmentée par la coopération. La signification émerge d'agencements collectifs d'énonciation (distribution sociale de la connaissance) qui coopèrent et communiquent. Le virtuel se réincarne dans le contexte, les mémoires s'enrichissent d'une mémoire collective qui se crée simultanément. On parle d'énaction pour évoquer une action incarnée dans un contexte social, dont le sens émerge a posteriori du contexte par propagation d'états de connaissance (internes et externes) qui seront converties en connaissance collective.
Les interactions du système cognitif avec son environnement conduisent à une sélection continue à travers un processus appelé couplage structurel. Lorsqu'on parle de couplage structurel, en biologie, on décrit la manière dont fonctionne le réseau de connexions mentales. On parle de couplage du premier ordre entre une unité et son environnement, du second ordre entre une unité dotée d'un système nerveux et ce système nerveux, un couplage du troisième ordre ou couplage social entre systèmes. L'analogie avec le système d'information est tentante, ainsi qu'avec la manière dont fonctionne notre cerveau lors de la recherche d'information.
Il n'y a pas de théorie formelle unifiée des propriétés émergentes, qui donnent une unité et une identité au système, même si le système est confronté à des modifications structurelles ou à des modifications de l'environnement. Le couplage structurel est un processus de comportement dynamique non figé, lié au sujet : il n'y a ni de transcendance, ni contrôle global. Cette configuration souple correspond à un agencement collectif où alternent ordre et désordre, clôture et ouverture, sens, absence de sens et émergence du sens. Lorsque deux individus sont en interaction (même si l'un d'eux est une machine ou interagit au travers d'une machine), ils redéfinissent continuellement leur contexte d'interactions à travers la taille des mondes dans lesquels ils évoluent.
La mise en réseau des systèmes d'information pose une alternative : soit une sursimplification (mode question-réponse), soit une grande complexification qui amène l'utilisateur à :
Cette perspective théorique s'applique au système de production de connaissance qu'est l'individu confronté à son environnement informationnel. Elle donne notamment un cadre de travail pour décrire la dynamique des relations entre le sujet et son environnement et la dynamique de la production des connaissances. L'émergence est augmentée par l'interaction et la coopération : la coopération améliore la performance. Le réseau autorise les connexions mentales appropriées, permet de suivre les changements, de renforcer les liens. Les difficultés conceptuelles concernent les aspects de traitement de l'information, les réponses fournies au regard des contextes (adaptativité et résonance) et de la notion de clôture. Les propriétés globales du système (locales et générales) sont liées aux capacités cognitives des participants, mais dépasse les capacités cognitives individuelles.
Dans une perspective théorique semblable, Hutchins fait de l'homme le site de l'information et propose le concept de cognition distribuée dans le cadre de l'étude de tâches réelles complexes [Hutchins 1995]. La cognition et les connaissances n'existent pas dans la "tête" des individus mais sont situées au niveau des interactions entre les membres d'une communauté d'agents qui doivent effectuer une tâche ou interagir dans un environnement donné. Pour lui, la communication n'est pas un simple processus de transfert de connaissance d'un agent à un agent, mais renvoie à la création d'une nouvelle connaissance collective qui n'est pas forcement intégrée en totalité par chacun des membres du groupe. C'est à partir de ce qu'il appelle locus of knowledge ou site de la connaissance mémorisée, incarnée, qui appartient à chaque individu et ce qu'il appelle des systèmes de connaissances socialement distribués, qu'apparaissent des propriétés cognitives non prédictibles. L'unité des propriétés cognitives se déplace du niveau individuel à un niveau d'analyse plus global afin de décrire et expliquer les propriétés cognitives d'un système. On ne fait pas d'hypothèses sur les processus cognitifs en jeu, on situe l'analyse au niveau des interactions entre agents dans un contexte donné qui lui-même n'est pas un ensemble stable. Le sens se construit et se transmet par ces interactions. Il donne l'exemple du poste de pilotage d'un avion composé des pilotes et de leur environnement informationnel, mais cet exemple peut s'appliquer à tout environnement complexe dynamique, comme la recherche d'information dans un réseau de réseaux ou la réalisation collective d'une tâche ou encore la réalisation de plusieurs activités intellectuelles qui se chevauchent. En effet, avec Internet, la distribution de l'accès à l'information se fait avec diverses machines, divers partenaires qui échangent des observations et participent à la construction d'un corps partagé de connaissances (propre à une communauté d'utilisateurs et d'experts d'un domaine), comme le prouvent des exemples des collaboratoires ou des forums spécialisés, ou encore de travail en réseau. Hutchins étudie la communication et la coopération à travers la propagation d'états représentationnels de connaissances internes (propres à un individu) et externes (qui appartiennent au groupe et aux supports d'information qu'ils utilisent). La formation dynamique de ces états sert de base aux actions coordonnées au niveau du groupe et se traduit à travers des comportements qui fluctuent en fonction des lieux d'observation. La trajectoire de la connaissance supplante le déterminisme (émetteur - récepteur) de la communication. La connaissance émerge de la propagation de représentations modifiées à travers différents media.
