Revue SOLARIS Décembre 1999 / Janvier 2000 ISSN : 1265-4876 |
![]() ![]() ![]() ![]() |
Histoire de la normalisation autour du livre et du document : l'exemple de la notice bibliographique et catalographique
De la Bibliographie générale et raisonnée de la France (1791) à la Description bibliographique internationale normalisée (1975).
Cyril Canet
Service Historique de l'Armée de Terre
Bibliothèque -
Château de Vincennes - 00481
Armées
![]() |
Résumé L'histoire des normes documentaires commence avec les tentatives de la Révolution française d'organiser un catalogue collectif national. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, une unification très partielle des usages se réalise en France tandis que s'ébauchent les premiers efforts de normalisation concertée de l'Institut International de Bibliographie de Paul Otlet et de l'Association des Bibliothécaires Français. Les États-Unis sont alors le seul pays à disposer d'un système de normalisation documentaire efficace même si des règles nationales sont rédigées dans de nombreux autres pays, notamment en Allemagne. Dès 1900, la notion de document complète celle de livre. Paul Otlet, documentaliste utopique, se pose le problème de normaliser les unités d'information à l'intérieur du document et non plus la référence du livre elle-même. Après 1918, naissent les premiers organismes de normalisation :la France se dote d'organismes de normalisation nationaux avec la Commission Permanente de Standardisation, puis avec l'Association Française de Normalisation (AFNOR) en 1926, sans toutefois parvenir à mettre en place un système efficace. Dans le même temps, les associations de bibliothécaires unissent leurs efforts, sans recourir à l'aide des États, pour créer la Fédération Internationale des Bibliothécaires en 1929. De leur côté, documentalistes et éditeurs font de même. La période de Vichy est traitée dans ce travail, elle souligne la souplesse du statut associatif adopté par l'AFNOR par rapport aux exigences de l'État. Après 1945, la coopération internationale reprend avec l'aide de l'UNESCO et de l'Organisation Internationale de Standardisation (ISO). La méthode utilisée faite de pragmatisme, de prudence et de concertation, a permis d'élaborer un réseau de normes internationales ainsi que de réagir rapidement aux problèmes posés par les nouveaux supports et la révolution de l'informatique. Toutefois les normes restent susceptibles d'évoluer pour s'adapter à toute nouvelle évolution technique. Seule leur méthode d'élaboration semble désormais définitivement fixée. Mots-clés : histoire des normes documentaires, histoire des techniques documentaires, bibliographie, catalogage, histoire des associations professionnelles, Paul Otlet, culture de l'information, bibliothécaire, éditeur, documentaliste, histoire industrielle, histoire du livre Abstract The history of standardisation of documents began at the time of the French revolution when attempts were made to organise organize a national bibliography. In the second half of the nineteenth century a very partial unification of practices came about in France whilst Paul Otlet's "Institut International de Bibliographie" and the "Association des bibliothécaires Français" first started working together on standardisation. The United States was at that time the only country to have an efficient system for the standardisation of documents even though many countries, Germany in particular, had set up national rules and regulations. Early 1900, the Paul Otlet's ideas concerning document completed the concept of book. Then, the problem arise to normalise normalize the units of information inside the document and not only the reference of the book itself. After 1918 that the first bodies dealing with standardisation came into being. National standardisation bodies were up in France : firstly the `Commission Permanente de Standardisation' and then, in 1926, the `Association Française de Normalisation', they were not, however, able to devise an efficient system. At the same time associations of librarians were combining forces, without any government aid, to create the "International Federation of Librarians" in 1929. Documentalists and publishers did the same. The period of the second war is discussed. It underlines the flexibility of the AFNOR's articles as far the Vichy's government requirement are concerned. After 1945, international cooperation resumed with aid from UNESCO and from the `International Organisation for Standardisation' (ISO). The method used, which allied pragmatism, prudence and dialogue, enable both the development of a network of international standards and the ability to react quickly to problems brought about by new technological mediums and the IT revolution. If the method of setting standards would now seem to be definitively in place, their adaptation to any new technological development remains possible. Keywords : history, standardisation of documents, documentation, bibliography, cataloguing, professional associations, Paul Otlet, information literacy, librarian, publisher, documentalist, special librarian, industry, book. |
Sans doute, il n'y a pas d'histoire particulière des normes avec tout d'un côté les hommes et leurs techniques et de l'autre des injonctions classées par listes alphabétiques ou numériques des objets ou procédés. Les deux bords forment un chemin commun. L'histoire des normes mêle plusieurs fils qui sont à manipuler avec précaution dans l'écheveau de l'historien. Si un seul fil est trop tiré alors la trame se déchire et tout à la fois apparaissent l'économique, le social, le politique national et international!
Volontairement, nous avons choisi de travailler autour du livre et du document et de l'histoire de sa norme de description bibliographique et catalographique, car l'objectif principal de celle-ci est de permettre l'identification du document. Nous voulions privilégier dans un premier temps l'histoire individuelle des acteurs du livre et du document avant d'étudier l'institutionnalisation des normes. C'est un choix que nous souhaitons justifier. La représentation des rôles du livre et du document renvoie les normalisateurs à leur possibilité individuelle et collective de concevoir du nouveau. Ils sont devant un objet technique complexe dont la norme doit prendre en charge à la fois la matérialité du support et la procédure de l'intelligence permettant de donner un sens à son contenu.
"Aucune invention technique ou intellectuelle ne peut se faire dans la pure abstraction, aucune n'est séparable de la capacité d'un milieu à communiquer et à régler ses découvertes par des normes à la fois techniques, scientifiques ou sociales. L'inventeur et l'invention du Siècle des lumières doivent être conçus moins à travers des légendes propices à l'illustration du génie et du finalisme qu'à partir de l'examen des conditions de production et de divulgation. L'échec et le refus comptent autant que le succès et la reconnaissance. L'essentiel est la manière dont les théories et les procédés vont s'imposer sur le marché des idées et celui des techniques." (Roche, 1997: p.64).La normalisation adoptée ou inventée dépend de la représentation des formes envisagées pour le livre puis pour le document par les acteurs qui ont besoin de le stocker et de le diffuser : bibliothécaires, éditeurs, documentalistes. À ce titre, leurs conceptions peuvent ne jamais voir le jour. Aussi, la première partie examine les échecs rencontrés. Les normes abandonnées tout autant que celles adoptées dévoilent des réponses et une inventivité technique face au rôle du livre puis du document. Cette première partie (cf. 2. Des échecs et des hommes) s'appuie sur des archives d'associations professionnelles et des archives privées d'individus ayant participé à la normalisation du document. Elle permet de répondre à un certain nombre de questions pour la période couvrant les années comprises entre la fin du XIXe siècle aux années trente en France. Quels sont les individus et les groupes porteurs de projets de normalisation autour du livre puis du document? quels sont leur système de valeur, leurs intentions, leurs délibérations? S'inspirent-ils de modèles étrangers?
Dans une deuxième partie (cf.3 Histoire institutionnelle et réalisations de la normalisation), nous examinerons comment la normalisation s'institutionnalise au niveau national puis international des années 1930 à 1975. Quelles sont les méthodes de travail engagées? Comment s'exprime le rôle de l'état vis-à-vis de la normalisation dont la représentation adopte une forme associative, y compris lors d'une période comme Vichy. Enfin, comment prend-t-elle en charge les problèmes de normalisation. Cet axe de travail s'est surtout effectué à partir de documents secondaires et forme une synthèse. Ainsi, la méthode de travail diffère-t-elle sensiblement entre ces deux parties. Nous pensons qu'il serait nécessaire de traiter l'histoire de l'AFNOR à partir de ses sources d'archives. Celles-ci existent non inventoriées, et se trouvent à Metz. Elles gagneraient à être complétées par un travail sur les archives de l'IFLA et de l'ISO. Notre étude se souhaite une synthèse préliminaire à de nombreuses vocations. Pour l'ensemble des sources utilisées et l'environnement historique des protagonistes évoqués dans cet article, le lecteur peut se référer à nos travaux universitaires dont cet article est en partie extrait (Canet,1999), (Fayet-Scribe, 1998).
Les limites chronologiques retenues se sont peu à peu imposées à nous : 1791 marque le grand élan de la Révolution française en faveur de la notice catalographique, 1975 est la date de l'adoption de la description bibliographique internationale normalisée. 1926, date qui scinde notre article en deux parties, est le moment de la naissance de l'Association Française de Normalisation (AFNOR). Ces deux siècles écoulés marquent d'emblée le temps long pour aboutir à un mode de description bibliographique consensuelle dans le monde de l'écrit imprimé. Toutefois, l'histoire récente nous montre que, celle-ci à peine adoptée, l'arrivée du document numérique bouleverse l'ensemble de la donne!
Les premières formes de normalisation du livre s'organise au XVIIIe siècle autour de la notice catalographique ou bibliographique, notamment dans les bibliothèques. La notice qui a pour support physique la fiche-carte à jouer devient l'unité d'enregistrement d'une bibliographie ou d'un catalogue. Elle a aussi pour fonction de servir de référence pour citer un autre ouvrage, notamment dans les textes savants, où progressivement cette habitude de travail apparaît chez plusieurs intellectuels ou scientifiques (Grafton, 1998).
Toutefois, le catalogue de bibliothèque comme la bibliographie ou les manières de citer ont longtemps eu des formes mal assurées ou polymorphes (Fayet-scribe, 1997). Ces outils documentaires ont du mal à se fixer des règles même si leur fonction est parfois très ancienne puisqu'elle remonte à l'Antiquité. Ainsi, la signification du mot bibliographie a-t-elle eu du mal à adopter un seul sens et sa définition jusqu'à aujourd'hui en témoigne. À preuve, le dictionnaire Le Petit Robert lui reconnaît l'existence de trois sens. Nous avons retenu celui énoncé par Louise-Noëlle Malclès (Malclès, 1989: p.25) : " La bibliographie est une discipline indépendante dont la raison d'être est bien, en priorité, de permettre la connaissance des textes imprimés de toutes les époques et de tous les pays ".
Aujourd'hui, le sens des différentes formes de notice permettant la description bibliographique est fixé. Toutefois, nous les rappelons pour mémoire (Guinchat & Skouri, 1998 : vol.2 : p.11).
La description bibliographique permet d'identifier précisément un document (au départ imprimé mais le concept a été élargi ensuite, notamment aux documents sonores, visuels puis électroniques) en distinguant les éléments qui les composent. Ces dernières informations sont organisées suivant les prescriptions internationales de la description bibliographique internationale normalisée ou ISBD (pour International Standard Bibliographic Description).
La notice bibliographique reprend les éléments de la description bibliographique en y ajoutant des points d'accès contrôlés (auteur, mot matière...) destinés à faciliter les recherches des utilisateurs. Cette notice constitue l'unité de base de tout répertoire bibliographique.
La notice catalographique reprend la notice bibliographique et la complète en y ajoutant des éléments de localisation tels que la cote du document ou des indications propres à l'organisme comme le numéro d'inventaire ou bien l'état de la collection dans le cas des périodiques. L'opération de catalogage consiste à élaborer des descriptions bibliographiques sur des notices, qui une fois rassemblées, formeront le catalogue.
Dans notre présent article, l'histoire de la normalisation de la notice catalograhique est sans doute la plus présente car elle est une préoccupation constante des bibliothécaires, documentalistes et éditeurs. Toutefois, constituer des répertoires bibliographiques reste aussi un souci central. Citer correctement une référence bibliographique est un problème moins fréquemment évoqué par les normalisateurs tout au long de la période traitée.
La référence bibliographique tout comme la description bibliographique permet d'identifier un document, mais il ne s'agit que d'une citation. Elle n'a pas pour but une description aussi complète puisqu'elle ne sert pas à confectionner un catalogue de bibliothèque ou un répertoire bibliographique. Toutefois, il ne faudrait pas minimiser son importance, puisque dans la seconde partie du XXe siècle, elle a connu des bonheurs divers, notamment celui de servir à la constitution des index de citations en bibliométrie et scientométrie, concourant ainsi à la mesure de la science. Dans ce dernier cas, leur normalisation devenait indispensable pour fabriquer des outils scientométriques.
Comme nous l'avons déjà dit, la normalisation est étroitement liée à l'économie. À ce titre, elle doit constituer une réponse efficace à un besoin précis, en l'occurrence un besoin d'uniformité appliqué à une large échelle. Il est dès lors nécessaire de nous interroger sur l'apparition de ce besoin.
Certains le font remonter à la plus haute antiquité et ont vu dans les briquetiers babyloniens ou dans les tailleurs de pierre égyptiens les ancêtres des normalisateurs de notre temps (Lhoste, 1941). De fait, une économie un tant soit peu développée est inconcevable sans un degré minimal de normalisation pour fixer, par exemple, l'organisation et la valeur des monnaies. Les normes de production sont plus rares, à cause de la nature artisanale de l'immense majorité des productions anciennes et de la relative indépendance des fabricants ; cependant elles ne sont pas inexistantes. Ainsi, les traces de certains règlements antiques sont parvenues jusqu'à nous, comme celui qui fixait le calibrage des conduites d'eau des aqueducs romains. De même, nous savons qu'au XVIe siècle, l'arsenal de Venise était capable de monter les éléments d'une galère en une journée au moyen d'éléments préfabriqués, ce qui supposait une normalisation très poussée des pièces et des matériaux. Les normes de qualité ne sont pas non plus une invention récente puisqu'au Moyen-Âge et jusqu'à la Révolution Française, de nombreuses guildes, corporations et autres " jurandes " veillaient à la qualité des produits, la garantissaient, et possédaient les moyens de faire respecter leurs réglementations. En 1691, à Paris, 129 corporations encadraient autant de métiers. En France, la deuxième moitié du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe marquent l'apparition d'un programme de réglementation sans équivalent à l'époque :
" De 1660 à 1750, dates rondes, le gouvernement conduira un effort systématique pour légiférer sur le détail de la fabrique urbaine, organiser et contrôler celle-ci. Une profusion sans égale de textes (peut-être un millier ?) dit assez la volonté d'encadrement. Deux types de règlements se dégagent de cette avalanche : ceux qui visent un produit dans une ville donnée, ceux qui concernent un ensemble de produits pour tout le royaume, comme l'édit du 13 août 1669 instituant le droit de marque sur les draps de laine. Toutes les pièces de ce corpus ont au moins un point commun : elles énoncent, point par point, le détail des opérations à suivre. L'industrie mode d'emploi. Origine et qualité des matières, nature, dimensions, présentation de la marchandise, tout doit être prévu pour que le produit corresponde à son appellation. "(Woronoff, 1994 :p.47)
Cependant, si l'argument d'une normalisation aussi vieille que la civilisation paraît flatteur, il convient de ne pas en exagérer la portée. Tout d'abord, parce que cet encadrement, quand il existe, cesse bien souvent d'être efficace une fois franchies les barrières urbaines : dans les campagnes la production dépendait d'assemblages d'ateliers artisanaux ou familiaux travaillant indépendamment les uns des autres, ce qui limitait fortement le degré d'uniformité des produits, ceci malgré l'existence de règles. Ces règles étaient d'autant plus souples que la possibilité d'effectuer des contrôles était illusoire. Ensuite, les réglementations étaient souvent locales et ne s'appliquaient qu'à une aire géographique limitée : même la monnaie royale mis ainsi des siècles à s'imposer à l'ensemble du royaume de France.
D'autres raisons, plus subtiles, sont également à prendre en compte lorsque l'on parle de l'ancienneté de la normalisation. Cet argument apparaît avec les premiers organismes de normalisation modernes, particulièrement avec l'AFNOR, à une époque où leur utilité est souvent mal perçue des entreprises, qui y voient une menace pour leur liberté. Il n'est pas innocent que l'idée ait été développée par des personnes directement intéressées au succès de ces organismes : elle leur permettait de rassurer leurs interlocuteurs et de se parer d'une légitimité historique bien utile. Toutefois si leur argument n'était pas faux, il suggérait une définition de la normalisation sans doute trop extensive et surtout sans grand rapport avec la pratique contemporaine.
L'évolution de la bibliographie jusqu'à la Révolution française
Il n'existait rien de comparable dans le domaine de la bibliographie. Ni l'Antiquité, ni le Moyen-Âge n'avaient méconnu l'organisation des connaissances et de la bibliographie : un catalogue de tablettes assyriennes nous est parvenu, donnant le titre de chaque oeuvre, accompagné de sa description et de son emplacement. Plusieurs catalogues du Moyen-Âge, dont celui de la Sorbonne, nous sont connus, les manuscrits y sont classés selon les divisions du trivium (grammaire, rhétorique et logique), du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) ainsi que de la théologie, de la médecine et du droit. Les ouvrages étaient répartis entre ces dix catégories non seulement dans le catalogue mais aussi dans les rayonnages, car le catalogue méthodique médiéval servait également de registre d'inventaire et indiquait le contenu des rayons. De sorte que les livres n'avaient pas de place fixe dans les collections puisque de nouveaux ouvrages pouvaient toujours y être insérés. Au pire, une partie entière de la collection pouvait être déplacée si les nouveaux venus demandaient plus de place qu'il en existait.
Le XVIIe siècle amorça une évolution. Le premier traité moderne sur l'organisation des bibliothèques fut publié en 1627 : il s'agissait de l'Advis pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé. Si ce dernier en restait au classement méthodique, la bibliothèque bodléienne d'Oxford créait le tout premier catalogue dictionnaire : il était possible d'y retrouver les livres par leur auteur, leur titre ou leur sujet. L'édition de 1674 du catalogue proposait des règles qui, pour certaines, sont encore appliquées de nos jours comme de retenir le nom le plus fréquemment utilisé pour un auteur connu sous différents noms. Quelques années plus tard, en 1682, l'édition du catalogue de la bibliothèque de Lamoignon proposa le premier index alphabétique, ainsi que des règles pour la constitution d'index et de catalogues alphabétiques par auteurs, les anonymes étant classés par titres.
