Nietzsche sur Internet.
L'observation des collaborations médiatisées par ordinateurs dans les sciences de l'érudition

P. D'Iorio
Item-CNRS, Ecole Normale Supérieure, 45 rue d'Ulm, 75230 Paris Cedex 05.
diorio@ens.fr, tél : 01 44 32 32 33, web : <http://item.ens.fr/diorio.html>


W.A. Turner
Limsi-CNRS, Université Paris Sud, B.P. 133, Bat. 508, 91403 Orsay Cedex.
turner@limsi.fr, tél. 01 69 85 81 45, web : <http://www.limsi.fr>


Résumé

Deux laboratoires du CNRS en France ont récemment commencé la construction d'une plate-forme multimodale pour aider à la production de connaissances scientifiques supportées par ordinateur plus particulièrement dans le domaine des sciences de l'Érudition : l'analyse et la critique littéraires. Le Centre National de la Recherche Scientifique menant des recherches fondamentales, le but visé par les deux laboratoires impliqués est la compréhension du "collaboration médiée" pour améliorer un projet de plate-forme multimodale pour la communication homme-machine dans le domaine de la recherche. L'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) expérimente le rôle des collections dans la formation et la collaboration de réseaux de connaissances en créant un site Web contenant tout ce qui est disponible à propos de Nietzsche. La collection est probablement la caractéristique particulière de l'érudition: elle contient non seulement les manuscrits originaux, notes et textes de l'auteur, mais elle vit car elle est constamment mise à jour, ré-interprétée dans des perspectives différentes. Des revues de question, des analyses critiques, des essais, des articles, des documents audiovisuels ajoutent des nouvelles couches de significations au matériau initial, s'inscrivant dans la collection et ouvrant des nouvelles avenues de recherche. C'est dans ce sens que le projet HyperNietzshe de l'ITEM et du CNRS est une expérience de collection médiée collaboratrice: comment une bibliothèque digitale sur le Web, contenant une collection complète de manuscrits, de textes et de contributions savantes sur Nietzsche pourra-t-elle être utilisée dans la recherche actuelle de savants travaillant en réseau ? La réponse à cette question dépend de toute évidence de la qualité des infrastructures techniques disponibles pour utiliser une bibliothèque digitale. Le Laboratoire d'Informatique pour la Mécanique et les Sciences de l'Ingénieur (LIMSI) construit une plate-forme multimodale créée pour améliorer la communication homme-machine : cette plate-forme sera utilisée pour ce projet. Des applications concernant la parole, le texte, la réalité virtuelle sont en cours de développement au LIMSI et devraient, au cours des trois prochaines années, être intégrées dans un cadre de travail cohérent permettant l'accès aux bibliothèques digitales. Cependant, alors que de nombreux problèmes techniques doivent être surmontés, une des difficultés majeures actuelles concerne la compréhension que nous avons de la dynamique sociale de ce type de phénomène. Le texte qui suit suggère une méthode fondée sur l'économie sociale de la communication scientifique pour y parvenir.

     
Abstract

Two CNRS laboratories in France have recently started work aimed at building a multimodal platform for computer supported knowledge production and use in a specialized field of the Erudition sciences, that of literary analysis and criticism. The Centre National de la Recherche Scientifique carries out fundamental research : the goal of the two CNRS laboratories is to better understand the concept of "collection mediated collaborations" and use this understanding in order to improve the design of a multimodal platform for man-machine communications in research. L'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) is experimenting the role of collections in knowledge network formation and collaboration by creating a Web site containing all that is available on Nietzsche. The "collection " is perhaps the distinctive feature of erudition: not only does it contain the original manuscripts, notes and texts of an author, but it is also alive in the sense of being constantly updated and reinterpreted from different literary perspectives. Reviews, critical analyses, essays, articles and audio-visual displays add new layers of signification to the initial material, becoming part of the collection and opening new avenues of research. Its in this sense that the HyperNietzshe project of ITEM-CNRS is an experiment in collection mediated collaboration: how will the multimedia digital library on the Web, containing a full collection of manuscripts, texts and scholarly contributions on Nietzsche be used in the on-going research of a network of scholars? An answer to this question obviously depends upon the quality of technical infrastructures available for using a digital library. The Laboratoire d'Informatique pour la Mécanique et les Sciences de l'Ingénieur (LIMSI) is building a multimodal platform designed to improve man-machine communications and it is this platform that will be used for the project. Speech, text and virtual reality applications currently being developed at LIMSI will, over the next three years, be integrated into a coherent framework for digital library access. However, while there are a great many engineering problems to be overcome, the stumbling block at the present time is an insufficient understanding of the social dynamics of collection mediated collaborations. The following text proposes a method grounded in the social-economics of scientific communications for gaining this understanding.