La coordination émerge des interactions du membre du groupe : elle se construit dans un groupe, à l'intérieur d'une culture partagée, en utilisant de nombreux artefacts ou constructions technologiques. Les conditions de mise en oeuvre sont produites par les activités des autres partenaires dans un contexte de compréhension intersubjective partagée qui concerne une situation. La réalisation de la tâche émerge des interactions locales des membres.
La mise en oeuvre de la coopération en tant que reconnaissance mutuelle et ajustement s'appuie alors sur:
La communication et la coopération structurent les activités du groupe en l'absence d'un plan global qui ne saurait être le fait d'un acteur individuel, ce qui nous amène à considérer avec une attention renouvelée les technologies intellectuelles et la notion de médiation par des artefacts situés.
Enfin, la notion de plan disparaît et la construction du sens se fait a posteriori. D'après le courant ethnométhodologique de Mead [Mead 1934] à Suchman [Suchman 1987], un plan devient une tentative de reconstitution cohérente d'actions passées, a posteriori. Pour aborder cette question, nous allons introduire deux nouveaux concepts : le cours d'action et l'action située.
Mais toutefois, rappelons que la connaissance du fonctionnement de chaque élément pris séparément et la connaissance des interactions locales qui se combinent est indispensable pour comprendre l'action du système en interaction. Le but est de faire émerger les interactions, qui, elles-mêmes font émerger la nouveauté. L'émergence se produit à travers des échanges : des messages, des éditions partagées, les aspects transversaux des flux d'information et la coordination.
L'analyse de la conversation s'articule autour des notions de :
Suchman, comme Hutchins, affirme que les plans ne déterminent pas l'action en situation, ils sont reconstruits a posteriori. La distinction entre la part de nous qui agit (l'action), les plans futurs et les descriptions rétrospectives (représentations) est soulignée. Nos actions viennent de projections et de reconstructions imagées reconstruites. L'action sur une situation éclaire ses potentialités en identifiant a posteriori l'état vers lequel nous allions. L'objectivité des situations n'est pas donnée de l'extérieur, elle est accomplie par les acteurs. L'objectivité des situations est atteinte par le langage (relation indexicale conditionnelle au contexte d'utilisation) qui permet de décrire les circonstances qu'il produit et décrit. Le langage est une forme d'action située : les interprétations du discours sont largement dépendantes du contexte dans lequel il est produit. Les interprétations des partenaires en interaction sont situées dans leur relation à l'objet. La compréhension mutuelle se réalise avec chaque situation et ne se joue pas une fois pour toutes à travers un ensemble stable de significations partagées.
Cette conception illustre la complexité de l'action située qui requiert un processus constant d'interprétations accompli notamment à travers la communication, un processus qui exige de la part des interlocuteurs la capacité de reconnaître les situations, d'interpréter des faits et les intentions de leurs partenaires. La cohérence de l'action tient aux interactions locales contingentes aux circonstances de l'acteur. La communication liée aux circonstances et aux ressources locales pallient les difficultés de la compréhension mutuelle utile à la communication.
L'intersection des environnements cognitifs des différents acteurs est constituée par l'environnement cognitif partagé, soit un ensemble d'informations partageables (faits, hypothèses, inférences utiles pour juger la pertinence) d'un point de vue non sémiologique. La communication inférentielle concerne l'émergence du sens malgré l'incomplétude. Selon Sperber et Wilson, un énoncé suscite des inférences non prédictibles qui supposent une sorte de codage/décodage immédiat du sens non ambigu de chaque énoncé [Sperber & Wilson 1987]. L'univers cognitif d'un agent dépend des stimuli provenant de l'environnement extérieur et des inférences potentielles qu'il peut faire à partir de là. On peut interpréter le caractère vague et imprécis des communications (une communication réussie du point de vue des partenaires avec savoir mutuel). Les agents font des hypothèses sur les hypothèses, ce qui permet d'élargir l'univers cognitif partagé. Le contexte crée l'arrière-plan de traitement de l'information.