Ces progrès, si remarquables, ne connurent cependant pas l'écho qu'ils méritaient. Comme aucun lien de grande ampleur, notamment pour les échanges, ne justifiait l'établissement de règles universellement applicables en matière de bibliographie et de catalogage, les usages anciens continuèrent à se perpétuer. Les arbres de connaissances qui avaient fleuri tout au long des siècles, donnèrent naissance à un épais maquis de catalogues systématiques dont aucun ne parvint à s'imposer. Au total, l'organisation de chaque bibliothèque suivait le modèle choisi par son bibliothécaire, si bien qu'il ne se trouvait pas dans tout le royaume deux bibliothèques suivant un plan de classement exactement semblable. Tant que ces bibliothèques vivaient isolées, cela ne prêtait pas trop à conséquence, et les perspectives d'une évolution vers une harmonisation restaient minces. En saisissant les biens du clergé et des nobles émigrés, l'Assemblée Constituante changea brutalement les choses.
La Révolution française met en place des projets pour répandre l'instruction et en assurer l'accès à tous. En ce sens, les bibliothèques représentent un axe majeur de ce programme (Riberette, 1970). Fin 1790, une première commission composée d'académiciens des arts et des sciences se réunit au Collège des quatre nations. Lors de l'une des premières séances, Lefèvre d'Ormesson, bibliothécaire du roi fait approuver son projet d'établir à partir des inventaires propres à chaque établissement un catalogue général des livres ; autrement dit, il s'agit de constituer un catalogue collectif national. Il le nomme Bibliographie universelle de la France... L'objectif non avoué de Lefèvre d'Ormesson est de compléter le fonds des ouvrages de la Bibliothèque royale. L'idée est lancée, et ce qui suit prouve la volonté d'une politique ambitieuse : diriger l'inventaire des livres de la nation afin de les répartir harmonieusement dans toute la France.
Au printemps 1791, des instructions sont données pour la confection des catalogues de chaque bibliothèque ecclésiastique. Ces instructions représentent en fait un premier code normalisé de catalogage. Les références des ouvrages sont écrites sur les dos de cartes à jouer devenues des fiches de bibliothèques. Ainsi, l'état des fonds et des richesses enfouies sera connu afin de :
"rendre à la lumière, aux lettres et aux progrès de la raison humaine les monuments ensevelis ; les répartir avec justice entre les départements de l'Empire pour y être comme des phares de correspondance ; vendre sans crainte d'erreur, les objets peu utiles ou multipliés, mais ne vendre que ceux-là ; donner à chaque dépôt sa bibliographie particulière et à l'Europe la bibliographie générale de la France, tel est en abrégé l'objet que le Comité s'étoit proposé". (Riberette, 1970 : p.110)Le Comité d'instruction publique de la Convention nomme en octobre 1792 Urbain Domergue comme chef de la bibliographie ; celui-ci bien que démis de ses fonctions en mars 1794 dirige le Bureau bibliographique de Paris [1]. Il écrit, tout comme l'abbé Grégoire, évêque constitutionnel de Blois, un rapport sur la bibliographie. Le rapport de l'abbé Grégoire rendu en 1794, maintes fois réédité au cours du XIXe siècle, connaît une vraie postérité : il est présenté comme le programme de la Révolution envers les bibliothèques et préconise une juste répartition des bibliothèques sur l'ensemble du territoire, tout en restant réservé sur l'établissement définitif d'une bibliographie générale de la France. De fait, ce projet échoue et s'arrête en même temps qu'apparaît le Directoire. Seuls, subsisteront des lots de cartes à jouer qui deviendront des fiches de bibliothèques et autant de dépôts d'archives. Toutefois si la réalisation n'a pas été efficace, le modèle idéal d'un outil d'accès universel et d'un plan national pour les bibliothèques a vu le jour en théorie.
Les causes de l'échec ou la fin de la bibliographie générale
Le principal problème n'était pourtant pas dans ces approximations mais dans l'inertie des districts et l'incapacité des bibliographes. Dans leur immense majorité, les autorités locales se désintéressèrent totalement du problème et firent preuve de la plus mauvaise volonté qui soit. Dans bien des cas, les districts s'empressèrent de brader ce qui leur paraissait un fatras de papier présentant d'autant moins d'intérêt que les livres religieux y étaient nombreux. Chez les plus extrémistes, ce mépris tourna au vandalisme pur et simple. Ainsi, de nombreux livres anciens furent brûlés ou bien transformés en cartouches. La négligence coupable des pouvoirs locaux se traduisit également par le peu de soin accordé aux conditions de conservation : les rats et les vers en profitèrent largement. Dans ce climat d'incurie générale, la négligence ou la malhonnêteté du personnel apportèrent encore une touche à l'oeuvre de ruine.
Les plus conscients de l'intérêt des bibliothèques firent preuve d'égoïsme étroit et la peur de voir partir les plus belles pièces pour Paris contribua encore à refroidir le peu de zèle existant. Le rapport de l'abbé Grégoire sur la bibliographie suscita un semblant de curiosité pour la bibliographie générale, mais ce fut principalement le décret de la Convention du 8 pluviôse an II (29 janvier 1794), établissant une bibliothèque publique par district, qui souleva un réel enthousiasme chez les autorités locales. Elles y voyaient l'occasion de créer des établissements de prestige et trouvèrent enfin un peu d'intérêt aux dépôts de livres de leur circonscription. Toutefois, cet enthousiasme retomba rapidement devant l'état pitoyable de ces derniers. D'autant que cette autorisation n'exonérait pas les districts de leur tâche de catalogage et que la Convention ne leur laissait que quatre mois pour terminer ce travail ! Ce délai impossible à tenir fut d'autant moins respecté que les municipalités préférèrent se lancer dans des dépenses d'aménagement des futures bibliothèques et engager des bibliothécaires plutôt que de s'occuper des fonds.
Ces fonds constituaient le domaine des commissaires bibliographes. Peu ou pas compétents, peu motivés par leur salaire de misère et par le travail fastidieux qui leur était demandé, ceux qui firent ce qu'ils pouvaient eurent du mérite et les autres quelques excuses. De sorte que leur production fut rarement satisfaisante : en quantité, tout d'abord, tant le nombre des envois fut inférieur à ce qui était attendu, mais surtout en qualité. L'Instruction fut méprisée avec une désespérante constance. En effet, de nombreux catalogues furent expédiés sous forme de cahiers au lieu de fiches et parmi les fiches, une large majorité s'écartait largement du modèle proposé. Écrites sur la largeur au lieu de la hauteur, d'un format fantaisiste, d'une écriture illisible, les déficiences formelles étaient déjà nombreuses. La fertile imagination des commissaires de province y ajouta néanmoins un tableau des fautes de catalogage d'une richesse aussi inattendue qu'affligeante. Même les bibliothèques parisiennes, pourtant incomparablement mieux pourvues, ne fournirent qu'exceptionnellement des catalogues corrects. Suivre le modèle donné par l'Instruction semblait être définitivement hors de leur portée.
Dans son rapport sur la bibliographie, l'abbé Grégoire résumait leur action d'une plume vengeresse : " pour conduire ce travail avec succès, il fallait : 1º des hommes probes ; 2º des hommes versés dans la paléographie et la bibliographie. Malheureusement, la plupart d'entre eux étaient d'ineptes copistes qui ont dénaturé les titres des livres, altérés les dates, confondu les éditions et envoyé des catalogues inutiles en cahiers, au lieu de catalogues en cartes, les seuls que la loi demandait, les seuls qui puissent nous servir. " (Mortet & Mortet, 1897 : p.173). L'abbé Grégoire finissait en leur reprochant de juger les livres sur leur couverture comme les sots jugent les hommes sur leur habit. En l'an II, la publication à leur intention d'une nouvelle Instruction [2] qui reprenait presque entièrement l'ancienne pour les livres, n'y changea rien.
Les bibliothèques des émigrés et des condamnés de la Terreur vinrent rejoindre les collections ecclésiastiques dans les dépôts. Pour une fois, les districts se montrèrent intéressés car ils subodoraient que ces collections comprendraient peu d'oeuvres religieuses mais un grand nombre de livres modernes. Ils comptaient bien récupérer ces derniers au profit de leurs propres bibliothèques. Il leur fallut déchanter, particulièrement en province : les nobles n'étaient pas tous des philosophes et ceux qui possédaient des collections intéressantes les conservaient plus volontiers à Paris qu'à la campagne.
Pour le Bureau de la bibliographie, cela représentait un surcroît de travail considérable, souci tempéré par le même espoir que les districts. Toutefois, si la récolte s'avéra moins frustrante à Paris qu'en province, l'affaire n'en tourna pas moins au cauchemar pour le bureau bibliographique. En effet, la chute de Robespierre et la fin de la Terreur avaient rendu la liberté à des milliers de personnes dont les biens avaient été confisqués. Parmi elles se trouvaient des propriétaires de collections auxquels il fallut restituer leurs biens. Retrouver ces livres et corriger les inventaires ne se firent pas sans mal et retardèrent encore l'achèvement des autres travaux.
La fin de la bibliographie générale
Compte tenu de cette situation, il était impossible au bureau de la bibliographie d'effectuer un travail valable dans les délais impartis. Au moment où Grégoire fit son rapport, le bureau de la bibliographie avait reçu environ un million deux cent mille cartes correspondant à trois millions de volumes, soit moins du tiers des catalogues (Mortet & Mortet, 1897 : p. 173). La bibliographie générale, qui devait être achevée en quelques mois, prenait au bout de cinq années un retard qui pouvait faire craindre qu'elle ne fût jamais terminée. Le 6 vendémiaire an IV (28 septembre 1795), le Comité de l'instruction publique commanda un rapport sur l'état des travaux à la Commission exécutive qui acheva d'accabler le Bureau de la bibliographie avant de proposer sa dissolution. Le 9 ventôse an IV (28 février 1796) le bureau fut dissous.
Tous les efforts accomplis depuis 1791 avaient été consentis en pure perte. Dès qu'elles furent informées de l'arrêt du projet, les bibliothèques de districts s'empressèrent d'abandonner le lourd fardeau des travaux d'inventaire et de catalogage. Elles ne profitèrent d'ailleurs pas longtemps de leur liberté car les districts révolutionnaires furent promptement éliminés au cours de la réaction thermidorienne. Leurs bibliothèques publiques ne leurs survécurent pas. Les dépôts furent en grande partie récupérés par les écoles centrales départementales créées en février 1795, le reste allant vers des bibliothèques municipales de moindre rang. En 1803, le total de ces établissements représentait 341 bibliothèques. En principe, chacune de ces bibliothèques devait achever le catalogage de ses collections avant d'être ouverte au public, et une copie du catalogue devait être envoyée au Ministère de l'Intérieur.
Dans la pratique, les uns comme les autres se hâtèrent de reprendre les vieilles habitudes de vie autarcique des bibliothèques de l'Ancien Régime et cela malgré les instructions réitérées de Paris. Cette situation perdura jusqu'au décret du 28 janvier 1803 qui confia l'administration des bibliothèques aux municipalités et leur permit enfin de laisser sereinement retomber la poussière sur leurs dépôts de livres. Quant au catalogue général, il demeura en l'état, inachevé et tellement désorganisé qu'il n'y avait rien à en tirer. Les fiches étaient, elles aussi inutilisables et personne ne se soucia plus d'elles, ni des ambitions dont elles étaient le dernier vestige.
Les causes de cet échec étaient multiples : le manque de personnel compétent à tous les niveaux et la mauvaise volonté des autorités locales étaient les plus marquants. Dans son ouvrage sur les bibliothèques françaises durant la Révolution, Pierre Riberette (Riberette, 1970) soulignait également l'erreur de méthode qui consistait à lier la mise en place des bibliothèques à l'élaboration d'un catalogue général.
Unifier les méthodes de travail grâces à l'Instruction était une bonne idée, malheureusement les règles prescrites ne furent appliquées qu'exceptionnellement. Il faut d'ailleurs admettre que tout concourait à ce résultat : la tâche ne correspondait pas à une demande du public, l'autorité régulatrice était méprisée des utilisateurs et de ceux qui devaient faire appliquer ses règlements. Pour finir, les normes étaient inapplicables par les ignorants qui formaient le gros des effectifs des commissaires bibliographes. Si les responsabilités des districts sont écrasantes dans cet échec, celles des pères du Bureau de la bibliographie méritent d'être soulignées : ils avaient demandé l'impossible. La tentative de normalisation des méthodes de travail des bibliographes pendant la Révolution fut donc le parfait exemple d'une normalisation ratée, et ce en dépit d'un certain nombre d'idées parfaitement valables et qui, pour certaines furent conservées, comme, par exemple, l'usage des fiches.
Après cet échec, l'attention portée aux bibliothèques par les pouvoirs publics diminua sensiblement sous l'Empire et la Restauration. Du reste, les bibliothécaires avaient largement de quoi s'occuper en mettant en ordre l'héritage de la Révolution... L'intérêt porté au patrimoine national à partir du deuxième tiers du XIXe siècle, tout particulièrement aux archives, amena un regain d'intérêt que l'État encouragea en exigeant des bibliothécaires un niveau de qualification minimum. De leur côté, bibliothèques qui en étaient capables prirent l'initiative de publier leurs propres catalogues.
Le manque de formation des bibliothécaires et des archivistes avait trop pesé sur les projets de l'époque révolutionnaire pour être ignorés. Aussi tout au long du XIXe siècle, un effort est-il fait pour améliorer la qualité du recrutement des bibliothécaires et, surtout, des archivistes. Les choses allèrent lentement, mais le niveau requis s'éleva peu à peu. L'intérêt de l'État se manifesta notamment par la création de l'Inspection générale des bibliothèques en 1839. Le niveau de formation des bibliothécaires s'éleva progressivement durant la deuxième moitié du siècle : alors que la Commission des monuments conseillait de n'utiliser que des gens " ayant quelque teinture de lettres ", les bibliothèques publiques exigèrent dans la deuxième moitié du siècle que leurs postulants possèdent le baccalauréat. À partir de 1879 un " Certificat d'aptitudes aux fonctions de bibliothécaires des Facultés des départements " fut exigé pour devenir bibliothécaire dans une bibliothèque universitaire. Surtout l'État entreprit de former un nouveau corps de spécialistes chargés de la conservation des archives publiques et des bibliothèques en fondant l'École des Chartes.
La fondation de l'École des Chartes en 1821 est une étape cruciale. En effet, cette école permit de donner une formation homogène aux nouvelles générations d'archivistes, rebaptisés paléographes. Or ceux-ci ne furent pas uniquement utilisés dans les services d'archives : de nombreux chartistes assumèrent des fonctions de bibliothécaires, notamment au sein de la Bibliothèque nationale. Cet enseignement commun contribua donc fortement à uniformiser leurs pratiques. De plus, la nécessité de transmettre leurs savoirs força les bibliographes enseignants à définir plus précisément nombre de concepts fondamentaux, à commencer par celui de bibliographie, jusqu'alors ambigu. L'évolution des programmes est révélatrice : le cours de " classement des archives et des bibliothèques publiques " devint, en 1869, un " cours de bibliographie et de classement des bibliothèques et des archives ". On notera au passage l'évolution dans l'ordre des priorités. En 1895, les cours sur les bibliothèques furent, enfin, séparés de ceux concernant les archives. Trois ans plus tard, Charles Mortet (1852-1927) fut chargé de la nouvelle chaire de bibliographie, chaire qu'il occupa jusqu'en 1927 et dont il fut le plus éminent enseignant. Il y enseigna la bibliothéconomie ainsi que la structure des bibliographies les plus importantes et les endroits où les trouver.
À cet effort institutionnel, il faut ajouter les bénéfices de la diffusion de nombreux manuels de bibliographie et de catalogage. Parmi ceux-ci, la classification de Brunet publiée en 1804 dont l'influence se fit sentir dans toute l'Europe jusqu'à la fin du siècle. Brunet répartissait les ouvrages en cinq grandes catégories : la théologie, la jurisprudence, les sciences et les arts, les belles lettres et enfin l'histoire. Rappelons également le manuel de Jules Cousin, publié en 1882 (Cousin, 1882).
Il faut principalement souligner l'oeuvre de Léopold Delisle (1826-1910). Administrateur de la Bibliothèque nationale à partir de 1874, il s'était distingué par les réformes qu'il y avait introduites, notamment en faisant cesser la pratique d'intercaler les nouveaux livres dans les collections, ou en donnant à chacun une place définitive par format et par ordre d'arrivée. Mieux encore, il mena à bien la publication du catalogue des manuscrits entre 1876 et 1878, puis entreprit celle du : Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale, auteurs à partir de 1897. Il élabora à cette occasion de nouvelles règles de catalogage. Ce travail, commencé plusieurs années auparavant, lui permit d'éditer, outre de nombreux articles, deux petits manuels qui devinrent rapidement des classiques : instructions pour la rédaction d'un inventaire des incunables dans les bibliothèques publiques de France en 1886 et surtout instructions élémentaires et techniques pour la mise et le maintien en ordre d'une bibliothèque, en 1890. Ce dernier manuel s'imposa rapidement comme la référence en matière de catalogage et fit l'objet de quatre éditions en France entre 1890 et 1908 [3].