Introduction

Les collaborations médiatisées par ordinateurs caractérisent de plus en plus le monde de la recherche. Loin d'être inactifs, les chercheurs français expérimentent de nouveaux modes de diffusion et de production des connaissances. Cependant, peu de dispositifs d'observation et de capitalisation des expériences en cours existent à l'heure actuelle, ce qui explique la rédaction de ce texte. Au lieu de présenter des résultats de recherche, il s'agit d'une contribution conceptuelle et méthodologique à l'étude des relations entre conceptions techniques et pratiques scientifiques. En effet, l'interprétation de ces relations oscille le plus souvent entre deux pôles extrêmes :

Si le premier type de raisonnement est critiqué pour les résistances individuelles et organisationnelles qu'il engendre, celui qui s'inspire du marché et des solutions "sur mesure" qu'offrent des prestataires de services informatiques passe sous silence le gaspillage de ressources résultant d'un manque de coordination des investissements collectifs. Pis encore de notre point de vue, c'est que ces deux types de raisonnement empêchent une compréhension des rétroactions qui sont en jeu : le mouvement n'est pas de la technique vers les usages, ni des usages vers la technique ; il est un mouvement qui boucle constamment. Les pratiques scientifiques façonnent les techniques de communication scientifique et technique, lesquelles conditionnent en retour l'intérêt d'avoir recours à des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Cela dit, ces rétroactions récurrentes varient en fonction des situations de recherche examinées.

La cognition située est un enjeu scientifique et industriel puisque la conception et la mise en oeuvre des nouvelles infrastructures de la recherche dépendent d'une compréhension approfondie des dynamiques d'interdéfinition décrites ci-dessus. Si la technique façonne les projets socio-cognitifs, elle est façonnée en retour par ces derniers. Ce texte présente une méthodologie d'observation des pratiques scientifiques médiatisées par ordinateur. Elle doit permettre de repérer, analyser et comparer la production des connaissances qui sont à l'oeuvre dans des contextes précis. L'objectif est de tirer profit de l'observation des expériences en cours afin d'améliorer la conception des infrastructures techniques de la science, sans tomber dans le double piège d'un laissez-faire social ou d'un déterminisme technologique. Cette démarche méthodologique a été bâtie autour de la notion de "forums électroniques".

Un forum électronique est un système technique de gestion de l'information scientifique et technique conçu pour soutenir une activité de recherche. Un projet de création d'un forum électronique est actuellement en cours de réalisation par l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes du CNRS, intitulé HyperNietzsche (P. D'Iorio, 1998 et 1999). Ce projet vise à expérimenter des nouvelles formes de collaborations médiatisées par ordinateur dans la recherche philosophique et littéraire et en particulier dans l'analyse et la critique des textes et des manuscrits. Son étude est intéressante à plusieurs titres :

L'argument est le suivant : les forums électroniques sont des systèmes techniques de gestion de l'IST ; leur adoption définitive par une communauté scientifique suppose que soit gérée de manière efficace la rétroaction récurrente de la conception sur les usages et inversement. Nietzsche sur Internet permettra d'analyser les conditions de cette gestion. Cette analyse s'inscrit dans le cadre général des recherches visant à mieux comprendre les processus de fabrication sociale des connaissances scientifiques et techniques, et concerne plus particulièrement :

Les trois sections suivantes servent à définir le cadre général de l'étude, la quatrième donnera des précisions quant au projet HyperNietzsche et, enfin, la cinquième et dernière section proposera la création d'un observatoire des expériences françaises en matière de forums électroniques.