Là aussi, les outils jouent un rôle majeur dans la coopération pour effectuer des tâches ou pour faire-émerger le sens ou encore pour travailler ensemble. La réussite d'une situation coopérative dépend des capacités sensorielles, perceptives et motrices des acteurs qui la composent et de leur capacité à comprendre les actions de l'autre et l'évolution de la situation dans des circonstances imprévisibles dont aucun ne perçoit la globalité. La notion de client/serveur, d'environnements unifiés, de collecticiels, d'environnement multimédia apparaît. Avec Internet, la communication sociale dans les espaces distribués avec l'aide de machines, la perception et organisation spatiale supposent l'élargissement de la cognition ordinaire vers les automates situés, d'élargir la notion d'interaction aux objets et aux machines qui permettent l'exécution des tâches (logiciels, architecture client/serveur, agents, CSCW). Pour accéder à de l'information dans les espaces distribués, un domaine consensuel langagier émerge au cours des échanges, des interactions. En matière de gestion de l'information, on se dirige vers des systèmes de gestion de plus en plus intégrés et de nouveaux concepts en matière d'organisation des données de plus en plus tirés par la connaissance, voire les croyances des différents acteurs.
La trajectoire de la connaissance se communique à travers le groupe qui coopère en tant que "intellectual team work" [Krauss 1990], collectif intelligent à l'oeuvre:
La cohérence du système vient de l'extérieur (un concepteur, un commanditaire, une tâche à réaliser). La coordination vient d'un médiateur. Nous proposons dans ce dossier différentes applications de cette approche. Les différentes communications concernant Arcadia, les collaboratoires, le projet Tierra ou encore l'expérience d'intelligence économique en sont des exemples.
La triple notion de processus et d'ingénierie simultanée et dynamique des connaissances [Cissé & Link-Pezet 1996] nous incite à penser que l'hypertexte peut être vu comme la forme sémiotique de l'intelligence en réseau, l'expression idéale des communautés virtuelles tant d'un point de vue de la mise en mémoire que de la production et de la communication de la connaissance, que du point de vue de l'organisation des rapports sociaux, du travail. Avec Internet, les différents niveaux d'organisation sont liés par la récursivité et la rétroaction. Ils sont régis par des règles locales, porteurs de commandes largement distribuées, caractérisés par une méthode ascendante et la prise en compte de l'environnement. Si "le savoir est en place" [Conein & Jacopin 1994], l'utilisateur est dans la boucle. L'organisation hypertextuelle permet l'accès à plusieurs couches de connaissances. En effet, l'hypertexte en tant que mode de traitement du texte autorise l'entrée dans le texte au niveau de détail souhaité ou dans l'environnement même de la ressource. Il est possible d'entrer ou de sortir ou d'établir des liens, les strates de l'hypertexte créent des contextes différents.
H. Takeuchi appelle l'organisation hypertextuelle, organisation du milieu ou organisation par la connaissance. En effet, elle s'appuie sur les avantages de l'organisation descendante "top-down" : stabilité, contrôle, standardisation, ordre, mais elle évite ses inconvénients (manque d'initiative personnelle, absence d'objectif, dysfonctionnements, rigidité, écrasement de l'initiative personnelle) tout en empruntant à l'organisation "bottom-up" ascendante, au groupe de travail la flexibilité, l'adaptabilité, le caractère participatif, l'absence de hiérarchie. Pour lui, c'est le seul type d'organisation susceptible d'absorber la dynamique constante du changement et des flux. Ce mode d'organisation reconnaît les compétences technologiques et les savoirs des individus qui le composent, et s'appuie sur la reconnaissance du travail intellectuel et de la connaissance. Ce type d'organisation non hiérarchique, basée sur l'autonomie et l'auto-organisation utilise les principes de l'énaction incarnée en réinterprètant la hiérarchie au regard du bien-fondé de la tâche à réaliser et du contexte. Il correspond aux principes généraux de l'hypertexte en tant que processus dynamique d'organisation.
P. Lévy parle de l'aspect processuel de l'hypertexte à travers six principes fondamentaux qui sont :
Ce type d'organisation appliqué à des environnements complexes et évolutifs donne une capacité stratégique à acquérir, créer, exploiter, accumuler de la connaissance nouvelle en permanence. Il invite à construire des relations autour d'un objet ainsi qu'à mobiliser l'information , des savoir-faire, des expériences. L'organisation d'un réseau d'interactions et la construction des formes de dialogue coopératif avec les interlocuteurs s'effectuent en utilisant les différents types d'outils disponibles sur le réseau et en coopérant avec eux et/ou encore avec plusieurs personnes.
Les différentes illustrations de coopération et de travail coopératif de ce dossier illustrent quelques manières possibles d'organiser le travail collectif autour d'un projet (dimension politique et stratégique), pour aboutir à la création et à la mise en oeuvre d'une véritable intelligence collective dans la perspective d'une société apprenante où le partage de connaissances et l'organisation du travail permettent de créer des connaissances collectives, de les mutualiser (mettre en commun, faire fructifier en commun) ou les capitaliser (diversifier les usages, les produits et les retombées attendues).
