Brève présentation du projet “TIERRA”

Jean-Max Noyer
Maître de conférence de Rennes II
Professeur invité, Université Libre de Bruxelles
URFIST de Rennes. Tél. : 02 99 14 14 46 - Fax : 02 43 36 20 47 - Jean-Max.NOYER@uhb.fr


Résumé

Dans la perspective générale de ce dossier, le projet mis en place par Tom Ray présente plusieurs caractéristiques intéressantes.

Tout d'abord il montre tout le profit que l'on peut tirer de la simulation informatique, comme incarnation-travail d'une problématique quelconque. Deuxièmement, en tant que simulation de l'évolution biologique il tente de mettre en évidence le caractère fondamentalement auto-organisationnel de cette dernière.

L'objet du projet est donc le suivant: simuler l'évolution de la vie, les processus d'évolution de la vie et essayer d'en tirer des enseignements pour ce qui concerne notre compréhension de l'évolution des systèmes complexes, dynamiques, non-linéaires.

     
Abstract

Tom Ray's project owns several fascinating characteristics. First, it emphasizes the overall advantages of computer simulation, as a working enactment of any problematics. Secondly, as a simulation tool for biological evolution observation, it tends to give the proof of its basically self-organizational characteristics. The Tierra Project as a simulation of this evolution is an attempt to understanding complex, dynamic, non-linear systems.




Nous nous appuyons ici sur les présentations faites par Tom Ray lui-même, ainsi que sur les commentaires de Gell Mann et de N. K. Hayles.

Le programme Tierra était au départ relativement simple et il devait peu à peu se complexifier en intégrant un nombre croissant de caractéristiques comme le parasitisme ou les équilibres ponctués.

En fait ce programme s'est très rapidement révélé d'une grande efficacité et richesse au point de faire émerger au cours de son fonctionnement certaines des caractéristiques que Ray lui-même souhaitait développer et implémenter afin d'accroître la complexité de la simulation. Ainsi du parasitisme et des équilibres ponctués déjà évoqués mais aussi de quelque chose comparable à la sexualité.

Pour aller à l'essentiel Tierra permet la création "d'organismes numériques". Ces organismes numériques sont des séquences d'instructions machines, des fragments de programmes informatiques qui sont mis en compétition pour l'espace mémoire de l'ordinateur et pour le temps de l'unité centrale de l'ordinateur, unité dont elles ou ils se servent pour s'auto-répliquer.

Tom Ray a donc développé un ordinateur virtuel à l'intérieur de l'ordinateur normal. L'ordinateur virtuel, qui comprend des logiciels simulant un ordinateur, crée le volume de mémoire que Ray appelle le " bouillon ", bouillon dans lequel donc les programmes, les séquences d'instructions s'auto-répliquent.

Comme le fait remarquer Gell Mann, “ la communauté des systèmes adaptatifs complexes que fournit TIERRA est en un sens dégénéré car le génotype et le phénotype de chaque organisme numérique sont tous deux représentés par le même objet à savoir la séquence d'instructions ”
“ Les programmes se répliquent en utilisant une procédure empruntée à la biologie moléculaire, le "chaînage par la forme" .
La protéine A ne "sait" pas où se trouve la protéine B, son partenaire dans la reproduction, mais présente une forme dont la surface est complémentaire de celle de la protéine B. Quand la diffusion rapproche les deux protéines, leurs formes s'aimantent et les protéines entrent en interaction.
De façon similaire, pour qu'un organisme digital se reproduise dans Tierra, il doit être capable de trouver son complément le plus proche dans la mémoire de l'ordinateur. Un organisme codé 1001, par exemple, peut se répliquer quand il trouve 0110. La procédure des formes permet aux organismes d'explorer le bouillon et d'entrer en interaction les uns avec les autres ”
(N.K. Hayles)

Comme nous l'a enseigné une vaste tradition, et ce selon des points de vue et voies multiples, le couple structural, répétitions / différences est générateur, créateur.