1. La diffusion de l'information scientifique et technique

Les pratiques de communication s'appuient sur un grand nombre de forums qui peuvent être classés en trois groupes. En premier lieu, les interactions peuvent être directes, ayant lieu entre individus dans des séminaires ou des colloques, par exemple. Deuxièmement, les échanges peuvent être médiatisés par l'écrit "papier" : les communautés scientifiques ont des revues spécialisées, des bibliothèques, des centres de documentation et leurs propres archives. Enfin, avec l'émergence d'Internet, des communications scientifiques sont de plus en plus médiatisées par ordinateur. Voici quelques exemples :

Chaque réseau de recherche met en oeuvre un mode d'organisation de l'IST qui tient compte de la spécificité de son travail scientifique, tout en contribuant à façonner cette spécificité en retour. Le résultat est une configuration spécifique de forums qui peut être décrite à l'aide d'une démarche en trois étapes :




2. La spécificité des réseaux de recherche

Nietzsche sur Internet suppose la conception et la mise en oeuvre d'une infrastructure technique qui convient aux objectifs poursuivis (cf. section 4 ci-après). L'importation de solutions techniques déjà éprouvées dans d'autres contextes peut être envisagée mais uniquement sous certaines conditions, et en tenant compte de la spécificité des recherches à soutenir. Un exemple permettra de définir une démarche destinée à expliciter la spécificité d'un système de fabrication des connaissances. Le serveur des publications en physique des hautes énergies (http://xxx.lanl.gov) est une nouvelle forme de collaboration médiatisée par ordinateur que certains auteurs présentent comme étant exemplaire d'évolutions à venir (Odlyzko, 1996). Faut-il pour autant considérer le modèle de Los Alamos (le serveur est situé à Los Alamos National Laboratory aux États-Unis) comme une référence en matière de communication scientifique, toutes disciplines confondues ? Ne pourrons-nous pas envisager en sciences humaines un modèle de forum électronique bâti en France autour d'un philosophe allemand qui voulait être un bon Européen, dont les archives se trouvent dans l'ancienne Allemagne de l'Est et l'édition critique de référence a été faite par deux Italiens ?

L'intérêt indéniable du modèle de Los Alamos réside dans le fait de casser la distinction traditionnelle entre la production des résultats scientifiques en laboratoire, qui met l'accent sur les interactions directes entre les membres d'une même équipe, et l'usage de ces résultats dans d'autres contextes (scientifiques, industriels ou socio-économiques), qui confirme leur qualité. Nous observons sur le serveur de Los Alamos un comportement qui ne s'inscrit pas dans la linéarité de ce modèle traditionnel : les équipes diffusent leurs résultats avant que ceux-ci ne soient définitivement stabilisés, et utilisent les réactions suscitées par leurs pré-publications pour organiser cette stabilisation. A la notion d'équipes fermées sur elles-mêmes, ne sollicitant des contacts avec le monde extérieur que progressivement et précautionneusement en vue de confirmer le bien-fondé de leurs démarches expérimentales et de leurs hypothèses théoriques, se substitue une notion plus complexe : celle des communautés scientifiques composées d'équipes en compétition, ayant un périmètre incertain puisque potentiellement ouvertes sur l'industrie et la Société, mais désireuses quoiqu'il en soit, d'échanger des documents de travail par le biais d'un serveur électronique. Le modèle de Los Alamos est présenté comme une nouvelle forme d'organisation de la science ayant au moins quatre propriétés spécifiques :

Cela dit, la physique des hautes énergies est un champ scientifique particulier :

Des réseaux de recherche combinent des forums de communication à l'intérieur des systèmes de contraintes qui leur sont spécifiques. Nous venons de voir que ces systèmes peuvent être décrits en considérant le degré de consensus quant aux normes scientifiques en vigueur dans les réseaux ; la rapidité de renouvellement de leurs publications ; les mécanismes de gestion de la propriété intellectuelle ; le système d'évaluation par les pairs ; et le redéploiement stratégique des acteurs traditionnels de l'industrie de l'information scientifique et technique. Cette liste sera complétée lors de l'étude du réseau nietzschéen.