Le groupe de projet forme un niveau dans l'organisation au sein duquel plusieurs équipes de travail sont engagées dans un travail de création de connaissances (développement de nouveaux produits, définition de nouvelles missions). Des personnes connues pour leurs compétences sont affectées à la réalisation d'un projet et ce, jusqu'au terme du projet. Le travail en collaboration doit leur permettre d'intégrer leurs différentes connaissances et de réaliser avec les autres membres du groupe la tâche définie par le groupe de projet, qu'aucun d'entre eux n'aurait la capacité à réaliser seul. Le débat permet de mener le travail à terme. La coopération se fait soit à distance soit par réunion. La responsabilité peut être collective ou distribuée. Mais l'idée qui sous-tend le dispositif concerne la production de la connaissance sous diverses formes et son amplification à travers l'organisation. Le groupe de projet travaille sur de la connaissance conceptuelle et sociale, il travaille à créer de la connaissance systémique et opérationnelle, deux niveaux différents de conversion de connaissance.
L'organisation repose sur l'aptitude au changement et à l'adaptabilité. Ceci forme un cycle dynamique de création de connaissances collectives basé sur la transformation de connaissances individuelles et collectives.
Ce genre de dispositif a quelques implications pratiques. Tout d'abord, il faut :
L'organisation d'un tel dispositif pose un véritable problème organisationnel et fonctionnel. Cette approche s'ancre dans la réalité contextuelle de chaque membre du groupe qui vient avec son contexte local, son réseau de relations, ses ressources propres. Le travail de production de connaissances se fait à partir des acquis et de la conversion de toutes les connaissances et réalisations déjà effectuées.
La difficulté est de parvenir à créer dans un monde virtuel un espace de savoir suffisamment dynamique pour mettre en relation des problèmes, des images, de la mémoire, des savoirs. Ces agencements collectifs par ajustement collectif reconstituent un espace d'immanence et de signification où le sens se recrée dans une relation dynamique échappant aux séparations du territoire et au circuit spectaculaire de la marchandise, nous dit P. Lévy. Quand le savoir est localisé, il peut être mis en tutelle, ses accès soumis à régulation. La forme la plus courante de démocratie est compétitive et méritocratique, bien des démocraties sont jacobines et centralisatrices : les intérêts sociaux et politiques sont en compétition pour acquérir succès et position dominante : ce n'est guère compatible avec le dispositif que nous décrivons à travers l'organisation hypertextuelle. Avec la notion d'intelligence collective, nous sommes confrontés à une situation où les modèles traditionnels de représentation, de délégation ne sont plus de mise. La violence de la situation est dans la capacité à interagir directement avec des pairs, des complices, des ennemis, des décideurs : situation que je vais accepter ou refuser, qui va m'être autorisée ou refusée.
La société de l'information exige que nous réfléchissions aux notions d'information, connaissance et pouvoir. Si l'information est appelée à jouer un rôle primordial que ce soit en tant que moyen de transformation ou en tant que ressource, l'intelligence collective permet à chacun de constituer son capital informationnel, son réseau de traductions et les conditions nécessaires d'acquisition des connaissances. L'implication politique de l'auto-référence est immense. Jantsch signale que pour la première fois, nous sommes en présence de schémas qui se développent de manière dynamique formant un tissu d'interconnexions à des niveaux irréductibles [Jantsch 1989].
Temps et espace sont différents. Parce qu'il y a une coupure entre passé et futur, il y a des causalités temporelles différentes. Des événements différents se produisent en des lieux, des espaces, selon des échelles de temps différentes.
Tout changement est un processus de multiplication de possibilités auquel les humains participent par la propagation de leurs états représentationnels. L'auto-référence devient un principe général de formation de système. Tout ce qui est linéaire ne permet pas de décrire la dynamique, les transformations. A valeur significative, ce qui est qualitatif, ce qui est spécifique. La mémoire est importante dans un processus de transformation. Les processus se développent au cours du temps, au cours des interactions, les boucles causales amplifient les phénomènes. La causalité est auto-référentielle, ouverte au feedback positif et négatif et aux changements. Holographique, le tout est dans toutes les parties (ce qui lui permet d'absorber les perturbations et les déséquilibres) ou en tout cas en relation avec toutes les parties. L'organisation hypertextuelle convient à ce type de situation puisqu'elle permet à chacune des parties en présence d'avoir recours à toutes les ressources (principe de requisite variety) et exige que toutes les ressources de l'environnement soient disponibles.
Dans le monde de l'intelligence collective, l'accès à l'information est un point clé de la démocratie pour les citoyens. L'infrastructure de l'information est primordiale, mais il faut expérimenter des formes d'organisation nouvelles, des attracteurs pour des formes nouvelles. La formation à l'usage de ces technologies et la réflexion sur la dynamique du changement à engager sont un des seuls moyens offerts aux citoyens pour parvenir à une pratique efficace et active de leur pouvoir démocratique.
© "Solaris", nº 5, janvier 1999.