Les espèces se diversifient et évoluent en mutant. Pour introduire la mutation, des bits sont basculés (de 0 à 1) de temps en temps, (toutes les dix mille instructions exécutées) au hasard, à n'importe quel endroit de l'ensemble des " organismes ". Un peu à la manière dont les rayons cosmiques affectent les organismes réels. Puis au cours de la réplication les bits sont basculés au hasard dans les copies.

Les erreurs de réplication, qui se produisent toutes les mille ou deux mille cinq cents instructions copiées, introduisent une nouvelle source de mutations.

Dans son programme Tom RAY a introduit le travail du négatif et pris en compte l'importance des processus de mort. Pour n'adopter qu'un point de vue, l'espace mémoire étant limité, si la mort des organismes n'intervenait pas, ces organismes et leurs descendants finiraient par saturer le "bouillon".

“ D'autres différences proviennent d'un effet que Ray nomme "reproduction bâclée" et qui est analogue à la combinaison génétique qui se produit lorsqu'une bactérie absorbe des fragments d'un organisme mort à proximité. ” (N.K. Hayles)

Pour maîtriser donc le nombre des organismes, Ray a inclus un programme qu'il appelle la "faucheuse" et qui tue les organismes selon un rythme régulier selon une règle basée sur l'âge de l'organisme et sur les erreurs qu'il commet au cours de l'exécution des instructions.

La séquence auto-réplicatrice conçue au départ par Tom Ray comportait quatre-vingts instructions et est toujours utilisée comme ancêtre -l'organisme numérique initial- dans tout lancement de TIERRA.

Tom Ray pensait, que s'il faisait tourner le programme durant toute une nuit, il aurait de la chance s'il obtenait une variante d'un ou deux bits à partir de la matrice de quatre-vingts bits. En fait il s'attendait à un nombre important de pannes et autres interruptions. Pourtant très rapidement des résultats intéressants sont apparus.

“ En procédant à une vérification générale le lendemain matin, il a trouvé tout un ensemble écologique qui s'était développé et qui incluait une créature de vingt-deux bits. Parmi les mutants se trouvaient des parasites qui avaient perdu leurs propres instructions de réplication mais qui avaient acquis la capacité d'envahir un hôte et de détourner ses procédures de réplication. Un parasite de quarante-cinq bits entretenait une relation non agressive avec la matrice; d'autres étaient des destructeurs qui bloquaient la matrice avec leurs propres rejetons. ” (N.K Hayles)

Selon Gell Mann un des développements les plus intéressants et intrigant fut l'apparition, après une longue période d'évolution d'une version épurée du programme initial. Elle ne comportait que trente-six instructions au lieu des quatre-vingts et s'arrangeait malgré tout pour y faire contenir un algorithme plus complexe.

De même selon N.K Hayles, “ plusieurs lancements successifs du programme ont vu le développement d'hyperparasites, qui entraient en compétition, selon des procédures diverses, afin de s'accaparer du temps aussi bien que de la mémoire. Le temps de calcul est parcimonieusement distribué à égalité entre chaque organisme par un " séparateur" qui détermine quand il peut exécuter son programme. Les hyperparasites attendent que les parasites les envahissent. Ensuite, quand le parasite tente de se reproduire en se servant de la procédure de réplication de l'hyperparasite, celui-ci substitue son propre code à celui du parasite. Ainsi l'hyperparasite multiplie grandement son temps de réplication car il s'approprie le temps dont dispose le parasite pour lui-même. ”

Des développements de Tierra sont en cours dans le cadre général de "Alife " (Artificial Life), entre autres l'introduction d'une reproduction sexuée. Le projet Tierra, comme d'autres approches -- celles de R. Brooks en robotique, celle de Deneubourg concernant les insectes, d'autres encore dans les domaines linguistiques, économiques, historiques.... -- tente de montrer qu'il n'est pas improbable de penser que des processus d'auto-organisation, comme processus d'actualisation-différenciation-complexification, puissent rendre compte de la genèse des formes, en général.

Nous renvoyons, pour une mise en perspective de ce qui est ici indiqué, aux ouvrages de Gilles Deleuze, Felix Guattari, Isabelle Stengers... ainsi qu'au très beau livre de Manuel de Landa A thousand years of non-linear history, Swerve Editions, New York, 1997.


© "Solaris", nº 5, janvier 1999.