3. L'expérimentation des forums électroniques

La section précédente a permis d'insister sur les dangers de conclure à partir de l'observation des situations exemplaires à la généralisation inéluctable de l'emploi des forums électroniques. Si nous assistons à l'heure actuelle à l'émergence de modalités nouvelles pour la diffusion de l'information scientifique et technique en physique des hautes énergies, c'est parce qu'un ensemble de conditions a été réuni, mais rien ne permet d'affirmer que cette même configuration se reproduira dans d'autres réseaux de recherche. Il est donc facile de conclure que puisque les choses sont ainsi, il faudrait renoncer à l'élaboration d'une politique d'intervention en faveur du développement des forums électroniques ; que seule une stratégie de "laissez-faire" convient à une telle diversité. N'est-il pas nécessaire, en effet, d'admettre que seuls les chercheurs sont capables de trouver l'équilibre qui convient à leur activité scientifique entre leurs modes traditionnels de diffusion de l'IST et des solutions électroniques ?

Cette deuxième conclusion serait aussi erronée que la première étant donné, d'une part, la globalisation de la science qui accompagne la réduction constante des subventions publiques accordées à la recherche et, d'autre part, le développement rapide des infrastructures technologiques de cette globalisation, sur lesquelles se brancheront prochainement des plates-formes informatiques de soutien à l'activité scientifique. Une politique de "laissez-faire" n'est pas cohérente avec l'appropriation des nouvelles technologies de l'information et de la communication par les réseaux de recherche. Un dispositif d'observation et de capitalisation des expériences est nécessaire afin d'optimiser des politiques d'investissement et d'éviter le gaspillage des ressources collectives. Le dilemme est le suivant : des solutions techniques ne peuvent pas être exportées indifféremment vers des contextes d'applications multiples et variés ; cela dit, une nouvelle socio-économie de la science exige l'optimisation des investissements dans les forums électroniques.

La France n'a pas d'observatoire des pratiques de communication électroniques, une politique de "laissez-faire" étant appliquée à la diffusion des nouvelles technologies de l'information et de la communication dans les réseaux de la recherche. Parmi les coûts induits par une telle situation, le peu de relations entre les équipes en sciences humaines et sociales et celles en sciences physiques de l'ingénieur doit plus particulièrement être signalé. Cette situation est paradoxale car beaucoup de recherches existent en France sur la diffusion des nouvelles technologies. Cependant, le manque de structures de coordination empêche la capitalisation des apports pluridisciplinaires sur un problème touchant à la compétitivité du système de recherche français.

Afin de comprendre l'importance des actions coordonnées en faveur de la conception des infrastructures d'une nouvelle socio-économie de la science, il suffit de citer l'expérience américaine. La National Science Foundation a mis en place une structure de coordination - l'initiative Knowledge and Distributed Intelligence - dotée d'un budget de $50 Millions de dollars pour une période de trois ans. En réponse à un appel aux propositions, 698 demandes de subvention ont été reçues, et peuvent être distribuées de la manière suivante :

Par rapport à la politique française de laissez-faire, le programme KDI constitue un type d'action politique qui opère par la mise en place d'instruments de connaissance, de délibération et de décision servant à la fabrication d'une approche pluridisciplinaire dans une situation qui n'a été que très peu finalisée a priori. Ce type d'action politique est "procédurale" : elle instaure, autour des propositions d'action émanant de la communauté scientifique elle-même, des interactions cadrées, des modes de travail en commun et, plus généralement, les conditions d'une discursivité permettant d'analyser les résultats d'expériences individuelles, et d'en tirer un profit collectif.

Dans la section 5, nous proposerons la création d'un observatoire des forums électroniques afin de réunir les conditions d'une action politique du type procédural en France. Il ne s'agit pas de reproduire l'expérience américaine : la NSF a adopté une démarche du type "top down" qui ne correspond pas à l'indépendance du fonctionnement des réseaux de recherche français. Ces derniers expérimentent de leur propre chef de nouveaux modes d'organisation des collaborations scientifiques, mais il convient de leur adjoindre un dispositif d'observation et de capitalisation des expériences en cours et à venir. Continuer dans la voie d'une politique du type "laissez-faire" est non seulement générateur de gaspillages, elle bloque également des synergies possibles entre disciplines. L'observatoire pourrait remédier à une telle situation et c'est ce que nous verrons après avoir fourni plus de précisions sur le projet HyperNietzsche.