La publication de ces catalogues eut également des effets indirects bénéfiques en ce qu'ils servirent de modèles aux bibliothécaires qui s'en inspirèrent pour rédiger leurs propres catalogues. Aussi n'est-il pas exagéré de dire qu'à la fin du XIXe siècle les travaux de Léopold Delisle étaient devenus en France des normes de fait. À tel point que lorsqu'en 1911, l'ABF enquêta sur les pratiques de catalogage dans les grandes bibliothèques parisiennes, elle eut la surprise de constater que les Instructions étaient presque suivies partout. Ce n'était d'ailleurs qu'une demie surprise en raison des liens existant entre la Bibliothèque nationale et les autres grandes bibliothèques parisiennes. La Bibliothèque nationale disposait d'un personnel infiniment mieux formé que celui des autres bibliothèques, particulièrement en province. Aussi le jeu des mutations de personnel en faisait-il un vivier pour les bibliothèques parisiennes. L'enseignement de Delisle se répandit également par ce biais.
La politique de formation des bibliothécaires par l'État mit malgré tout un temps considérable à porter ses fruits. Les conditions qui avaient prévalu à l'époque révolutionnaire varièrent peu pendant toute la première moitié du XIXe siècle et la bonne volonté l'emporta généralement sur la compétence. Malgré ce contexte défavorable, les grandes bibliothèques publiques s'engagèrent dans un effort de longue haleine afin de rédiger, et pour certaines de publier leurs catalogues. L'absence de règles mûrement réfléchies et strictement définies fit pleinement ressentir ces effets pervers à chacune des étapes de ce travail complexe et ce jusqu'aux premières années du XXe siècle.
Dans la première moitié du XIXe siècle, le gouvernement proposa quelques modèles inspirés de l'Instruction, mais ils furent une fois de plus largement méprisés et les bibliothécaires ne se privèrent pas pour suivre le modèle qui leur semblait le meilleur. Cela aboutit à lier le sort des bibliothèques à celui de leur bibliothécaire : pour peu que celui-ci changeât, la méthode de travail changeait également et tout ce qui avait été fait auparavant devenait inexploitable. Il fallait alors refaire les catalogues depuis le début. Ainsi à Avranches en 1815, la municipalité s'aperçut à la mort de son bibliothécaire, Hyppolite Hamelin, que son travail était inutilisable : " tout ce qu'il avait fait n'ayant encore d'ordre fini que dans son esprit, les feuilles volantes qu'il avait écrit et fait écrire sous sa dictée par un jeune écolier de philosophie devinrent incompréhensibles pour son secrétaire même " (Desgraves, 1991 : p.168). Il fallut alors tout reprendre depuis le début. À la bibliothèque de l'École Centrale, un transfert des collections entraîna un changement du classement. Le catalogue, vieux de quelques années seulement, s'en trouva inutilisable du jour au lendemain (Desgraves, 1991 : p.168)... En 1896, Charles Mortet constatait encore :
" il y a encore beaucoup à faire avant d'arriver à l'unification désirable ; dans presque toutes les bibliothèques, il existe des usages particuliers, des traditions différentes, dont les traces persisteront longtemps encore, et qui créent de nombreuses divergences dans la rédaction des titres " (Mortet & Mortet, 1897 : pp.194-195)
À ces problèmes de méthode s'ajoutaient les difficultés d'application. Les descriptions bibliographiques, soumises aux mêmes aléas que le catalogue, souffraient des erreurs des copistes. La confusion régnait dans la tenue même des registres. Une circulaire du ministre de l'Instruction publique, Victor Duruy, datée de mars 1867 et adressée aux bibliothèques universitaires, posait des questions qui en disent long sur la rigueur du travail des bibliothécaires de ce temps :
" L'inventaire ou le catalogue est-il régulièrement tenu ? Tous les objets y sont-ils inscrits au fur et à mesure des achats ou des livraisons, lorsqu'il s'agit de libéralités faites par l'État, le département, les villes et les particuliers ?...Existe-t-il, à côté de l'inventaire ou catalogue chronologique un inventaire ou catalogue par ordre de matières ? ".
L'État avait de grandes responsabilités dans ce chaos. En l'absence de crédits suffisants pour recruter du personnel convenablement formé, il était impossible aux bibliothèques de faire beaucoup mieux. Le budget des bibliothèques ne figurant pas dans les priorités des municipalités, l'État était le seul bailleur de fonds possible pour assumer la conduite d'un vrai programme d'organisation des bibliothèques publiques de même nature que celui des bibliothèques universitaires. Ce rôle lui revenait d'autant plus naturellement qu'après l'intermède du Premier Empire et de la Restauration, qui ne se préoccupèrent ni l'un ni l'autre des bibliothèques, l'intérêt pour le patrimoine culturel augmentait et que la nécessité d'une instruction publique généralisée apparaissait de plus en plus incontournable. La Monarchie de Juillet effleura ainsi l'idée de reprendre à son compte le projet de réalisation d'un catalogue collectif national. Le Second Empire et la Troisième République s'intéressèrent également aux bibliothèques dans le cadre de leurs politiques respectives en faveur de l'enseignement. Or ces régimes semblent avoir gravement sous-estimé la tâche à accomplir.
Ainsi Guizot, alors ministre de l'Instruction publique, tenta-t-il, à partir de 1831, de créer un réseau de bibliothèques " scolaires " à l'usage des élèves et des adultes. En novembre 1833, il envoya, une circulaire à tous les préfets leur ordonnant de faire confectionner un catalogue dans chaque bibliothèque publique et d'en envoyer un exemplaire à ses services. Une exécution immédiate était évidemment impossible et l'affaire traîna : plusieurs missions d'inspection furent envoyées en province pour rendre compte de l'état des bibliothèques [4], mais les catalogues ne furent pas envoyés pour autant. En juillet 1837, Salvandi, successeur de Guizot, devenu alors premier ministre, réédita l'erreur déjà commise par la Convention qui consistait à vouloir régler le problème à coup d'ultimatum : il entreprit brusquement de relancer l'affaire en réclamant des résultats pour le premier octobre de la même année ! Il eut beau menacer d'exclure de la redistribution des ouvrages en double les bibliothèques qui ne tiendraient pas les délais, il n'obtint pas plus de succès que Guizot. Le ministre envoya ensuite des inspecteurs dans les bibliothèques de province pour se rendre compte de leur situation et de l'état des travaux. Ces inspecteurs auraient certainement pu jouer un rôle d'assistance technique auprès des bibliothécaires ; malheureusement dans ce domaine, leur aide consista à rappeler les instructions édictées durant la Révolution.
Bien que les contrôles aient continué grâce à la création de l'Inspection générale des bibliothèques en 1839, aucune suite à ce projet n'apparaît plus dans le recueil de lois concernant les bibliothèques compilé par Ulysse Robert. Le grand projet de Guizot était enterré. Seuls les cinq volumes du Catalogue général des livres composant les bibliothèques du département de la marine et des colonies purent être publié entre 1838 et 1843. C'était le premier catalogue collectif édité en France, ce fut aussi le dernier avant 1886 et comme il ne fut pas tenu à jour il devint rapidement obsolète (Mortet & Mortet, 1897).
Au total, Guizot, qui se plaignait dans sa circulaire que " les bibliothèques des départements sont depuis quarante ans dans une situation qu'on peut appeler provisoire " (Robert, 1883 : p.75), laissa lui aussi son projet inachevé. Le résultat de son action était dérisoire par rapport aux ambitions affichées au départ. Pouvait-il en être autrement alors qu'il ne donnait aucun moyen supplémentaire aux bibliothèques pour exécuter ses ordres ? La Bibliothèque nationale elle-même souffrait de ce manque d'argent : en 1837, un rapport de Duvergier de Hauranne à la Chambre indiquait que le catalogue était à reprendre car 200 000 volumes, bien que rangés n'avaient pu être catalogués. Deux ans plus tard, des crédits furent à nouveau demandés pour les mêmes motifs, mais la demande émanait cette fois directement de Salvandy. Sans plus de succès. Guizot, puis Salvandy, semblaient presque croire que l'incapacité des bibliothèques à établir leurs catalogues provenait d'un manque de bonne volonté. Cela avait été vrai en 1792 mais ne l'était plus quarante plus tard : les hommes avaient changé. Le chaos des fonds commençait même à se résorber. Cependant ce qu'il en restait était plus que suffisant pour paralyser la grande majorité des bibliothèques.
Bien que Guizot ait été l'un des ministres de la première moitié du XIXe siècle, ayant le plus agit en faveur des bibliothèques ; il est possible de se demander si le projet de catalogue national était réellement l'aspect du problème qui l'intéressait le plus. Historien lui-même, il semblait, dans sa circulaire, s'intéresser autant, sinon davantage, à la recherche de manuscrits inédits qu'à l'organisation des collections. De fait, cette politique privilégiant la recherche des manuscrits s'inscrivait dans une démarche plus générale de mise à jour du patrimoine national jusqu'alors inexploité. Cet effort, qui se poursuivit durant tout le XIXe siècle, permit de publier des pièces d'une importance historique que le temps n'a pas démenti. Malheureusement, l'intérêt suscité par cette véritable " chasse au trésor " encouragé par les gouvernements successifs ne fut pas accompagné de l'effort d'organisation et des retombées financières que les bibliothèques étaient en droit attendre.
La seconde moitié du XIXe siècle
Le Second Empire améliora notablement la situation financière des bibliothèques. Le budget consacré aux bibliothèques d'État passa de 500 000 francs à 1 200 000 francs entre 1848 et 1870. De nouvelles bibliothèques furent construites [5] pour accompagner le développement de la lecture publique. Enfin, la création, en 1857, d'un statut propre aux bibliothécaires témoigne de l'intérêt du régime impérial. D'une manière plus générale, les grandes bibliothèques parisiennes purent enrichir et diversifier grandement leurs collections. À la fin de l'Empire, elles faisaient encore bonne figure face aux autres grandes bibliothèques européennes.
Le principal bénéficiaire de cet effort fut la Bibliothèque impériale : son budget passa de 289 000 francs à 495 750 francs durant le Second Empire. Sur cette somme, 50 000 étaient consacrés au catalogage (Gerbod, 1995 : pp.1480-1481). Cette augmentation considérable, doublée de la désignation d'administrateurs généraux de premier plan, tel Jules Taschereau, et d'une véritable politique d'encouragement permirent la publication des dix premiers volumes du Catalogue de l'Histoire de France entre 1855 et 1870, ainsi que des trois premiers volumes du catalogue des manuscrits, et du catalogue des sciences médicales.
Cependant, la situation était moins brillante en province. Le réseau des bibliothèques y était plus lâche et les bons bibliothécaires plus rares qu'à Paris. En outre, l'héritage révolutionnaire était incomparablement plus lourd. De sorte que l'entreprise de catalogage des fonds fut une oeuvre de très longue haleine que peu de bibliothèques purent mener à terme. Ainsi, entre 1807 et 1911, seules quarante-huit bibliothèques municipales de province purent publier leurs catalogues (Desgraves, 1991 : p.180). La politique menée par Gustave Rouland puis par Victor Duruy, ministres de l'Instruction publique, respectivement entre 1856 et 1863 pour le premier, et entre 1863 et 1869 pour le second, permit de multiplier les bibliothèques. En effet, la reprise du projet de 1831 sur les bibliothèques scolaires obligea effectivement la création d'une bibliothèque par maison d'école. Cette action avait cependant des limites : le budget de 100 000 francs par an qui était alloué représentait peu par rapport aux besoins. En fait une grande partie du développement, considérable, des bibliothèques publiques sous le Second Empire était dû à des initiatives privées comme, par exemple, celles de la Société Francklin et de la Ligue de l'enseignement.
La chute de l'Empire n'apporta aucune amélioration à leur condition. En effet, entre 1878 et 1886, Agénor Bardoux, Jules Ferry et René Goblet, inversèrent la politique traditionnelle du Ministère de l'Instruction publique en matière de bibliothèques. Jusqu'alors la priorité avait été donnée aux bibliothèques municipales. Eux s'attaquèrent principalement au problème que représentait la nullité des bibliothèques universitaires. Il est vrai que la situation de ces dernières était dramatique. Des locaux misérables, des collections étiques et peu accessibles, un personnel peu formé et méprisé par les enseignants : elles offraient un spectacle des plus navrants. En 1865, Duruy avait déjà dénoncé cet état d'abandon, mais rien n'avait été fait. À partir de 1873, un " droit de la bibliothèque " fut demandé aux étudiants pour financer les acquisitions, mais cette décision s'avéra très insuffisante [6].
À partir de 1878, un grand nombre de textes ministériels fixèrent le cadre de leur fonctionnement. Une première instruction générale, datée du 4 mai 1878, qui recommandait de ranger les livres non plus en fonction de leur place dans le catalogue mais selon leur ordre d'entrée et leur format, eut une influence qui dépassa rapidement le cadre des bibliothèques universitaires. Trois arrêtés du 23 août 1879 eurent également des conséquences importantes. Le premier offrait un modèle de règlement aux bibliothèques universitaires. Le second définissait les conditions de la lecture. Le dernier créait le Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaires des Facultés des départements. Les effets de cette dernière mesure ne doivent toutefois pas être surestimés, tout d'abord parce que les postes offerts étaient peu nombreux : quatre pour le premier concours ; de plus, ce certificat fut principalement passé par des gens déjà en place et désireux de consolider leur situation. Il n'en marquait pas moins un progrès. Il contribua au redressement relatif des bibliothèques universitaires françaises après 1880, même si ces dernières ne furent jamais en mesure de rivaliser avec leurs homologues étrangères, ni de participer activement, à l'exception notable de la bibliothèque de la Sorbonne, aux efforts de l'ABF au début du siècle.
Les défis de la massification de la lecture et de l'édition
Le développement des instruments de travail en matière de catalogage et de bibliographie ne suivit pas un rythme aussi soutenu. Les crédits et les nouvelles formations profitèrent essentiellement aux bibliothécaires parisiens. En province, la situation des bibliothèques resta tout au long du siècle beaucoup plus difficile. L'essor de l'édition fut un autre facteur aggravant. Dans le domaine des périodiques, la parution d'une quantité sans cesse croissante de nouveaux titres, notamment scientifiques, posait des problèmes inédits que l'isolement des bibliothèques ne permettait pas de régler.
Devant cette véritable révolution, les instruments hérités de l'Ancien Régime étaient caducs tant en matière de catalogage que pour l'accueil du public : il était tout simplement impossible de faire fonctionner une bibliothèque publique accueillant régulièrement une grande quantité de nouveautés pour des lecteurs toujours plus nombreux comme une bibliothèque privée du siècle précédent. Les catalogues sur cahiers devenaient trop vite incompréhensibles ou dépassés à force d'ajouts, et les classifications héritées du XVIIIe siècle se révélaient chaque jour moins utilisables. Des progrès importants avaient certes été faits, mais ils étaient insuffisants et le formalisme des bibliothécaires ne permettait pas d'en tirer tout le profit possible. Ainsi, les catalogues sur fiches existaient souvent, mais étaient jugés trop fragiles pour être utilisés par les lecteurs, de sorte que ces derniers ne pouvaient pas disposer des outils de recherche qu'ils réclamaient. Les récriminations des lecteurs et les charges féroces de journalistes [7] trouvent leur explication dans ce décalage qui alla en s'accentuant jusqu'aux premières années du XXe siècle. Encore fallait-il le comprendre et le caractère patrimonial des bibliothèques françaises ne prédisposait pas les bibliothécaires à une si grande ouverture d'esprit. Aussi se laissèrent-ils dépasser.
À la fin du XIXe siècle, la nécessité d'une forme ou d'une autre de normalisation des pratiques bibliographiques ainsi que du catalogage apparaît clairement aux professionnels du livre et du document tant en France qu'à l'étranger. Il restait à élaborer des règles susceptibles d'emporter l'adhésion de tous et... à en généraliser l'usage. Ce double défi, les milieux du livre et du document tentèrent d'abord de le résoudre chacun de leur côté en procédant de deux manières opposées : soit en créant des règles adaptées à leurs besoins particuliers, quitte à tenter par la suite un rapprochement avec d'autres secteurs, comme le font l'Association des Bibliothécaires Français ou le milieu de l'édition ; ou bien en essayant de mettre en place un système global destiné d'emblée s'imposer à tous, comme le tenta Paul Otlet, figure hégémonique du mouvement naissant des documentalistes.
L'action de Charles Sustrac (1874-1946)
La création, le 22 avril 1906, de l'Association des Bibliothécaires Français (ABF), sous l'impulsion d'Ernest Coyecque (1864-1954), était la réponse à la conscience de plus en plus aiguë du retard pris dans tous les domaines par les bibliothèques françaises vis-à-vis des pays étrangers. La comparaison commençait même à devenir humiliante, en particulier avec les États-Unis où les bibliothèques pouvaient se procurer auprès de la bibliothèque du Congrès les fiches de n'importe quel ouvrage existant dans ses collections, alors qu'en France, la plupart suivaient encore des usages particuliers pour noter le titre d'un ouvrage. Pour corriger cet état de fait, la nouvelle association plaçait son action sur deux plans : d'une part, lutter pour les intérêts catégoriels de la profession (avec succès d'ailleurs) et d'autre part, entreprendre l'unification et le perfectionnement des usages en vigueur en matière de bibliographie et de catalographie.