4. L'intérêt d'un forum électronique sur Nietzsche : attentes et présupposés

  1. L'évaluation par les pairs
  2. Contribuer aux pratiques érudites et aux interprétations philosophiques
  3. Le besoin de maximiser la conservation et la consultation

L'observation débute avec la décision d'investir dans la mise en place d'un forum électronique. Aussi bien les membres d'un réseau de recherche que les pouvoirs publics ou les acteurs traditionnels de l'industrie de l'information tels que les maisons d'édition ou les producteurs de banques de données pourraient prendre l'initiative d'une telle décision. L'identité importe peu : par contre, il faut être capable d'identifier un maître d'oeuvre capable de préciser les attentes d'une collaboration scientifique médiatisée par ordinateur. HyperNietzsche est le projet d'un hypertexte savant conçu à l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) du CNRS, basé à l'École Normale Supérieure, qui vise à obtenir des résultats permettant de mieux comprendre l'intérêt d'une telle réalisation dans les sciences de l'érudition. Voici une description des attentes et des présupposés qui expliquent la conception actuelle du projet.

HyperNietzsche se présente comme un hypertexte d'édition, de communication et de recherche. D'édition, parce qu'il entend résoudre une grande partie des problèmes qui se posent lors de l'établissement d'une édition critique ou génétique de l'oeuvre d'un écrivain (mais aussi d'un peintre, d'un architecte, d'un musicien, etc.). Dans ce système, au fur et à mesure que l'hypertexte tourne et est mis à jour, les textes et les manuscrits tendent vers une forme éditoriale de plus en plus complète et définitive. À côté des sources primaires, l'hypertexte accueille les commentaires érudits et les essais critiques produits par les chercheurs et permet de tisser un réseau de liens entre l'ensemble de ces documents.

De la sorte, cet hypertexte devient un moyen de communication entre chercheurs bien plus rapide et puissant que les livres et les revues, et bien plus systématique et efficace que la correspondance privée ou les listes de discussion électroniques. L'échange rapide d'informations a toujours été l'une des nécessités des érudits, des savants, des philosophes surtout dans les moments historiques qui marquent le passage de la notion d'autorité et d'école fermée à une pratique ouverte et communautaire de fabrication et de validation de connaissances. Au XVIIe siècle : l'Accademia dei Lincei et l'Accademia del cimento (dont était membre Galilée) en Italie, la Royal Society de Londres (dont le secrétaire était Newton) et l'Académie royale des sciences sous Louis XIV ont été les noeuds principaux d'un réseau de correspondances érudites et de revues savantes qui accompagnèrent la naissance de la science moderne.

Changer les moyens de communication signifie donc modifier la structure de la recherche. Et en effet, cet hypertexte est conçu pour être en même temps outil de recherche et système d'organisation de la communauté internationale des chercheurs. Outil de recherche parce qu'il permet à tout chercheur de consulter, réunis dans un site unique à accès immédiat, la totalité des documents et des instruments qui concernent un auteur, c'est-à-dire de comprendre d'un regard l'état de la recherche en cours, les problèmes qui demeurent ouverts, les différentes méthodologies qui y sont appliquées. Système d'organisation de la communauté internationale des chercheurs, cet hypertexte l'est dans son effort d'organiser et rationaliser les études nietzschéennes qui procèdent de manière un peu chaotique comme c'est souvent le cas dans les sciences humaines, sans chercher à les rendre rigides ni centralisées, mais au contraire en accentuant leur caractère décentré et dynamique.

Un projet ambitieux donc, parce qu'il entend tracer, à travers l'utilisation d'un nouveau médium -- l'ordinateur multimédia connecté en réseau Internet -- le schéma d'une nouvelle manière de fabriquer et partager les connaissances, pour rendre possible un véritable progrès cumulatif de la recherche scientifique en sciences humaines. Ambitieux, mais pas trop original parce que depuis quelque temps, l'ordinateur et Internet sont utilisés dans la pratique d'établissement de commentaire et d'interprétation des textes. Quelles sont alors les caractéristiques d'HyperNietzsche par rapport aux autres expériences de ce type ?

HyperNietzsche sera un site Web permettant de faire converger dans un lieu unique, tout ce dont nous disposons sur Nietzsche (reproductions des manuscrits, textes, images, témoignages divers) et tout ce qui a été fait et qui est en train de se faire sur cet auteur (éditions, appareils critiques, chemins génétiques, essais). Un tel système, pour exister, doit être un lieu prestigieux, au moins comme une revue ou une collection ou même davantage, auquel les chercheurs auraient envie de confier les résultats de leurs recherches avec le sentiment qu'ainsi elles seront valorisées. Il doit également respecter les droits de propriété physique et intellectuelle des légitimes propriétaires des manuscrits, des textes, des essais, etc. Enfin, le fonctionnement de ce système doit être simple, presque routinier, afin de vaincre les résistances face à l'informatique qui sont typiques des littéraires et des philosophes auxquels il est adressé. Cela dit, le succès du projet dépendra moins de ses caractéristiques techniques que de sa structure (même si elle lui est assez particulière) ou de son mode de fonctionnement. Au nombre de trois sont les présupposés du fonctionnement d'HyperNietzsche : la création d'un conseil scientifique, la contribution des chercheurs et la numérisation des manuscrits et des autres documents servant de base à la recherche sur Nietzsche.


L'évaluation par les pairs

Un groupe de chercheurs doit d'abord prendre l'initiative de créer un conseil scientifique qui règle le fonctionnement de l'hypertexte et valide la qualité des contributions. Ce premier présupposé représente un trait de continuité avec la pratique actuelle de la recherche. À la tête des éditions critiques par exemple, il y a toujours un conseil scientifique qui souvent a été désigné par une maison d'édition ou qui s'est formé autour d'un groupe de personnes qui ont réussi à mobiliser les fonds nécessaires à l'entreprise.

Tout ce qui est publié dans HyperNietzsche devant être signé, le conseil scientifique permet ainsi que les contributions soient reconnues d'un point de vue académique. Cela n'est pas une pédanterie : d'une part c'est exactement ce qui se passe dans le monde du papier (où les chercheurs sont très attentifs à bien distinguer et à signer leurs contributions), d'autre part c'est essentiel pour l'utilisateur, qui doit savoir qui est l'auteur de ce qu'il est en train de lire.

Le premier conseil scientifique est formé par les fondateurs de l'hypertexte. Ensuite, il est élu tous les deux ans, à scrutin électronique, par tous les membres de l'hypertexte, donc par les chercheurs qui ont le plus contribué à développer la recherche sur Nietzsche (on est nommé membre de l'hypertexte sur la base de la qualité et de la quantité des contributions présentées).

Bien que ses membres travaillent eux aussi à l'édition, au commentaire, à l'interprétation et à la critique des textes nietzschéens, le conseil scientifique a surtout la tâche de discuter de l'organisation générale de l'hypertexte et de recueillir et évaluer les contributions qui proviennent de toute la communauté des chercheurs. À cette fin, il se réunit périodiquement (de façon réelle ou virtuelle) et à l'issue de chaque réunion, met à jour la liste des nouvelles contributions. Puisque les chercheurs qui travaillent sur Nietzsche sont censés partager la connaissance de l'allemand, toute communication officielle devrait être écrite en allemand. Pour les contributions scientifiques, en revanche, chacun choisit la langue qu'il préfère.


Contribuer aux pratiques érudites et aux interprétations philosophiques

Les chercheurs, où qu'ils se trouvent, pourront consulter ce site et contribuer à son développement de deux façons différentes :

Par rapport aux éditions savantes sur support papier, le système HyperNietzsche atténuera les difficultés de conciliation entre les exigences d'exhaustivité des chercheurs et les impératifs des éditeurs ne voulant pas trop surcharger leurs volumes d'apparats critiques. En outre les textes établis sur support électronique et partagés en réseau présenteront, du fait de leur permanente mise à jour, un nombre de coquilles et d'erreurs toujours décroissant et une quantité d'informations critiques tendant vers l'exhaustivité et pouvant croître sans rendre obsolète l'édition qu'elles accompagnent (comme cela arrive pour les éditions critiques monumentales sur support papier, dont les premiers volumes sont en général obsolètes lors de l'achèvement de l'édition). L'hypertexte Nietzsche enfin ne substitue ni n'exclut la publication des éditions sur papier, mais au contraire, les matériaux qu'il accueille sont prêts à tout moment à être publiés en volume ou sur CD-Rom selon différents critères d'accessibilité au public des lecteurs.