Pour informer ses adhérents et faire circuler ses idées, l'ABF publia à partir de février 1907 un bulletin trimestriel sobrement intitulé Bulletin ABF. Dès son premier numéro, le bulletin s'attacha à dépasser le rôle de simple organe associatif pour se présenter comme un outil de réflexion et de proposition au service des bibliothécaires : " Il [le bulletin] s'efforcera de devenir l'intermédiaire naturel des bibliothécaires et il accueillera à cet effet, avec le plus vif intérêt, les communications et les articles que voudront bien lui envoyer tous nos collègues, membres ou non de l'Association. Il publiera des études sur les questions professionnelles de bibliothéconomie et bibliographie et aidera ainsi, nous l'espérons, au succès des réformes entreprises. " [8]. De fait, l'association publia dès 1908 un premier article sur les classifications en bibliographie, article qui fut suivi de nombreux autres. La présence au sein du comité de l'Association de personnalités de la qualité de Charles Mortet ou Charles Sustrac n'était sans doute pas étrangère à cette persévérance. Entre 1908 et 1924, la plupart des articles parus dans le bulletin se rapportant aux problèmes d'organisation des bibliothèques provinrent de la plume de l'un ou de l'autre.
Charles Sustrac ne se contenta pas d'écrire des articles. Il fut chargé de réaliser des études sur les problèmes d'unification des règles de catalogage. Il donna des conférences sur le sujet et participa à tous les grands travaux de l'ABF au début du siècle. Sa grande ouverture d'esprit le portait à observer avec attention ce qui se faisait dans les bibliothèques étrangères, notamment aux États-Unis qu'il visita en 1913 et qui lui inspirèrent un remarquable compte-rendu (Sustrac, 1913).
L'influence de Charles Sustrac sur la politique de l'association fut discrète mais déterminante. Conscient du retard pris par les bibliothèques françaises et doté d'une remarquable compétence dans ce domaine, Sustrac milita durant toute sa carrière en faveur de la coopération entre les bibliothèques françaises d'une part, et au niveau international d'autre part. Bien que bibliothécaire à la bibliothèque Sainte-Geneviève, il s'engagea directement dans les mouvements susceptibles de faire progresser sa cause et, en tout premier lieu, à l'ABF dont il fut l'un des membres fondateurs et secrétaire de 1906 à 1908. Il travailla également avec le général Sébert au développement de la bibliographie universelle dans le cadre du Bureau bibliographique de Paris dont il fut également secrétaire. Son engagement pour la documentation était aussi fort que pour celui envers les bibliothèques. Ce double rôle en faisait l'agent idéal d'une ouverture des bibliothécaires français vers l'étranger. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'il ait suggéré dès 1908 à l'ABF de participer au congrès international des bibliothécaires et des documentalistes que Paul Otlet organisait à Bruxelles pour 1910. Cette proposition fut acceptée avec enthousiasme par le comité de l'ABF et, naturellement, Charles Sustrac fit partie de la délégation qui se rendit en Belgique.
Les premiers travaux d'unification du catalogue
Arrivant à Bruxelles sans projet et sans information sur les bibliothèques françaises, la délégation de l'ABF semble avoir posé plus de questions au congrès qu'elle ne lui apporta d'aide. Aussi les participants de ce dernier lui demandèrent-ils de réunir en un document les usages en vigueur dans les bibliothèques françaises. L'idée fut approuvée par l'ABF qui forma, le 20 février 1911, une " Commission chargée de constater et de coordonner les usages actuellement suivis dans les bibliothèques françaises pour la confection des catalogues d'auteurs et d'anonymes ".
Cette commission, composée de sept membres [9], se réunit quinze fois entre mars 1911 et mai 1912. Reprenant une étude datant de 1898 sur le même sujet et laissée inachevée, leurs recherches se portèrent en premier lieu sur les grandes bibliothèques parisiennes, où l'enquête était plus facile. Ils notèrent en détail les méthodes utilisées dans ces établissements, puis les comparèrent point par point aux usages suivis par les éditeurs pour la Bibliographie de la France et pour le Catalogue de la librairie française. Les enquêteurs en arrivèrent ainsi à la conclusion que les usages ne différaient pas autant qu'ils le craignaient :
" On a constaté ainsi que sur un très grand nombre de points les usages étaient concordants ; lorsqu'ils différaient, les divergences les plus importantes ont été notées, soit purement et simplement soit avec l'indication d'une préférence pour telle pratique plutôt que pour telle autre ". (Mortet, 1912 : pp.42-44)
Bien que consciente des limites de ses recherches, la commission estima que ces premières conclusions pouvaient être étendues à l'ensemble de la France. La raison était que : " les Instructions de L.[Léopold] Delisle, où les règles essentielles de la rédaction et du classement des cartes sont sommairement indiquées, le catalogue général des imprimés de la Bibliothèque Nationale et le Catalogue général de la Librairie Française, où ces règles sont mises en pratique, ont exercé depuis nombre d'années, sur les usages de presque toutes les bibliothèques de Paris et des départements une influence réelle et déjà contribué dans une large mesure à l'unification progressive de la pratique. " (Mortet, 1912 : p.43). La commission était d'autant plus sûre de son fait que le Bulletin de l'ABF avait publié au cours des années précédentes des articles présentant plusieurs bibliothèques de province. Des points de comparaison avec les bibliothèques de province étaient donc déjà connus.
Fort de ce premier résultat, Mortet estima opportun de publier ses conclusions sous la forme d'un petit manuel rassemblant les pratiques les plus courantes pour " guider... les jeunes bibliothécaires en leur indiquant le moyen de résoudre une foule de difficultés de détail qui embarrassent d'ordinaire les débutants " (Mortet, 1912 : p.44). En fait, afin d'accélérer encore l'unification des usages et de commencer à orienter le mouvement, la Revue des bibliothèques publia gracieusement le rapport en 1913 sous le titre Règles et usages observés dans les principales bibliothèques de Paris pour la rédaction et le classement des catalogues d'auteurs et d'anonymes (Association des Bibliothécaires Français, 1913). En outre des envois gratuits ou à prix très réduits purent être effectués afin que chaque bibliothécaire [ou presque] pût avoir en sa possession un exemplaire de l'opuscule. Accessoirement la publication du manuel permit de susciter le débat. Les réactions et les observations ne se firent d'ailleurs pas attendre et le Bulletin de l'ABF ne manqua pas de publier les plus intéressantes. Elles furent globalement très positives émanant de personnalités aussi renommées que l'abbé Langlois par exemple et qui n'hésitèrent pas à faire des propositions (Lemaitre & Langlois, 1913 : p.168).
L'ABF moteur de la coopération internationale
La guerre vint malheureusement couper net l'élan de Charles Mortet : ses ravages imposèrent à l'association des sujets de réflexion plus immédiats, tant pendant le conflit que dans les premières années de la paix. Une fois la reconstruction du réseau des bibliothèques entamée, l'ABF ne reprit cependant pas le travail commencé avant 1914 : les problèmes catégoriels des bibliothécaires monopolisèrent l'essentiel de son activité. La version définitive du manuel ne put par conséquent être publiée que très tardivement, en 1929, à une époque où les méthodes venues d'Amérique grâce à l'école américaine de bibliothécaires (Bitoun, 1993) avaient eu largement le temps de s'implanter en France et de concurrencer l'enseignement de l'ABF.
Le rôle de l'ABF demeurait cependant considérable. Le Congrès international des bibliothécaires et des bibliophiles, qui se tint à Paris du 3 au 9 avril 1923, en fut la meilleure illustration. Pourtant, il résultait encore d'une initiative individuelle, celle de l'incontournable Charles Sustrac, qui saisit là l'occasion offerte par un contexte très favorable pour relancer la coopération internationale des bibliothécaires. Le prestige de la France après la guerre de 14-18, l'espoir placé dans la coopération entre les peuples au lendemain de l'armistice, le réel besoin d'unification des pratiques professionnelles et les efforts convergents de la Société des Nations et des organisations nationales pour accélérer leur mise en place, enfin le prestige personnel de Sustrac au sein de l'ABF [10], tout concourait à faire du Congrès de 1923 une date importante.
En dépit de l'absence, voulue, de l'Allemagne, ce congrès remporta un succès considérable. Ce fut également un moment clé dans l'histoire de la normalisation des documents. L'américaine Florence Wilson consacra deux interventions à ce sujet. Paul Otlet, présent lui, aussi bien que les documentalistes eussent officiellement refusé de s'associer au congrès, parla en faveur de la coopération internationale et d'autres représentants nationaux encore, notamment portugais, parlèrent dans le même sens. La reconnaissance de ce besoin par des bibliothécaires venant du monde entier et l'affirmation d'une volonté partagée de recourir à la normalisation pour unifier les usages créaient les conditions de toutes les réalisations ultérieures.
Le congrès n'en resta pas à des déclarations d'intention, et des résolutions importantes furent prises, comme de créer une association nationale de bibliothécaires et de bibliographes dans tous les pays qui en étaient dépourvus, ou encore de généraliser l'emploi de la fiche internationale partout où elle ne s'était pas encore imposée. Des suggestions portant sur l'extension du dépôt légal aux oeuvres cinématographiques (qui ouvrirent la voie aux réglementations sur les documents audiovisuels) ou la reproduction photographique des fonds, furent également proposées. Leur importance ne fut pas immédiatement comprise, mais elles constituaient là encore un début. C'est pourquoi ce congrès peut être considéré comme le point de départ de la normalisation internationale actuelle et l'ABF y joua plus que son rôle.
Ce mouvement de coopération se poursuivit avec les congrès internationaux suivants. Ainsi au Congrès de Prague, en 1926 [11], Gabriel Henriot (1880-1965) proposa, au nom de l'ABF, la création d'un " Comité international " représentant les associations nationales au niveau international. Pour Henriot, ce comité devait avoir " une autorité plus grande que nos associations nationales pour plaider la cause des bibliothécaires modernes. Il interviendrait utilement auprès de la Société des Nations, de l'Institut de coopération intellectuelle et d'autres organismes du même genre. Ses membres seraient des professionnels, mandatés par leurs pairs et aptes à se dire les représentants officiels de notre coopération " (Saby, 1992 : pp.168-169). Cette proposition fut acceptée par le congrès et, quelques mois plus tard, par l'American Library Association. Elle aboutit à la création en 1927 de la Fédération Internationale des Associations de Bibliothécaires (FIAB, ou IFLA en anglais), durant les cérémonies fêtant les cinquante ans de la British Library Association [12].
Durant tout le premier tiers du XXe siècle, l'Association des Bibliothécaires Français se trouva constamment en pointe dans les efforts internationaux de coopération et de normalisation. Par certains côtés, cette position peut paraître paradoxale dans la mesure où les bibliothèques françaises n'ont pas eu de personnalités aussi exceptionnelles que Dewey ou Otlet pour les mener. De plus, elles furent parfois techniquement très en retard par rapport à ce qui se pratiquait dans d'autres pays à la même époque. Enfin, dans les régions du nord et de l'est, elles eurent beaucoup à souffrir des ravages de la Grande-Guerre. L'ABF put cependant compter sur des personnalités de très grande valeur comme Charles Mortet et surtout Charles Sustrac. L'oeuvre de débroussaillement du premier et les qualités de visionnaire du second permirent à l'association de peser sur les débats, en dépit des retards existants. Charles Sustrac grâce à son travail en liaison avec Paul Otlet et le Général Sébert, avait largement profité des avancées de l'Institut International de Bibliographie.
Peut-être ce sont justement ces retards qui obligèrent les bibliothécaires français à chercher dans la normalisation et la constitution d'organismes internationaux une réponse à leurs questions. Mais l'importance du climat intellectuel des années vingt ne doit pas être négligé. Les projets démesurés d'Otlet pour la création d'une bibliographie universelle avaient échoué avant 1914 pour des raisons matérielles mais aussi parce qu'ils n'avaient pas trouvé un écho suffisant. Après l'hécatombe que venait de subir l'Europe pendant quatre ans, la situation se trouvait radicalement changée : les esprits étaient mûrs pour une collaboration internationale dénuée d'arrière-pensées.
Si la France fut le premier pays à tenter de mettre en place des règles communes à toutes les bibliothèques, elle ne fut pas le seul. Dans le courant du XIXe siècle, les bibliothécaires des États-Unis et d'Allemagne, pour ne parler que de ces pays, essayèrent aussi d'établir des règles communes, notamment pour publier des catalogues collectifs ou bien des bibliographies nationales. Enfin, l'entre-deux-guerres vit l'apparition des premières organisations internationales de bibliothécaires.
La première tentative en dehors de France eut lieu aux États-Unis. En 1850, la Smithsonian Institution chargea l'un de ses bibliothécaires, Charles Coffin Jewett [13] (Mortet & Mortet, 1897 : pp.175-177) de dresser un catalogue alphabétique complet recensant tous les livres appartenant aux bibliothèques publiques américaines. La réussite du projet reposait sur une idée séduisante : la Smithsonian Institution fixait un modèle des fiches et centralisait les catalogues pour les fondre en un seul, édité à ses frais. En échange de quoi les fiches étaient stéréotypées et pouvaient donc être réimprimées un nombre indéfini de fois pour un coût modéré. Les économies de temps dans la mise à jour du catalogue - et d'argent - étaient de nature à faire réfléchir les bibliothécaires, d'autant que le catalogue aurait évidemment mentionné les bibliothèques possédant chaque ouvrage. Pourtant, en dépit de tous ces avantages, l'affaire échoua, en partie pour des questions de rivalités entre personnes et de divergences de vue.
L'échec de ce premier projet ne provenant pas d'obstacles techniques, la Smithsonian Institution renouvela sa tentative sur une échelle plus petite quelques dizaines années plus tard. Il ne s'agissait cette fois que de recenser les périodiques scientifiques ; mais toujours à l'échelle du pays, alors que celui-ci s'était considérablement agrandi et surtout que la production de périodiques scientifiques avait connu un essor considérable. Malgré tout, le projet put être mené à son terme et le catalogue fut publié en 1885 dans les Miscellaneous collections sous le titre : A Catalogue of Scientific and Technical Periodicals (1665 to 1882), Together With Chronological Tables and Library Check-List by Henry Carrington Bolton [14]. C'était la preuve qu'il était bel et bien possible de pousser les autres bibliothèques à adopter des règles communes pourvu qu'elles y trouvassent leur compte. La leçon fut retenue et d'autres catalogues de même nature furent publiés dans les années qui suivirent.
Les problèmes liés à l'usage des modes de classement différent d'une bibliothèque à l'autre existaient également aux États-Unis. C'est pour en avoir fait l'amère expérience au cours de visites effectuées au début de sa carrière que Melvil Dewey publia sa propre classification en 1876. Le principe de celle-ci était de répartir l'ensemble des connaissances humaines en dix catégories numérotées et hiérarchisées ; la consultation du fichier étant ensuite facilitée par un index alphabétique. Cette classification encyclopédique connut un grand succès, d'abord aux États-Unis, puis dans le monde entier, l'utilisation d'un système numérique ayant l'avantage de supprimer les barrières linguistiques [15].
L'action de Dewey s'étendit également à d'autres domaines. Quatre ans après la publication de sa classification, il participait à la fondation de l'American Library Association (l'association des bibliothécaires américains) dont il fut par la suite secrétaire puis président en 1890. Il participa à la création de la revue Library Journal, puis dirigea plusieurs grandes bibliothèques, notamment la bibliothèque de l'université de Colombia et celle de l'état de New York. Il s'y distingua en révolutionnant les règles de la bibliothéconomie, en améliorant considérablement les services rendus aux lecteurs et en inventant le concept des bibliothèques de dépôt.
Dewey fut également un pionnier en matière de normalisation. Il créa en effet le " Bureau des bibliothèques " qui travailla à unifier les méthodes et les équipements des bibliothèques américaines. Il obtint le statut de bibliothèque nationale pour la Bibliothèque du Congrès et demanda que celle-ci centralisât le travail de catalogage pour soulager les autres bibliothèques. Enfin, il mena une action considérable dans le domaine de la formation, créant notamment une école de bibliothéconomie en 1887.
En partie grâce aux efforts de Dewey, les bibliothèques américaines prirent une avance considérable sur leurs consoeurs européennes en général et françaises en particulier : au début du siècle, les règles de catalogage, et notamment l'usage du catalogue dictionnaire, étaient connues et utilisées dans tous les établissements américains. Sous la direction de la bibliothèque du Congrès, la coopération entre les bibliothèques devint une réalité tangible. Cette dernière proposa en 1901 de vendre à bas prix des notices bibliographiques aux autres bibliothèques américaines. Un an plus tard, 212 établissements étaient déjà abonnés à ce service [16]. C'est donc à juste titre que les bibliothèques américaines furent proposées en modèle de l'autre côté de l'Atlantique : ainsi, la Grande-Bretagne profita de la communauté de langue entre les deux pays pour établir des règles bibliographiques et catalographiques communes en 1908. En France, les "Impressions d'Amérique" publiées par Charles Sustrac en 1913 dans le Bulletin de l'ABF témoignèrent de l'admiration des esprits les plus ouverts pour le travail réalisé aux États-Unis.
Ce n'est toutefois qu'avec la première guerre mondiale que l'influence américaine put s'exercer librement et aboutir à des résultats concrets. En effet, à partir de 1918, l'aide américaine aux régions dévastées comporta une aide à la reconstitution des bibliothèques. Ces bibliothèques créées sur le modèle américain servirent de modèle à toutes les bibliothèques publiques de France. L'événement majeur fut cependant la création d'une école américaine de bibliothécaires à Paris entre 1923 et 1929, car elle permit de former de nombreux jeunes bibliothécaires français aux méthodes américaines. L'influence de cette école fut d'autant plus grande qu'à la même époque l'ABF concentrait son action nationale sur des problèmes statutaires, sans véritablement chercher à développer le travail entrepris avant la Grande-Guerre. Le congrès international de 1923 illustra bien cette avance américaine et la divergence des préoccupations : dans son intervention, Charles Sustrac résuma l'activité du Bureau bibliographique de Paris depuis 1898, alors que Florence Wilson, qui enseignait à l'école américaine Paris, appelait de ses voeux une conférence sur la " standardisation " des méthodes bibliographiques et proposait des sujets de réflexion. Pour une fois, Sustrac ne se trouvait plus à la pointe de l'innovation !