L'hypertexte Nietzsche permettra de confronter un principe interprétatif aux lieux textuels auxquels il devrait pouvoir s'appliquer, ou d'analyser un passage textuel à la lumière des différents commentaires et explications que les interprètes en ont donnés. Ce qui revient à comparer directement les résultats des divers styles d'analyse.

La Deutsche Forschungsgemeinschaft en Allemagne finance actuellement le projet d'une grande bibliographie nietzschéenne internationale. L'initiative est très importante et les premiers résultats du travail sont déjà très utiles aux chercheurs. Mais si elle était intégrée à l'hypertexte Nietzsche, le chercheur, une fois repérés les livres concernant tel ou tel sujet, pourrait immédiatement les lire et en suivre les connexions avec les autres matériaux. Certes, nous ne pensons pas à numériser rétrospectivement tous les essais qui ont été écrits sur Nietzsche depuis un siècle, mais il faudrait au moins sortir de l'étonnant paradoxe d'aujourd'hui : alors que tout le monde écrit sur ordinateur et donc produit des documents électroniques, qui pourraient être partagés immédiatement à travers Internet, ceux-ci sont imprimés et distribués seulement sur support papier souffrant donc d'une diffusion trop restreinte, les tirages des éditions universitaires et la durée de vie des livres sur les rayonnages des libraires étant ce qu'ils sont. Dès que l'hypertexte Nietzsche aura démarré, il constituera une forte invitation pour les chercheurs à publier leurs travaux d'abord sous forme numérique (c'est-à-dire dans la forme où ils ont été écrits), ce qui n'exclut pas de les diffuser ensuite, selon l'intérêt des éditeurs, sous forme de livre imprimé (par exemple une thèse pourrait être publiée immédiatement et in extenso sur Internet, puis éditée sous forme de livre).


Le besoin de maximiser la conservation et la consultation

Les archives ou les particuliers qui disposent des originaux des manuscrits et d'autres types de documents servant de base à la recherche érudite et à l'interprétation philosophique doivent pouvoir les numériser et les mettre à disposition sur internet.

Il n'est pas nécessaire que les versions numérisées des manuscrits soient réunies physiquement dans un lieu unique. Selon l'esprit fortement décentralisé d'internet, tout lieu de conservation d'archives pourra rendre disponibles ses documents sur son propre site internet. Il suffira que chaque document ait sa propre adresse pour que l'hypertexte Nietzsche puisse tisser des liens et reconstruire une unité virtuelle autour des différents gisements de matériaux. Mais il faudra d'autant plus veiller à établir des accords et des formes de partenariat pour harmoniser les principes de correspondance et de communication entre les différents sites, afin que les utilisateurs, derrière la diversité des adresses internet, puissent percevoir un effort de construction unitaire.

Il n'est pas non plus nécessaire que la consultation de ces collections de documents numérisés soit libre d'accès et libre de droits. Il existe déjà des systèmes de protection de l'accès par mot de passe et des mécanismes de consultation payante. D'un point de vue technique, les porte-monnaie électroniques connaissent aujourd'hui un grand développement en rapport avec celui du commerce électronique (services Digicash, Globe-on-line etc.) et permettent non seulement de faire des achats sur internet ou de s'abonner à des services de consultation en ligne, mais également d'effectuer une série de micro-paiements, comme ceux qui sont nécessaires pour consulter différentes pages d'un manuscrit ou d'un autre document numérisé. Il s'agit donc de détourner ces pratiques nées dans un environnement commercial pour les nécessités de la recherche scientifique et du respect des droits d'auteurs.

C'est encore un élément de continuité avec la pratique actuelle de la recherche. Si vous allez dans des archives ou dans une bibliothèque et que vous demandez la photocopie ou même le microfilm d'un manuscrit pour un usage scientifique il n'y a normalement aucune difficulté pour l'obtenir en payant une somme d'argent souvent raisonnable. Mais vous devez prendre le temps de faire le voyage jusqu'aux archives, de passer la commande et d'attendre que la reproduction soit réalisée. Il s'agit donc de rendre plus simple et commode pour les chercheurs une pratique existante.

Dans le cas où les ayants droit sont des organismes publics, ils trouveront dans HyperNietzsche la manière de concilier au mieux leurs intérêts de conservation et de mise en libre consultation de leur patrimoine. Conservation maximale, parce que les chercheurs, sauf pour des études très pointues sur la nature du papier ou sur la datation des manuscrits, n'auront pas besoin d'accéder aux originaux qui pourront être conservés dans des conditions optimales. Mise à disposition maximale, parce que l'image numérisée des manuscrits sera consultable pour les millions d'utilisateurs d'internet éparpillés dans le monde.

Pour finir, avec ce système, se crée un rapport plus étroit et fécond entre les archives et les chercheurs : la mise en réseau des manuscrits ouvre la porte à leur mise en valeur de la part des chercheurs, qui en redonnant la parole à ce patrimoine parfois enseveli, vont en accroître le prestige et la valeur.




5. Un observatoire des forums électroniques

Le dispositif d'observation que nous proposons de mettre en place peut être représenté à l'aide de la figure suivante, qui s'efforce de synthétiser les éléments réunis dans les différentes sections de ce texte :

Figure 1 : Vers un observatoire des forums électroniques

La figure 1 réunit quatre mouvements. Deux mouvements verticaux vont du haut vers le bas et inversement (flèches pleines pour la descente et en pointillé pour la remontée) alors que deux mouvements horizontaux relient les pratiques scientifiques et les pratiques de communication, d'une part ; une nouvelle socio-économie de la science et des nouvelles conceptions techniques de diffusion de l'information scientifique et technique, d'autre part.

La figure 1 montre deux mouvements horizontaux qui définissent l'apport spécifique de connaissances qui devrait résulter d'un observatoire des forums électroniques.

Prendre en compte les quatre mouvements dont il vient d'être question nous semble nécessaire afin de rendre compte des rétroactions de la technique sur les usages et inversement. Les premiers deux mouvements vont de la technique vers les usages ; les deux autres, des usages vers la technique. Quant à la mise en cohérence de ces deux démarches descriptives, elle dépend d'une procédure spécifique de mise en oeuvre du projet comportant trois volets :

  • En première lieu, la réalisation de l'enquête décrite dans les sections 1-3 permettra de fabriquer un cahier des charges codifiant les spécifications socio-techniques du projet Nietzsche sur Internet. En même temps, cependant, un prototype du système hypertextuel sera mis en service, afin d'observer des usages et confirmer les attentes et présupposés de l'application HyperNietzsche (section 4)

  • Deuxièmement, la réalisation informatique définitive du forum électronique tiendra compte aussi bien des résultats de l'enquête que des observations directes d'usages effectués grâce à l'existence du prototype HyperNietzsche ;

  • Enfin, deux colloques seront organisés en vue d'instaurer au sein des sciences de l'érudition des conditions d'une discursivité permettant d'analyser les résultats d'expériences individuelles avec les forums électroniques :




    Conclusions Générales

    La France a adopté une attitude de "laissez-faire" en matière d'expérimentation, par les réseaux de recherche scientifique, des forums électroniques. Cette politique tend à obscurcir les liens qui existent entre les recherches en sciences physiques de l'ingénieur et en sciences humaines et sociales. Le résultat est paradoxal : alors que la contribution de la France aux recherches en ingénierie de l'information et en socio-économie de la science est reconnue sur le plan scientifique international, les deux voies se rejoignent avec difficulté pour défendre la compétitivité du système de recherche français. Et pourtant les voies de collaboration sont multiples et variées pouvant s'articuler autour des axes suivants :




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    © "Solaris", nº 5, janvier 1999.