Dans les dernières années du XIXe siècle, si l'Allemagne ne disposait pas d'un réseau de bibliothèques aussi perfectionné que celui existant aux États-Unis, elle sut malgré tout mettre en place des outils qui lui permirent de faire valoir ses propres règles dans toute l'Europe centrale et orientale.
L'unification de l'Allemagne rassembla dans un même empire des bibliothèques provenant d'États différents où des règles diverses étaient utilisées. La création d'outils de travail bibliographiques et catalographiques y revêtit donc un caractère d'urgence qu'elle n'avait pas en France. Le nombre des bibliothèques, ainsi que la taille de certaines collections, rendaient la tâche délicate. Heureusement, le débat s'engagea rapidement entre les bibliothécaires allemands sur les moyens de créer des instruments de travail bibliographique dignes du pays.
L'idée de rassembler à Berlin un exemplaire du catalogue de chaque bibliothèque fut rapidement écartée comme irréalisable et les propositions allèrent vers la création de catalogues collectifs. De fait, dans la pratique, seuls des catalogues collectifs régionaux ou bien des catalogues spécialisés semblent avoir été publiés. Charles Mortet écrivit dans un article sur les catalogues collectifs : " il semble que l'on ait reculé devant l'énormité de la tâche qu'imposerait la rédaction du catalogue commun aux nombreuses et importantes bibliothèques de l'Allemagne "(Mortet & Mortet, 1897 : p.185). Seuls des catalogues de périodiques purent être réalisés. Des catalogues collectifs propres à chaque royaume de l'Empire furent réalisés et ce n'est qu'en 1935 que le catalogue collectif prussien fut transformé en catalogue collectif allemand.
Le problème du catalogage fut réglé d'une manière relativement rapide grâce à l'adoption en 1899 des Instruktionen für den alphabetischen Kataloge der preussischen Bibliotheken (Instructions pour le catalogue alphabétique des bibliothèques prussiennes), plus communément appelées Preussichen Instruktionen (Instructions prussiennes). Revues en 1908 et surtout en 1915, ces règles furent rapidement utilisées dans l'ensemble des grandes bibliothèques allemandes, ainsi que dans les bibliothèques scientifiques et universitaires. La réalisation du catalogue collectif allemand de 1935 obligea de facto toutes les bibliothèques allemandes à les adopter bon gré mal gré. Par un phénomène d'entraînement, les bibliothèques allemandes de Dantzig et d'Autriche se virent obligées de les adopter à leur tour pour ne pas se trouver exclues du catalogue collectif. Les Instructions connurent également un grand succès dans des pays voisins qui ne subissaient pas ce genre de pression : les codes suisses allemands, néerlandais et polonais s'en inspirèrent largement (Poindron, 1960 : p.467).
Le succès des Instructions prussiennes n'empêcha toutefois pas d'autres règles catalographiques très différentes de coexister en Allemagne même [17], ni les bibliothécaires allemands de s'intéresser aux usages étrangers. Il fallut cependant attendre que les bibliothèques allemandes aient surmonté les destructions de la deuxième guerre mondiale pour que puissent progresser des travaux d'harmonisation internationale menée dans le cadre de l'IFLA, particulièrement ceux concernant le catalogage des collectivités auteurs.
La diffusion des Instructions prussiennes en Europe
Le bouleversement des frontières et la naissance de nouveaux pays après la première guerre mondiale offrirent une chance inespérée de faire progresser rapidement l'idée d'une normalisation internationale. En effet, aucun des nouveaux pays ne disposait de règles propres dans ce domaine : les bibliothèques existantes suivaient les traditions bibliographiques du ou des ancien(s) maître(s). Dans le cas de la Pologne, cela signifiait que les bibliothèques de l'est du pays fonctionnaient en suivant un modèle russe, pour autant qu'il en ait existé un, alors que les Instructions prussiennes étaient utilisées en Silésie et à Dantzig et que d'autres règles encore étaient suivies en Galicie austro-hongroise. Profiter de ce vide pour créer et généraliser dans toute l'Europe Centrale des règles reconnues par tous pouvait donc passer pour un objectif légitime. Dans la pratique aucune tentative ne fut faite.
Une des principales raisons est qu'il n'existait pas de structures adaptées : le souhait du congrès des bibliothécaires de 1923, de voir se créer une association nationale de bibliothécaires dans chaque pays, s'adressait principalement à ces nouveaux venus, les anciens États possédant déjà les leurs. Au niveau international, le manque de structures était également patent puisque nous avons vu que l'IFLA ne fut créé qu'en 1929, dix ans après la fin de la guerre. Ce délai peut paraître court, mais dans l'atmosphère de nationalisme du moment il était impensable que les nouveaux États patientassent : apporter rapidement la preuve de l'existence d'un patrimoine littéraire et scientifique national revêtait une signification politique beaucoup trop importante pour eux [18].
Le besoin d'affirmation nationale n'allait toutefois pas jusqu'à refuser les pratiques venues de l'étranger, y compris d'Allemagne, pour ce qui est de la Pologne et de la Tchécoslovaquie. Les Instructions prussiennes étaient très répandues dans ce dernier pays, quoique sous une forme adaptée aux particularités de la langue tchèque et mâtinée de règles anglaises et américaines. Une traduction en tchèque fut même publiée dès 1921. La classification décimale de Paul Otlet semble également avoir été largement utilisée. De même, les conseils de l'Institut international de bibliographie semblent avoir été sollicités, et suivis, notamment en Tchécoslovaquie.
En marge des organisations de bibliothécaires et de documentalistes se situe un monde également très concerné par les problèmes de normalisation des usages bibliographiques et catalographiques : celui de l'édition.
Les premières tentatives de coopération
La collaboration de ces deux univers se réduisit longtemps à très peu de choses. Paul Otlet semble avoir souhaité intéresser les éditeurs à sa gigantesque entreprise et ceci au début de son existence. L'Association des Bibliothécaires Français tenta elle aussi un rapprochement avec les éditeurs, qui aboutit à la participation d'un éditeur et d'un représentant du Cercle de la Librairie aux travaux de la Commission travaillant à l'unification des usages en 1911 et 1912. Cependant ni l'un ni l'autre n'aboutirent à un résultat durable, car les intérêts des deux parties n'étaient convergents qu'en apparence.
D'un côté, les éditeurs cherchaient une manière pratique d'améliorer leurs catalogues tandis que de l'autre, les bibliothécaires et les documentalistes se rejoignaient pour leur demander d'insérer dans chaque livre un ou plusieurs exemplaires de la description bibliographique de chaque ouvrage référencé. En suivant leurs voeux, les descriptions devaient faire l'objet d'une page détachable qu'il aurait été facile de coller sur des fiches cartonnées puis d'insérer directement dans les fichiers [19]. Allant au bout de cette logique, Paul Otlet demandait même aux éditeurs de coter directement leurs ouvrages en suivant sa classification décimale universelle ! L'application de cette idée aux articles de périodiques fut également évoquée et effectivement mise en pratique dans sa Revue Internationale de Bibliographie. Mais, sauf exception, les éditeurs rejetèrent toutes ces demandes et l'idée d'une collaboration fut abandonnée.
L'implication des éditeurs aurait-elle permis d'accélérer la mise en place d'une normalisation des usages bibliographiques et catalographiques ? Quelques réserves méritent d'être faites sur ce point. En effet, dans la mesure où les bibliothécaires n'étaient déjà pas parvenus à se mettre d'accord entre eux, intégrer des éléments de discussion supplémentaires dans ces conditions n'aurait sans doute fait que compliquer encore les débats. Otlet, lui, avait l'avantage de proposer un système complet et cohérent. Toutefois, sa classification décimale universelle pouvait présenter le défaut d'avoir été principalement créée pour des collections scientifiques et de ne pas être aussi adaptée au traitement de la production purement littéraire. La C.D.U. ne répondait donc pas véritablement aux attentes des éditeurs. Mais surtout, ni Otlet ni l'A.B.F. ne semblent s'être rendus compte qu'ils demandaient aux éditeurs de faire à leur place une partie de leur travail... Qui plus est, ils le leur demandaient sans rien proposer en échange de ce service, et quel service ! Ni plus ni moins que supporter les frais d'une page supplémentaire sur chaque livre imprimé au profit de quelques milliers de catalographes disséminés sur l'ensemble du globe ! Objectivement parlant, il était totalement déraisonnable de penser que de telles exigences pussent aboutir.
Le monde de l'édition ne se désintéressait pas pour autant des problèmes de bibliographie. Au contraire, la nécessité d'établir des catalogues faciles à utiliser par les libraires les obligeait, et les oblige encore, à être attentifs à ce point. Le retard de la France en matière de bibliographie les intéressait donc au premier plan, y compris dans les aspects les plus techniques du problème. En revanche, les informations contenues dans leurs descriptions bibliographiques n'avaient pas besoin d'être aussi détaillées que celles produites dans les bibliothèques. L'approche, nécessairement commerciale, que les éditeurs avaient du problème, était donc finalement radicalement différente de celle, scientifique, des bibliothécaires de l'ABF et plus encore de celle de l'Institut International de Bibliographie. Or aucun de ces derniers ne sembla véritablement le comprendre, si bien que lorsque les éditeurs rompirent les discussions, le sentiment qui semble avoir prévalu à l'ABF fut un mélange de déception d'avoir laissé passer l'occasion d'un important progrès et d'une certaine forme de surprise qu'une aussi bonne idée ait pu être rejetée. Ce sentiment reposait sur l'illusion que ces deux milieux étaient interdépendants et possédaient des intérêts communs.
Un exemple nous aide à mieux comprendre l'optique dans la laquelle travaillait les éditeurs : le service bibliographique des éditions Hachette et la revue Biblio publiée par Hachette entre 1933 et 1974 [20]. De 1930 à 1933, Éric de Grolier (1911-1998) mis au point les trois catalogues des exclusivités Hachette qui donneront par la suite naissance à Biblio. C'était en France, la première application du catalogue dictionnaire sur le modèle américain du Cumulative Book Index de Wilson. Les vedettes-matière qui parurent dans Biblio seront par la suite reprises par la bibliothèque de Laval (Canada), d'où ironie du sort, elles repasseront l'Atlantique pour être adoptées en France dans les années 70 à la bibliothèque Beaubourg et à la bibliothèque nationale (Fayet-Scribe, 1996 : p.287).
À l'époque, Éric de Grolier qui jouera un rôle fondamental dans le développement de la documentation en France connaît bien le milieu des libraires et des éditeurs. Parallèlement, il appartient à l'Institut International de Bibliographie (IIB) et anime le Bureau Bibliographique de France (BBF) qui en est la branche française. On le voit, la liaison éditeur-documentaliste s'établit par le travail d'Éric de Grolier. Tout comme Charles Sustrac fait sans arrêt le point à la même période entre bibliothécaires et documentalistes.
Biblio était un catalogue mensuel des livres parus en France et dans les pays de langue française. Grâce à son caractère exhaustif et à sa facilité d'utilisation, cette revue prétendait compléter la Bibliographie de la France sans pour autant lui faire de concurrence. Le service bibliographique fut créé dans les années trente comme une annexe des ventes à l'étranger. Son rôle consistait à fournir aux clients étrangers des éditions Hachette les références catalographiques exactes des livres français qu'ils désiraient commander et à identifier, dans les commandes, les ouvrages dont la description était incomplète. Il s'agissait donc fondamentalement d'un service commercial, sans aucune visée scientifique. Il était gratuit afin d'encourager les commandes : Hachette exportait comme grossiste l'ensemble des publications françaises dans le monde entier. En outre, Hachette s'occupant également de vente de livres d'occasion, le service bibliographique devait également travailler sur des listes d'ouvrages épuisés. Bien qu'appartenant au même éditeur, les deux services étaient totalement indépendants et disposaient chacun de fichiers propres. Ils n'étaient même pas situés dans les mêmes locaux [21] !
Le service bibliographique disposait des différents catalogues des maisons d'éditions, de la Bibliographie de la France, de Biblio et d'un fichier cumulatif par auteurs qui finit par atteindre le million de références. Les employés de Biblio tenaient de leur côté trois fichiers : un fichier auteurs bien sûr, un fichier par titres et un fichier matières. Sur les fiches, les informations étaient notées en fonction de leur intérêt pratique : ainsi l'apparition de l'ISBN fut-elle superbement ignorée jusqu'à la dissolution du service en 1980 ; en revanche, des informations comme le mode de reliure (broché ou relié) et le prix avaient une importance capitale et étaient scrupuleusement notées. Plus intéressant encore, comme le service bibliographique travaillait à partir des titres, il avait la liberté de conseiller une édition différente d'un même livre si l'édition demandée était épuisée.
En dépit de l'ampleur de la tâche, l'empirisme régna en maître durant toute la période d'exploitation du service bibliographique : aucun des employés, parmi les douze présents, n'avait reçu la moindre formation particulière. Ils apprenaient sur le tas au même titre que les stagiaires étrangers qui venaient y compléter leur formation de libraires. En général, ils confectionnaient les fiches en découpant des catalogues, mais ils étaient capables de les rédiger entièrement sur place, et cela arrivait fréquemment. Il n'existait pas de spécifications internes pour la rédaction : les employés suivaient les modèles existant par habitude, mais pouvaient s'en éloigner si un besoin nouveau se faisait sentir. Les normes de l'AFNOR étaient connues, mais n'étaient pas utilisées, vraisemblablement en raison de l'aspect relativement tardif de leur parution. Le service, lui, existait depuis les années trente ; des habitudes avaient donc eu le temps d'apparaître entre temps. Ces habitudes de travail n'étaient d'ailleurs sans doute pas si mauvaises dans la mesure où des représentants de Biblio pouvaient se voir invités à assister à des conférences internationales comme celles de 1961 sur les problèmes de catalogage.
La reprise de Biblio par le Cercle de la Librairie et sa fusion avec la Bibliographie de la France en 1972, puis la suppression du service bibliographique en 1980 ne vinrent pourtant pas de problèmes liés à leurs fonctionnements : les véritables causes étaient à chercher dans le déclin des ventes à l'étranger. Ces activités de prestige ne résistèrent pas à la décision des éditions Hachette de cesser d'assumer leur rôle d'exportateur pour l'ensemble des éditeurs français. Cet arrêt sonna le glas de l'activité du service bibliographique du fait de sa situation d'annexe du service des ventes internationales.
Ceci étant dit, les problèmes économiques d'Hachette lui évitèrent d'avoir à se poser la question de la rentabilité de ce type service face au développement de l'informatique. Dans un premier temps, l'apparition de l'ISBN ne porta pas préjudice au service, dans la mesure où celui-ci n'était pas encore doté d'ordinateurs. Mais à long terme, elle le condamnait à s'adapter ou à disparaître. La naissance des premières bases de données performantes puis des réseaux informatiques ne firent qu'accentuer le mouvement. Incontestablement, la crise économique a accéléré un processus dont l'issue fatale était inévitable. Le demi-siècle d'existence de ces services marque cependant l'intérêt de l'édition pour les problèmes de bibliographie. Leur disparition ne mit toutefois pas fin à cet intérêt, au contraire. Prenant acte des limites de leurs actions individuelles et du chemin déjà parcouru par l'AFNOR, les éditeurs décidèrent de prendre une part active aux travaux de normalisation comme nous le verrons avec la création de l'ISBN et de l'ISSN (cf. 3.4.3..)
La Fédération Internationale des Associations de Bibliothécaires manqua de temps pour développer une activité concrète avant 1939 ; son rôle fut donc largement occulté par celui joué à la même époque par l'Institut International de Bibliographie de Paul Otlet.
Les projets et les réalisations
La haute figure de Paul Otlet est bien connue (Reyward,1975). Rappelons néanmoins que cet avocat bruxellois, né en 1868 et mort en 1944, est considéré comme le père de la documentation et des sciences de l'information. Il fonda en 1902, avec l'avocat bruxellois Henri Lafontaine (1854-1943), l'Office International de Bibliographie, rebaptisé en 1905 Institut International de Bibliographie (IIB). Cet organisme devait permettre à Otlet et Lafontaine de mener à bien une gigantesque entreprise : recenser l'ensemble des ouvrages publiés depuis l'invention de l'imprimerie pour constituer un Répertoire bibliographique universel (R.B.U.). Ce projet un peu fou eut toutefois des conséquences considérables sur l'histoire de la bibliographie et du catalogage, car Otlet était à la fois un organisateur, un visionnaire et un infatigable apôtre de la cause de la documentation.
Les talents d'organisateurs d'Otlet étaient rendus nécessaires par les proportions de son répertoire : à la fermeture du Mundaneum en 1934, celui-ci comptait dix-huit millions de fiches ! Les problèmes de classement n'attendirent toutefois pas que le Répertoire ait atteint ces proportions pour apparaître. Pour leur faire face, Otlet et Lafontaine créèrent la Classification Décimale Universelle (C.D.U.). Il s'agissait d'une version améliorée de la classification de Melvil Dewey, caractérisée par la plus grande souplesse que lui procurait son système de notations auxiliaires combinables et de signes de ponctuations. Otlet développa sa classification jusqu'à un degré de précision extrême tout en parvenant à lui conserver une simplicité d'emploi qui fit son succès dans le monde entier.
Cette exigence de la part d'Otlet n'était pas sans raison : aucun écrit ne devait échapper aux mailles de son filet bibliographique, même si le degré de précision de son sujet ou son support était inhabituel, car le livre et la documentation étaient, selon lui, appelés à jouer un rôle capital dans le progrès de l'humanité vers la paix [22]. À ces considérations humanistes s'ajoutait la nécessité de répondre à l'intérêt grandissant des entreprises pour la documentation après la première guerre mondiale. Otlet sentit admirablement ce mouvement qui s'amorçait et prit en compte tous les types de documents dans son répertoire, y compris ceux qui ne se présentaient pas sous forme de livres. Dans son ouvrage le plus important, Le Traité de documentation, le livre sur le livre, qu'il publia en 1934, Otlet consacra ainsi des chapitres aux " documents graphiques autres que les ouvrages imprimés " et aux " documents dits substituts du livre ".
En homme pragmatique, Otlet compris très tôt que la réussite de son projet passait obligatoirement par la normalisation du catalogage. C'est pourquoi il s'attacha à généraliser les pratiques anglo-saxonnes et à imposer l'emploi d'un type de fiche cartonné unique, qui est encore utilisé aujourd'hui. De plus, pour lutter contre l'envahissement matériel, il inventa la microfiche ainsi qu'un appareil de projection appelé " bibliophote ". Malgré son originalité et son intérêt, l'oeuvre d'Otlet serait peut-être passée inaperçue si ce dernier n'avait déployé un talent et une activité remarquables pour convaincre un milieu pas toujours favorable à ses idées [23], ainsi que pour diffuser son répertoire universel et sa classification décimale universelle. Pour les faire connaître, il rédigea plusieurs ouvrages et publia des dizaines d'articles. La Revue de l'Institut International de Bibliographie lui fournit une tribune depuis laquelle il put faire circuler ses idées, mais aussi encourager et orienter le travail des différents instituts bibliographiques nationaux d'Europe et d'ailleurs qui s'étaient constitués à son appel. La création de ce réseau de comités prit des années, mais en 1934 il couvrait toute l'Europe ou presque. Il sut faire encore plus : il reprit l'idée d'organiser des congrès internationaux rassemblant des documentalistes, des bibliographes et des bibliothécaires malgré le peu d'impact des congrès organisés par chacune de ces professions entre 1886 et 1900. Son congrès commun, qui eut lieu à Bruxelles en juillet 1910, obtint un succès si considérable qu'il peut être considéré comme le point de départ de toutes les coopérations internationales futures en matière de bibliographie. Par la suite Otlet participa à l'organisation de tous les congrès internationaux jusqu'en 1937.
La plus grande réussite de Paul Otlet se trouve peut-être dans le formidable mouvement de collaboration internationale qu'il sut enclencher. Réussir à faire travailler pour une même cause des gens venus de tous les horizons n'avait rien d'évident ; pourtant Otlet et Lafontaine y parvinrent. Leurs convictions pacifistes et mondialistes les poussèrent à dépasser le cadre de la documentation pour créer l'Union des Associations Internationales (UAI) en 1910 [24]. Après la guerre, ils parvinrent même à intéresser la Société des Nations à leurs idées et purent croire un moment que pourrait aboutir le projet d'un " Palais Mondial Mundaneum ". Cette entreprise colossale devait regrouper une bibliothèque internationale, un musée consacré au Livre, un autre consacré à la Presse, des archives encyclopédiques internationales et devait enfin abriter la bibliographie universelle. L'ensemble s'intégrant dans une cité mondiale dotée d'un statut d'exterritorialité. Cependant le projet tourna court pour des raisons politiques et le Mundaneum fut fermé en 1934, ce qui mit un terme à l'expérience de la bibliographie universelle.
En France, l'action de Paul Otlet fut relayée par le Bureau bibliographique de Paris (BBP). Celui-ci était dirigé par le général Sébert que son activité dans le domaine de l'armement avait particulièrement sensibilisé au problème de la normalisation et de la documentation. Charles Sustrac en était secrétaire et nous avons vu déjà que son action au sein de l'ABF fut loin d'être négligeable. Dans le cadre de leur activité au bureau bibliographique de Paris, ils écrivirent de nombreux articles pour le Bulletin de l'Institut International de Bibliographie mais aussi pour des revues scientifiques françaises, comme la Revue Générale des Sciences ou le Bulletin de l'Association française pour l'avancement des sciences, afin de vulgariser leur action. Surtout ils se livrèrent à un patient travail de dépouillement des périodiques scientifiques français afin d'alimenter les fichiers bruxellois de l'Institut de tous les articles sur les sciences pures et appliquées. Cette tâche les conduisit également à développer toutes les tables de la partie correspondante de la classification décimale. Cette gigantesque entreprise resta malheureusement, elle aussi, sans lendemain.
Paul Otlet s'était donné les moyens de mener à terme son ambition. Techniquement parlant, son projet était cohérent et complet : le succès et la pérennité de la C.D.U. le prouvent. Otlet espérait qu'à terme, la réalisation de la bibliographie universelle et les échanges qu'elle rendrait possible, imposeraient sa classification décimale comme une norme de fait à tous les centres de documentation et à toutes les bibliothèques. Là encore, l'adoption de ses méthodes un peu partout dans le monde et l'intérêt manifesté au Mundaneum par la Société des Nations pouvaient lui laisser espérer que dans le futur, tout nouvel écrit serait classé en suivant ses manuels. Mais à bien y regarder, il n'est pas difficile de comprendre combien ses espérances étaient vaines.
Son projet était manifestement trop ambitieux et venait trop tôt. L'oeuvre considérable d'Otlet en faveur de la coopération internationale ne doit pas faire oublier combien il était isolé. La SDN n'avait pas plus les moyens de faire sortir de terre le Mundaneum que d'imposer l'emploi de la CDU à qui que ce soit. Que le gouvernement belge décide de fermer le Mundaneum sans qu'elle ne puisse rien faire pour le sauver démontrait que son avis comptait moins, même dans un petit pays, que celui d'un parti politique extrémiste local... Pour réussir, il aurait fallu qu'Otlet pût disposer de l'appui du gouvernement de chaque pays, ce qu'il était évidemment dans l'impossibilité d'obtenir. Privé des moyens financiers et législatifs que seuls les États pouvaient lui procurer, le pari que constituait la création de la bibliographie universelle et du répertoire était perdu d'avance.
Il faut également se demander si les espoirs fondés sur la coopération des bureaux bibliographiques n'étaient pas exagérés : même en tenant compte du partage des tâches instauré par Otlet [25], le travail exigé était considérable ; or l'Institut International de Bibliographie ne regroupait que peu d'associations nationales, ce qui limitait les apports. L'absence de participation d'une organisation américaine était particulièrement dommageable à la crédibilité du projet. Enfin, la documentation d'entreprise, malgré son développement rapide, n'avait pas atteint un poids tel que l'appui du secteur privé puisse se substituer à celui des états.
Devant l'immensité du travail à accomplir, l'Institut International de Bibliographie commença à se spécialiser à son tour. Pour répondre au besoin croissant en documentation dans l'industrie, l'IIB s'intéressa de plus en plus à la documentation. Il fut rebaptisé Institut International de Documentation (I.I.D.) en 1931, puis Fédération Internationale de Documentation (F.I.D.) en 1938, nom qu'elle porte encore aujourd'hui. Ce n'était pas que des changements de nom : la bibliographie universelle passa au second plan des préoccupations d'Otlet à partir de la première guerre mondiale. Ce recentrage sur la documentation permit du moins de faire entrer l'American Library Association (Association des Bibliothécaires Américains) dans la FID en tant que membre associé. Bien que les liens avec les associations de bibliothécaires soient restés nombreux et fructueux, la Fédération Internationale de documentation perdit ainsi son pari de donner un instrument de travail commun aux deux professions.
Parler de réussite ou d'échec de Paul Otlet n'a pas grand sens : si le Mundaneum était effectivement une chimère et la constitution du répertoire universel un projet hors de portée avec les moyens de l'époque. Malgré cela les points positifs sont nombreux dans l'action d'Otlet. Sa classification demeure une des plus répandues au monde (du moins pour les bibliothèques publiques) et certains de ses ouvrages font encore autorité. Mais plus que tout, son action dans le domaine de la coopération internationale fut fondatrice. Si la tentative de créer un outil commun aux bibliothécaires et aux documentalistes fut un échec, l'habitude de travailler en commun prise grâce à lui dès le début du siècle par les experts internationaux a grandement facilité le travail des normalisateurs de la deuxième moitié du siècle. De même son travail de normalisateur fut fondamental.
La normalisation autour du document
Pour les praticiens du document, les normes ne sont pas des carcans réglementaires mais des réponses pragmatiques et concrètes à des situations nouvelles. Les règles qu'ils inventent leur permettent de mettre au point une technique et en même temps de la rendre durable. Leur élaboration participe à une définition des méthodes documentaires. Le premier travail de Paul Otlet, du général Sébert et de Charles Sustrac était de mettre en place un certain nombre de règles pour les notices bibliographiques [26], les notices catalographiques internationales [27], les formats de documents [28] - en particulier la fiche -, et l'emploi d'un certain type de mobilier [29]. De même, la classification décimale demande une notation et un ordre rigoureusement respectés. L'ensemble de ces règles développées pour les différentes spécialités est édité pour la première fois en français en 1905. C'est la bible de la classification décimale. L'édition sera rapidement épuisée.
La classification décimale permettant le classement des livres dans les bibliothèques comme la rédaction d'un répertoire bibliographique, on ne s'étonnera pas de voir conjointement traité, dans les mêmes années, le problème des normes de la notice catalographique (pour le catalogue de bibliothèque et celui de la notice bibliographique pour la bibliographie). L'emploi de la fiche mobile au format normalisé est une véritable innovation qui permet de réaliser un catalogue ou une bibliographie sous forme de répertoires de fiches. Elle remplace le catalogue qui présentait la bibliographie sous forme de volumes cumulatifs extrêmement longs à faire paraître et d'une consultation moins aisée que la fiche. Le format de la fiche 7, 5cm x 12cm s'inspire des normes anglo-saxonnes. De façon similaire, Charles Sustrac rédigeant les normes catalographiques prend modèle sur les normes anglo-saxonnes. Faciliter l'usage des règles de la classification décimale est un souci constant, c'est pourquoi de nombreux manuels - qui développent des tables de la CDU - pour la constitution du RBU, sont éditées au fur et à mesure. Le BBP collabore intensément avec l'IIB pour l'élaboration et l'édition de ces manuels. Par exemple, en sciences physiques, photographie, locomotion et sport, espéranto, art de l'ingénieur, sciences agricoles, chimie et électricité [30].
Le général Sébert était déjà familier avec les problèmes de normalisation. Il avait travaillé sur l'unification des filetages dans le cadre de la Société d'encouragement à l'industrie nationale (Sein) pendant qu'il dirigeait le laboratoire central de la Marine dans les années 1890. La normalisation de produits semble connaître, au cours du XIXe siècle, des initiatives sporadiques [31] et dispersées ; l'une d'entre elles est restée célèbre à la fin du XVIIIe siècle ; la Convention procède à l'unification du système métrique des poids et mesure. Cependant, la première institution officielle dans ce domaine en France est la Commission permanente de standardisation (CPS) constituée par décret du 10 juin 1918. Elle semble émerger en réaction à la création, en décembre 1917, d'un Office de normalisation en Allemagne. Suite aux difficultés de la CPS, la normalisation française se poursuit en 1926 dans le cadre de l'Association française de normalisation (AFNOR). Son statut est celui d'une association privée définie par la loi de 1901, il est complété en 1943 par la déclaration d'utilité publique. De fait, avant la CPS, et pendant la période où elle existe, la normalisation [32] (Moutet, 1997) s'effectuait de manière empirique au sein de différentes instances : chambres syndicales, fédérations de constructeurs. La CSP dans la branche métallurgique avait été laissée à l'abandon par l'État. Chaque branche professionnelle - ou chaque institution patronale par branche - s'organisait, puis la CSP rendait officielles les normes établies par les organismes privés. Dans ce contexte, l'AFNOR a un rôle de coordination entre différentes organisations professionnelles, et de représentation ; par exemple, vis-à-vis du ministère du Commerce et dans les conférences internationales de normalisation. L'AFNOR a aussi une mission de documentation en fournissant l'information nécessaire sur les travaux français et étrangers. Les organisations professionnelles françaises sont actives, et en 1928, la France fait partie des 14 pays qui décident de constituer une Union internationale des sociétés de normalisation : l'International Standard Association (ISA). L'Angleterre et les États-Unis n'ayant pas adopté le système métrique, ils n'en font pas partie (a contrario, au niveau des normes internationales de documentation, les Anglo-Saxons sont très présents). En 1931, l'ISA crée 31 comités spécialisés. La France a la charge de plusieurs secteurs : automobile, construction des outils, ajustage, mesure du débit des fluides. Cependant, dans le domaine des produits de la sidérurgie par exemple, aucun effort n'est fait, en particulier pour les normes de qualité, contrairement à ce qui se fait aux États-Unis à la même époque, ou encore en Allemagne. De manière semblable, aucune évaluation des outils documentaires n'existe ni au BBF (mais on parle des usagers) ni à l'IIB durant cette période. Trois sortes de normes existent : simplification par réduction du nombre de types, unification des dimensions usuelles destinées à assurer l'interchangeabilité, spécifications définissant la qualité. En documentation, la première et la deuxième norme se développent dans le cadre de l'IIB. Les difficultés sont multiples : dans le domaine de l'industrie comme dans celui de la documentation, on trouve un manque de collaboration entre les chefs d'entreprise et un goût du consommateur pour des objets qui ne soient pas uniformes... Toutefois, l'AFNOR réussit dans les années 30 à jouer un rôle positif (Moutet, 1997 : p.280).
L'AFNOR reprend sous son contrôle les organismes du secteur métallurgique qui normalisent au lendemain de la guerre ; elle constitue de nouvelles commissions et elle suscite des liens entre les secteurs industriels et les pouvoirs publics. Tout ceci malgré un budget très modeste comparé à d'autres pays. Malgré tout, la normalisation française affiche un retard en 1931 (en se limitant à l'aspect dimensionnel) ; et faute de crédit, elle reste modeste et dépendante du mouvement international de normalisation. Lorsque le Bureau bibliographique de France mit son action en sourdine dans les années trente, ce fut l'Union française des organismes de documentation (UFOD) qui joua un rôle moteur dans le développement de la normalisation documentaire.
L'UFOD apparaît comme une association extrêmement vivante à travers la présentation du périodique mensuel mis en place à partir de mai 1932, La Documentation en France [34] ; celui-ci est complété, dès le deuxième numéro, par une rubrique bibliographique effectuée par Suzanne Briet permettant de suivre l'actualité en bibliothéconomie et documentologie [35]. Les réunions de l'UFOD sont régulières. Les procès-verbaux des assemblées générales révèlent que les membres assistent en grande majorité aux séances. Les cotisations des membres sont reçues sans que le trésorier n'use de force rappels de relance [36]. Les interventions des membres sont variées et représentent une tribune d'expression et d'affirmation professionnelle. Quelques axes de travail se détachent avec une plus grande netteté : la normalisation, la terminologie, la création d'une école de documentation [37], l'emploi de supports ou d'outils documentaires nouveaux.
La richesse et la densité des réalisations documentaires des années 1931-1937 s'expriment au grand jour lors du Congrès mondial de la documentation universelle (CMDU) de 1937. Cependant, une grande partie de l'histoire de la documentation s'est déjà largement déroulée au sein de l'IIB, du BBP, puis du BBF. En ce sens, l'UFOD représente plus une phase d'épanouissement et de maturité qu'une mise en perspective nouvelle. Ces principaux axes de débat sont d'ailleurs dans la droite ligne de l'IIB et du BBP, et la familiarité à ce type de discussions est déjà largement acquise par plusieurs membres du BBF, puis de l'UFOD.
La première règle en matière de normalisation semble être la multiplicité des règles. La normalisation est aux mains de plusieurs groupes qui interviennent simultanément sur des terrains différents ou très proches, ensemble ou séparément. Un exemple peut être donné en 1934 dans le secteur de la chimie. L'IICI met au point un code international d'abréviation des titres de périodiques en chimie. L'AFNOR et l'Ausschuss für Einheiten und Formelgrossen s'occupent de réglementer les symboles chimiques. L'OCI élabore des règles pour la rédaction, la présentation et l'édition des mémoires publiés dans les périodiques de chimie. Enfin, l'IUPAC rédige un certain nombre de règles pour la nomenclature chimique [38].
L'AFNOR est présente en tant que membre à l'UFOD dès 1933 en la personne de M. Girardeau son directeur, toutefois l'AFNOR semble avoir officiellement un comité international pour la documentation (ISA 46 devenu depuis ISO 46) [39] en 1938 et demande alors son concours à l'UFOD qui est représenté dans les différentes commissions du comité 46. En effet, la première réunion du comité ISO 46 - Documentation à Londres le 27 septembre 1938, fait l'objet d'un court compte-rendu de la part de Pierre Bourgeois dans la revue de l'UFOD de novembre 1938.
En février 1934, l'UFOD met en chantier à la fois la normalisation des formats des documents, et après discussion, celles concernant la rédaction, la présentation et l'édition des mémoires destinés aux périodiques [40]. En novembre 1934, Armand Boutillier du Retail crée une commission pour l'étude du classement alphabétique des dossiers (Boutillier du Retail, 1934).
Les règles alphabétiques pour le classement des documents commerciaux sont étudiées par Y. Chauvin dans un article paru en mai 1935, puis complété en mars 1939. Charles Sustrac continue, comme par le passé à l'IIB et au BBF, à travailler sur les règles catalographiques dont il rappelle l'ancienneté en évoquant le travail de Léopold Delisle. Ce dernier avait publié dès 1890 : Les Instructions élémentaires et techniques pour la mise et le maintien en ordre des livres d'une bibliothèque.
La nécessité d'établir des règles autour du document est de plus en plus explicitement exprimée au niveau national et international. Manifestement, le fruit du travail des années antérieures pour la normalisation est enfin prêt à être cueilli. La normalisation internationale représente, pour les militants de l'UFOD, le premier pas indispensable pour l'organisation d'une coopération internationale de la documentation. Elle permet de coordonner ce qui existe déjà et de faire apparaître ce qui manque.
Les années vingt sont marquées par une volonté grandissante de collaboration entre les diverses associations nationales. Ainsi, si seuls les représentants des " nations amies, alliées ou neutres " (Saby,1992 : pp.168-169) sont invités au congrès de 1923, les comptes-rendus de lecture du Bulletin ABF de la même période montrent que les bibliothécaires français restent attentifs aux travaux de leurs collègues d'outre-Rhin. La réintégration des représentants allemands dans les instances internationales des bibliothèques s'effectua donc sans le moindre problème dès le congrès suivant, à Prague, en juin et juillet 1926.
Durant ce même congrès international de Prague, Gabriel Henriot, président de l'ABF, évoqua la création d'un " Comité international et permanent, élu par les diverses associations nationales de bibliothécaires. " L'idée d'Henriot était de " cristalliser l'identité professionnelle du 'corps'... à l'échelle internationale "(Saby, 1992 : pp.168-169) et de créer une autorité supérieure aux organismes nationaux et donc capable de se faire entendre de la Société des nations. L'idée fut accueillie avec enthousiasme par le congrès et, en septembre de la même année, Henriot reçut le soutien de l'American Library Association. Le Comité put donc être créé et son statut voté en septembre 1927. Le Comité se réunit ensuite une première fois à Édimbourg en 1927, puis une seconde fois à Rome en mars 1929. C'est durant cette réunion que le Comité adopta le nom sous lequel il est encore connu aujourd'hui : Fédération Internationale des Associations de Bibliothécaires, FIAB ou IFLA en anglais.
En 1926, fut également créée l'Association Internationale de Standardisation (ISA). Son rôle était de coordonner l'action de comités techniques chargés d'élaborer des normes internationales, n'importe quel pays pouvant ensuite intégrer celles-ci à son système de normes en vue d'une harmonisation internationale. Bien qu'essentiellement orientée vers l'élaboration de normes d'ingénierie mécanique, l'ISA constitua l'année même de sa création une commission technique spécialement chargée de la documentation, le comité 46. Neuf pays participèrent à sa fondation : l'Allemagne, le Danemark, la France, l'Italie, les Pays-Bas, la Suisse et l'Union Soviétique. Les États-Unis et la Grande-bretagne y siégeaient également bien que n'en faisant pas officiellement partie de l'ISA, faute d'avoir adopté le système métrique.
L'action du comité 46 fut de courte durée, puisqu'il dut mettre un terme à ses activités en 1942, en même temps que l'ISA. Il eut toutefois le temps d'adopter quelques normes concernant la documentation. Il s'agissait pour la plupart de normes nationales autour desquelles un consensus avait pu être établi. La norme internationale sur les manchettes de périodiques, officiellement recommandée en 1931 et immédiatement adoptée par dix pays, reprenait intégralement la norme hollandaise de 1928. Malgré tout le bilan restait faible : la plupart des questions abordées (règles de catalogage, sur le classement alphabétique des noms, sur la translittération des caractères cyrilliques) étaient trop complexes et soulevaient trop de difficultés pour être réglées dans le court laps de temps que dura l'action de l'ISA.
L'ISA essaya de mettre en place une collaboration active avec la FIAB et l'UFOD (Union Française des Organismes de Documentation), malheureusement le temps manqua pour que cette coopération donna des résultats concrets. Elle contribua néanmoins à assurer la crédibilité des trois organisations. Les centres d'intérêts communs étaient pourtant nombreux : l'ISA semblait notamment très intéressée par un accord international sur le catalogage. En effet, sa perspective, essentiellement économique, rejoignait celle de la FIAB pour souhaiter intensifier les échanges tant en documentation qu'entre les bibliothèques elles-mêmes.
La FIAB avait entrepris elle aussi, durant les années trente, d'établir des règles internationales de catalogage afin de faciliter les échanges internationaux. Le coeur du problème était de parvenir à un consensus entre les règles les plus répandues dans le monde, à savoir les anglo-américaines d'un côté et les allemandes de l'autre. La FIAB créa donc, en 1935, une sous-commission chargée d'étudier le moyen de les unifier. Les points de divergences étaient nombreux : ainsi l'usage du catalogue dictionnaire et le classement des collectivités auteurs en fonction du lieu de parution étaient très répandus en Amérique mais pas dans les autres pays. Côté allemand, le catalogage des collectivités auteurs et des anonymes suivaient des usages incompatibles avec ceux des autres pays.
Des échanges d'idées s'étaient mis en place pour tenter de résoudre les difficultés rencontrées et d'élaborer un projet commun. Le sujet fut également abordé au cours des derniers congrès internationaux des années de paix. L'UFOD et l'ISA étudiaient également la question chacune de leur côté. Finalement la FIAB décida d'organiser un congrès spécialement consacré à cette question pour 1940 ; l'ISA ne s'y associa pas car elle considérait que les discussions n'étaient pas assez avancées pour aboutir à un accord. Le déclenchement de la guerre mit fin au débat en empêchant la tenue du congrès et en stoppant tous les travaux.
La normalisation de secteurs plus ou moins importants de l'activité industrielle est ancienne : on en trouve des traces dès l'Antiquité. Cependant, le vingtième siècle marque une rupture en étendant cette pratique à tous les domaines de l'activité économique et en confiant l'élaboration des normes à des organismes spécialisés nationaux et internationaux. Comme bien d'autres avant lui, ce mouvement trouve son origine dans la guerre. Le glissement rapide de la guerre de 14, vers une forme de guerre industrielle engageant la totalité des forces de chacun des belligérants eut des conséquences immédiates sur les économies nationales et lorsque les premiers signes d'épuisement économique apparurent chez les belligérants, la nécessité d'accroître le contrôle et la coordination de la production industrielle pour continuer le combat apparut si clairement qu'en moins d'un an presque tous les pays européens s'étaient pourvu d'un organisme de normalisation. A priori, ces organisations n'étaient pas appelées à jouer un rôle dans l'unification des techniques documentaires. Elles finirent cependant par s'avérer être le meilleur cadre pour y parvenir, même si leur mise en place fut particulièrement laborieuse.
Les industriels de la mécanique, des chemins de fer et de l'électricité avaient déjà anticipé le mouvement depuis plusieurs années en s'accordant sur des cahiers des charges communs. En fait, il s'agissait d'une mesure du plus élémentaire bon sens : la sécurité des utilisateurs leur imposait de se concerter afin d'éviter les accidents dus aux disparités de matériels. Ainsi l'espacement des rails de chemins de fer avait fait l'objet d'un accord international dès 1846, ce qui permettait la circulation ininterrompue des trains dans presque toute l'Europe. Sous la pression de leurs clients, les fabricants de matériel mécanique se mirent eux aussi d'accord sur le filetage métrique des visses en 1894. Accord qui fut complété quatre ans plus tard par le congrès international de Zurich qui permit de mettre en place le système international d'unification du diamètre des boulons. Ces travaux débouchèrent en 1901 sur la création de l'Institut des ingénieurs civils (Engineering Standards Committee) à Londres. Les fabricants de matériel électrique furent eux aussi amenés à se concerter lorsque leur industrie commença à prendre de l'ampleur. Là encore il fallut s'unir pour éviter que les différences de matériels n'aboutissent à de graves accidents. Il y eut toutefois une particularité en ce que leur union se fit d'abord au niveau international avec la fondation en 1906, de la Commission électrotechnique Internationale (C.E.I.). En France, les industries électriques ne s'assemblèrent que l'année suivante au sein d'un Comité électrotechnique Français qui entama rapidement des travaux sur les lampes à incandescence. Enfin, en 1908, les compagnies de chemin de fer françaises et la chambre syndicale des constructeurs de matériel pour chemin de fer s'associèrent afin d'établir des cahiers de charges communs pour les fournitures métalliques des wagons et des locomotives (Maily, 1946 : pp.24-26).
Les efforts de ses précurseurs avaient cependant la faiblesse de ne porter que sur des secteurs particuliers. Pour assurer la cohérence globale de la normalisation le recours à un système national était indispensable. Toutefois le besoin ne s'en fit réellement sentir qu'avec la Première Guerre Mondiale lorsque les économies de pays entiers furent mises au service de l'effort de guerre. Paradoxalement, le premier pays à mettre en place un système national de normalisation fut un État neutre : la Hollande. En fait, la situation de ce petit pays, coincé entre les belligérants, n'avait rien de confortable, sa neutralité n'empêchant ni les effets du blocus maritime anglais ni ceux de la guerre sous-marine allemande. La création en 1917 d'un comité national de normalisation [41] devait permettre au pays de surmonter les effets de ce double blocus. La Suisse, quoique moins menacée, suivit le même exemple en créant l'Union Suisse de Normalisation l'année suivante.
Parmi les belligérants, l'Allemagne ressentit la première le besoin de réorganiser sa production. Il s'agissait de palier la pénurie résultant du blocus maritime allié et de rationaliser davantage la production. Le gouvernement prussien créa en 1917 le Königliche Fabrikationsbüro [42]. L'activité de ce dernier fut complétée et étendue à tout l'Empire Allemand en décembre de la même année, grâce à la création du Normaenausschus des Deutschen Industrie [43]. Les puissances alliées suivirent rapidement son exemple avec la création en 1918 de l' " American Engineering Standards Comitee ", la réorganisation du " Engineering Standards Comitee " anglais et la création en France de la Commission Permanente de Standardisation, ou CPS.
Contrairement aux autres pays, la France envisagea également la question de la normalisation dans l'optique de la réorganisation de son économie pour après la guerre, ce qui explique peut-être pourquoi elle fut l'un des derniers pays européens à se doter d'un tel système. Les besoins militaires obligèrent cependant l'État à intervenir plus directement dans des domaines de l'industrie ayant un rapport direct avec la guerre. Les cahiers des charges des produits métalliques furent ainsi unifiés au tout début de l'année 1918 [44]. Parallèlement, les matériaux de construction - un matériel civil - faisaient l'objet d'une mesure identique au mois d'avril. Deux mois plus tard, le 10 juin 1918, le ministre du commerce, Etienne Clémentel, créait la Commission Permanente de Standardisation ou CPS : " une commission technique permanente qui a pour mission d'étudier toutes les mesures susceptibles d'assurer l'unification des types dans la construction mécanique et métallurgique, de grouper les études déjà entreprises dans cette voie et de proposer toutes les décisions propres à assurer ce résultat " [45].
La CPS rassemblait vingt-quatre membres nommés pour deux ans : neuf d'entre eux représentaient différents ministères [46] ; les autres étaient nommés parmi les représentants de syndicats professionnels, comme la Société des Ingénieurs Français. Un président, Clémentel lui-même, deux vice-présidents et deux secrétaires dirigeaient l'ensemble. Le travail s'effectuait au sein de vingt-deux sous-commissions. Chacune d'elles recueillait les rapports et les études concernant son domaine d'activité et rédigeait un projet qui était mis en circulation auprès des autres sous-commissions ainsi que des administrations intéressées, des chambres syndicales et des entreprises. Celles-ci disposaient de deux ou trois mois pour donner leur avis, après quoi la commission tranchait les points litigieux et rédigeait le texte final de la norme.
Dans la pratique, la CPS se contentait d'enregistrer les usages en vigueur sans chercher à établir de consensus par des études de grande envergure. Quatre-vingt-sept fascicules, pour la plupart des normes de qualité, furent ainsi étudiés entre 1918 et 1924. Parmi eux, cinquante-quatre furent définitivement approuvés et trente seulement parvinrent jusqu'au stade de l'enquête publique. Ce nombre peut paraître faible, mais compte tenu des problèmes de fonctionnement de la commission et de l'élargissement de ses prérogatives aux domaines de l'industrie électrique, aux matériaux de construction et à la construction navale, le résultat était déjà appréciable.
La Commission Permanente de Standardisation souffrait de maux qui la tuèrent en moins de six ans. La lourdeur de son fonctionnement et son caractère étatique trop rigide n'étaient pas les moindres de ses défauts : " L'organisation et le fonctionnement de la CPS étaient de nature à décourager les meilleures volontés... et ils les ont découragées presque toutes ! " se lamentait M. Lemaitre [47] en 1928. De fait, l'absence de communication entre les sous-commissions et de coordination entre les ministères paralysa grandement son action. C'était d'autant plus gênant que l'autonomie administrative de la commission était très réduite et que ses fonds propres se résumaient à leur plus simple expression : le budget maximal de la CPS ne dépassa en effet jamais les vingt-cinq mille francs !
S'ajoutaient encore à cela de graves problèmes de personnels : celui-ci changeait trop souvent et était peu apte à remplir la mission qui lui était confiée. Les spécialistes manquaient car le travail à la commission était bénévole. De plus, la méthode de travail était déficiente. En outre, l'ampleur de cette action était encore trop étroite, puisque limitée à quelques secteurs d'activité seulement. Surtout, la CPS ne parvint pas à désarmer la méfiance des acteurs de l'économie, particulièrement des petites et moyennes entreprises qui constituaient le coeur de l'économie française et qui voyaient en elle un cheval de Troie de l'État. Privée du soutien de ses commanditaires comme de ceux au profit de qui elle travaillait, la CPS périclita rapidement. Une dernière séance de travail se tint le 18 juin 1924, puis la commission cessa son activité.
L'échec de la C.P.S. était inquiétant à plusieurs titres : tout d'abord il témoignait du retard de la France dans le domaine des normes à l'heure où les associations étrangères commençaient à se rapprocher à l'échelle internationale et fondaient, en 1926, la Fédération Internationale des Associations de Normalisation, désignée sous son sigle anglais d'ISA. L'adoption ou non des normes internationales de cette dernière était laissée à l'appréciation de chaque pays, cependant il fut très rapidement évident qu'il était commercialement dangereux pour un grand pays de vouloir les ignorer et plus encore de ne pas participer à leur élaboration.
La réponse vint des précurseurs de la normalisation française : les industries de l'électricité. Le 22 juin 1926, les représentants de l'Union des Syndicats de l'Électricité, du Syndicat des Entrepreneurs de Réseaux et Centrales Électriques, du Syndicat Général des Installateurs Électriciens et du Syndicat du Chauffage Électrique, auxquels s'étaient joints des représentants du Comité des Forges, la Fédération de la Mécanique ainsi que la moribonde CPS, fondèrent une association à but non lucratif : l'Association Française de Normalisation, ou AFNOR.
La nouvelle association se fixait des objectifs limités. Évoquant cette période, Ernest Lhoste (1943 : p.5) les présenta ainsi lors d'un discours, en décembre 1942 :
" 1º Il s'agissait d'établir une liaison permanente entre les bureaux de Normalisation existants, ceux de l'électricité, de la mécanique et de l'automobile, et éventuellement ceux qui viendraient à être créés. 2º L'AFNOR se proposait, en outre, de réaliser une collaboration constante entre les industries et les ministères ou les grandes administrations, afin que les normes et cahiers des charges dont on envisageait l'élaboration, fussent unanimement acceptés. 3º Il s'agissait enfin de réaliser un lien permanent entre les comités nationaux de normalisation des différents pays pour que la France puisse prendre sa place dans la Fédération Internationale de ces comités (I.S.A.) qui venait d'être fondée. "
La nouvelle association recueillit rapidement l'adhésion de secteurs cruciaux de l'économie française, avec l'adhésion du Comité des Houillères et des principales organisations des chemins de fer. En moins d'un an, avant même d'avoir pu produire ses premières normes, l'AFNOR était plus solidement implantée dans le tissu économique français que ne l'avait jamais été la CPS : " Déjà en juin 1927, les adhésions reçues représentaient plus de cent milliards de francs de capitaux et près d'un million d'ouvriers " (Maily, 1946 : p.164). Enfin en marge de ce succès, son exemple fut imité par d'autres secteurs de l'industrie qui créèrent leurs propres organismes de normalisation mais refusèrent de s'affilier à l'AFNOR.
Les raisons de cette réussite étaient du reste assez faciles à identifier : l'AFNOR disposait d'une autonomie et d'une souplesse inconnues de sa devancière. De plus, l'aspect étatique de la CPS faisait incontestablement peur, particulièrement aux PME très jalouses de leurs libertés. L'AFNOR, elle, était indépendante et disposait du soutien actif d'entreprises puissantes qui lui garantissaient une influence de grande ampleur. Cela rassurait, quelque peu, les hésitants, mais ne suffit pas à rallier la majorité des opposants.
Le succès rapide de l'AFNOR fut si marquant que l'État finit par admettre l'échec de la CPS. Il décida donc d'utiliser les organisations indépendantes de normalisation existantes, en particulier l'AFNOR, à son profit. Pour cela le Ministère du commerce et de l'industrie commença par rallier " les groupements dissidents " [48] au patronage de l'AFNOR. Malheureusement ses bonnes idées s'arrêtèrent là puisqu'au lieu de supprimer une CPS qui avait largement démontrée ses limites, il fut décidé de la ressusciter ! Ce replâtrage, entériné par le décret du 31 octobre 1928, recréait la CPS toujours dans le cadre du statut de 1918 et toujours sous la direction d'Etienne Clémentel.
À côté de ces décisions critiquables, le même décret réorganisait les bureaux de normalisation et leur confiait une double tâche : d'une part établir un programme hiérarchisé des normes à mettre en place et, d'autre part, procéder à leur confection détaillée ainsi qu'à la publication des fascicules de normalisation. Du fait de leurs fonctions, les bureaux devaient travailler en contact étroit avec les usagers. Ils disposaient par conséquent d'une initiative beaucoup plus étendue que celle de la commission : ils pouvaient mener des études et des enquêtes publiques et composaient les avant-projets sur lesquels la commission devait délibérer, et ce jusqu'au vote du texte final. Après l'adoption du statut de 1930, cette liberté fut toutefois bornée par l'interdiction faite aux différents bureaux de communiquer directement avec les autres organismes de normalisation, y compris les autres bureaux de normalisation. Pour toutes leurs démarches, ils devaient passer par l'AFNOR ou bien par le bureau de normalisation international spécialement chargé des relations avec l'étranger.
Cette mesure était censée les empêcher d'acquérir trop d'indépendance vis-à-vis du CSNor, mais elle ne réussit que partiellement sa tâche. En effet, certains bureaux confrontés à la lourdeur et au manque d'efficience du CSNor n'hésitèrent pas à passer outre cette interdiction administrative et à communiquer entre eux aussi souvent que nécessaire. Allant même plus loin, ils établirent eux-mêmes des normes qu'ils publièrent sous leur responsabilité. Les bureaux qui eurent ce courage furent toutefois peu nombreux et, dans l'ensemble, les effets paralysant de la pesanteur du système contaminèrent les bureaux de normalisation qui n'eurent jamais le rendement escompté. À cet égard la création constante de bureaux de normalisation supplémentaires accrut encore l'inertie, bien que cette évolution fût nécessaire pour éviter d'être distancé par les organismes internationaux ou étranger [49].
Là encore, l'AFNOR dut pallier les insuffisances du système officiel. En prenant à sa charge une partie du travail des bureaux de normalisation, l'AFNOR outrepassait ses prérogatives puisque son statut lui interdisait d'élaborer elle-même des normes. En théorie, elle devait se contenter de recommander l'adoption de tel ou tel projet, mais l'insuffisance des organismes publics était telle que l'AFNOR fut rapidement amenée à jouer un rôle qui n'était pas le sien. Finalement, la situation ne satisfaisant personne, il fallut essayer de trouver une nouvelle solution.
Une instruction du Ministre du commerce et de l'industrie du 1er décembre 1928 compléta donc ce premier train de mesures en fixant le rôle des trois types d'organismes intervenants dans la normalisation française :
" 1º) Les bureaux de normalisation des syndicats de producteurs qui, travaillant en contact étroit avec les usagers, sont les agents techniques de l'élaboration des normes ; 2º) L'association française de normalisation qui groupe, aide, guide et représente les bureaux de normalisation ; 3º) La commission permanente de standardisation qui a un rôle de direction d'arbitrage et d'homologation. " [50].
Les trois étages de cet ensemble fonctionnaient d'une manière compliquée à cause de l'inadéquation des différents ensembles. La CPS surtout posait problème : elle fonctionnait toujours avec son organisation de 1918 qui lui interdisait de sortir des quelques secteurs d'activités fixés à l'époque et la privait des moyens matériels d'une action efficace.
Comme il fallait s'y attendre, les mêmes causes aboutirent aux mêmes effets et le fonctionnement de l'ensemble ne fut pas plus concluant. Consciente des problèmes insolubles qui se posaient à elle, la commission demanda au cours de sa réunion du 27 juin 1929 puis encore durant celle du 28 février 1930 qu'un remaniement fut entrepris. Elle proposait un large accroissement du nombre de ses membres afin de pouvoir couvrir tous les domaines de l'activité économique et estimait qu'une fourchette de soixante-dix à quatre-vingts membres lui permettrait de travailler efficacement. Enfin elle proposait que son nom fût changé en celui de " Comité Supérieur de la Normalisation " afin de suivre l'évolution de la terminologie. Soucieux d'aboutir rapidement à une solution efficace, le ministre du commerce et de l'industrie Pierre Etienne Flandin, fit adopter un décret dans ce sens le 24 avril 1930.
Le statut du nouveau Comité paru au Journal officiel du 1er mai 1930 et reprenait les propositions de la CPS : la Commission Permanente de Standardisation était remplacée par le Comité Supérieur de Normalisation, le nombre de ses membres passait de vingt-quatre à quatre-vingt et les compétences du nouveau comité n'étaient plus limitées. La tendance déjà amorcée en 1928, qui tendait à réserver à l'AFNOR les tâches de conception technique et transformait la CPS en organe de supervision était encore accentuée dans la définition de ses missions :
" 1º De fixer les directives d'ordre général et scientifique qui devront être suivies dans l'établissement des diverses normalisations ; 2º D'arbitrer les conflits qui pourraient s'élever entre les organismes français s'occupant de normalisation ; 3º De conférer la sanction officielle aux normes qui seront proposées par l'association française de normalisation ; 4º D'étudier tous les problèmes intéressants la normalisation et notamment, s'il le juge utile, d'établir lui-même des fascicules de normalisation. Sa compétence s'étend à toutes les industries et à toutes les fabrications " [51].
L'importance de ces changements était toutefois à nuancer. Tout d'abord parce que trente des quatre-vingts membres du comité continuaient à être nommés par les différents ministères. Pire, seuls vingt représentants étaient nommés par des organismes indépendants. Les trente membres restants, sensés représenter les principaux groupements industriels et commerciaux, étaient nommés par le ministre du commerce et de l'industrie. Des personnalités indépendantes pouvaient néanmoins être appelées à participer aux sous-commissions et même bénéficier d'une voix à titre consultatif, mais il n'en restait pas moins que la mainmise de l'État sur le comité était considérable. De plus, le fonctionnement de l'ensemble demeurait lourd : rassembler les vingt-quatre membres de la CPS posait déjà des problèmes ; le passage à quatre-vingts membres les multiplia en proportion. En outre, la structure complexe de l'édifice ralentissait une procédure d'élaboration elle-même naturellement lente. Enfin, la hausse des moyens accordée était encore insuffisante, pas tant du point de vue financier, secteur où les plaintes disparurent, mais dans la cohérence de l'action. Les gouvernements successifs des années trente estimèrent que ce statut organisait la normalisation française de manière satisfaisante et s'en désintéressèrent jusqu'au moment où l'imminence de la guerre ramena le problème au premier rang.
Malgré tous ces handicaps, les résultats obtenus durant les années trente étaient encourageants :
" En 1936, le nombre des fascicules et des normes C.P.S. était passé de 49 à 385. Actuellement [en 1942], ce total pour l'ensemble de l'AFNOR et des bureaux de normalisation est de 1440. En outre, divers bureaux de Normalisation tels ceux de l'électricité, de la mécanique, de l'automobile, avaient établi chacun dans son domaine de nombreuses normes. "(Lhoste, 1943 : p.5)
Des jalons importants avaient également été posés pour des actions à plus long terme grâce aux contacts établis avec les entreprises encore récalcitrantes : elles étaient en 1939 encore nombreuses à refuser d'utiliser les normes établies, surtout parmi les petites entreprises et dans le bâtiment, mais rares devaient être celles qui n'en avaient pas entendu parler. Dans le domaine international, la résurrection du système de normalisation national avait permis la participation de spécialistes français aux travaux de l'ISA. C'était en somme un assez bon résultat, mais il restait insuffisant pour rattraper le retard pris sur des pays comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l'Allemagne. Ce retard était d'ailleurs reconnu en France et un véritable débat s'était installé pour déterminer les moyens de le combler.
La nécessité ou non de garantir l'application des normes par une contrainte juridique fut discutée durant toute l'entre-deux-guerres. Ni la CPS ni ses successeurs n'étaient dotés des moyens légaux d'imposer leurs normes aux nombreuses entreprises récalcitrantes : les propositions de la CPS, bien que théoriquement sanctionnées par décrets ministériels, n'avaient pas de valeur contraignante et les normes de la CSNor n'en eurent pas davantage. Quant à l'AFNOR, son statut d'association de loi 1901 lui interdisait l'usage de la contrainte. Son rôle de coordination et de proposition, n'aurait d'ailleurs pas justifié des actions de cette nature. L'application des normes demeura donc entièrement volontaire durant toute cette période. Du fait de son histoire, l'idée même de contrainte était d'ailleurs totalement étrangère à la manière d'envisager les choses de l'AFNOR : ses fondateurs étant demandeurs de normes, il était absurde d'imaginer un moyen de les contraindre à accepter ce qu'ils étaient les premiers à réclamer !
L'idée n'était pas d'imposer des normes mais de faire comprendre leur utilité pour que l'adhésion se fasse naturellement. Pour cela il fallait convaincre. La tâche était ardue : les adversaires de la normalisation lui reprochaient pêle-mêle de coûter cher et de brider la liberté créatrice et le progrès technique. Pour désarmer les critiques, les commissions générales françaises entreprirent de faire mieux connaître les principes et les activités de l'AFNOR : un Courrier de la normalisation fut publié tous les deux mois et des conférences furent organisées pour présenter les bienfaits de la normalisation. La diffusion gratuite des normes fut également envisagée, mais le coût de l'opération fut jugé trop élevé et l'idée fut abandonnée. La déclaration de guerre eut l'effet d'un nouveau coup de fouet pour la propagande de l'AFNOR. Ernest Lhoste, le directeur général de l'AFNOR, tint une conférence sur la normalisation et la guerre le 10 novembre 1939, et une journée d'étude et de propagande fut organisée en décembre et obtint un beau succès. Il était cependant déjà trop tard pour faire bouger les choses.
Cette propagande s'accompagnait d'une timide politique d'encouragement par l'État. La seule mesure prévue était l'obligation pour les entreprises désireuses de concourir à une adjudication de fournitures ou de travaux, d'être en conformité avec les normes du secteur. Cette mesure était fortement incitative, malheureusement, elle pouvait voir sa portée effective annulée par la possibilité offerte aux différents ministères de refuser tout ou partie des règles de la CPS. La politique cohérente qui aurait pu donner toute sa valeur à cette mesure ne fut donc jamais mise en place si bien que la normalisation apparut davantage comme un caprice de fonctionnaires que comme le fruit d'une politique d'intérêt général. Ce faisant, l'État montrait le mauvais exemple, ce qui était non seulement incohérent, mais sabotait tous les efforts entrepris pour apprivoiser les entreprises.
Ces efforts ne désarmèrent pas les critiques, bien au contraire. Les secteurs qui refusaient la normalisation étaient de moins en moins nombreux, le bâtiment étant le plus entêté ; mais, chose surprenante, des critiques provenaient également des partisans même de la normalisation. Ce qui était en cause, c'était la stratégie de conversion progressive des hésitants : l'accumulation des dangers de guerre avec l'Allemagne suscitait des inquiétudes sur les capacités de l'industrie militaire du pays et ces dernières accélérèrent la prise de conscience du retard de la France dans le domaine de la normalisation. L'inefficacité de la CSNor fut stigmatisée et l'on suggéra de s'inspirer des pays où la normalisation était obligatoire et où les manquements étaient sévèrement réprimés. Au premier rang de ces pays figuraient l'URSS [52] et l'Allemagne qui rendit ses normes industrielles obligatoires dès le 8 septembre 1939. La prise du pouvoir du maréchal Pétain donna aux partisans de ces solutions musclées l'occasion de les expérimenter en France.
La défaite de 1940 et ses conséquences économiques dramatiques amenèrent le gouvernement de Vichy à se pencher rapidement sur le problème de la normalisation. Le résultat de ces travaux fut un nouveau statut publié au Journal Officiel du 28 mai 1941 sous la forme d'une loi et d'un arrêté datés du 24 mai. Par ses dispositions autoritaires, cet arrêté constituait une véritable révolution dans la courte histoire de la normalisation française.
Depuis 1918, la politique de l'État s'était caractérisée par un manque de suivi et de cohérence qui démontrait surtout le manque d'idées claires des gouvernements successifs en matière de normalisation, ce qui avait permis à l'AFNOR d'occuper le terrain et de se rendre indispensable. Le gouvernement de Vichy rompit avec cette double tradition de laisser-faire en décidant d'appliquer en matière de normalisation la même politique autoritaire que dans les autres domaines. Pour reprendre en main ce secteur, le gouvernement commença par en simplifier l'organigramme. Le CSNor fut dissout et ses pouvoirs partagés entre le Secrétariat d'État à la production industrielle et l'AFNOR. La seule survivance du CSNor fut un comité consultatif de la normalisation dont les quatorze membres étaient tous nommés par le secrétariat d'État à la production industrielle. Le travail de ce comité consistant à donner un avis - " d'une manière générale " [53] - sur les questions posées par le gouvernement, et sur elles seules, son influence sur le processus d'élaboration semble avoir été des plus marginaux.
Pour renforcer encore son emprise, l'État s'arrogeait le droit de nommer les titulaires de chaque poste. Le secrétaire d'État à la production industrielle choisissait le commissaire à la normalisation parmi ses fonctionnaires. L'AFNOR était traitée d'une manière plus cavalière encore puisque Vichy reconnaissait à l'AFNOR le statut d'association de type 1901 mais se réservait le choix des membres de son conseil d'administration ! Seuls les membres des bureaux de normalisation semblaient échapper à la toute puissance des ministères car ils étaient " constitué, à la diligence et sous l'autorité du groupement professionnel compétent " [54], cependant ce choix devait être approuvé au préalable par le secrétariat à la production industrielle. L'emprise sur les hommes qui faisait fonctionner le système était donc totale.
Non content de nommer les acteurs, l'État entendait diriger leur jeu par l'intermédiaire du commissaire à la normalisation. En effet, ce nouveau venu se voyait délégué tous les pouvoirs du secrétariat à la production industrielle en matière de normalisation, ce qui le plaçait de facto à la tête du système de normalisation français [55]. Les pouvoirs répartis dans tout le CSNor, il les exerçait désormais seul : c'est lui qui coordonnait les travaux et fixait les directives générales pour l'établissement des normes et qui dressait les programmes des travaux. C'est encore lui qui déterminait les conditions d'application des normes et accordait les dérogations, lui qui contrôlait l'application des textes et arbitrait les litiges entre les organismes de normalisation, lui enfin qui surveillait l'AFNOR.
Cette dernière était confirmée dans son emploi de courroie de transmission entre les entreprises, les bureaux de normalisation et les pouvoirs publics, en l'occurrence le commissaire et les ministères. Elle conservait également ses rôles d'information en faveur de la normalisation et de représentante de la France dans les assemblées internationales.
En dehors de ses rôles traditionnels, l'AFNOR se voyait attribuer de nouvelles fonctions. En premier lieu, elle devait coordonner l'action des bureaux de normalisation mais aussi leur apporter son concours pour l'élaboration technique des normes. S'il n'existait pas de bureau de normalisation compétent pour traiter d'un problème précis, l'AFNOR avait désormais la possibilité, avec l'accord du secrétariat chargé du secteur visé, de rassembler des commissions techniques pour préparer des projets de normes. Enfin l'AFNOR était habilitée à attribuer une marque nationale aux producteurs respectant ses normes. Ce dernier travail était d'autant plus important que les commerçants avaient l'obligation de signaler les produits normalisés et que l'attribution de cette marque nationale faisait l'objet d'une taxe que l'AFNOR avait le pouvoir de percevoir directement.
Ce dispositif centralisé était complété par une politique de contrôle tout aussi étroite. La précédente politique de laisser-faire prit fin brutalement : les normes furent publiées au Journal Officiel sous formes d'arrêtés et leur application devint obligatoire. Pour les contrevenants, punition cessait d'être une hypothétique inadaptation à la concurrence : ils devenaient passibles de poursuites légales et encouraient des peines qui n'avaient rien de symboliques.
Habile à manier le bâton, Vichy ne renonça pourtant pas totalement à l'usage de la carotte : l'effort de propagande commencé avant la guerre fut poursuivi et des privilèges furent accordés aux produits normalisés. Le plus visible de ces privilèges furent la création d'une marque nationale délivrée par l'AFNOR, en accord avec le secrétariat d'État à la production, aux producteurs se conformant aux normes. Les marchandises ainsi distinguées devaient être classées à part dans les catalogues et sur les affiches des commerçants. En principe, cela devait leur assurer un avantage considérable sur leurs concurrents ravalés au rang de produits de deuxième catégorie. Toutefois, il est permis de se demander si cette mesure eut un effet réel compte tenu de la situation de pénurie généralisée que l'occupation allemande imposait au pays. Il fait peu de doute que la poursuite de la politique consistant à réserver les marchés publics aux produits normalisés fut plus efficace.
En dépit de son caractère extrêmement strict, l'impact du statut de 1941 mérite d'être nuancé. En effet, les hommes chargés de son application ne changèrent pas tous, loin s'en faut : le directeur général de l'AFNOR, Lhoste, ne fut pas remplacé et conserva même sa place à la Libération. Les discours prononcés durant les journées de propagande de l'AFNOR poursuivirent les efforts de séduction développés par l'AFNOR depuis les années vingt. L'accent y était systématiquement mis sur l'utilité de la normalisation, sa souplesse et la recherche du consensus lors de l'élaboration. Des aspects autoritaires, il n'était jamais question, sauf à comparer les insuffisances de l'ancien système aux promesses du nouveau.
La période de Vichy marqua une rupture considérable dans l'histoire de la normalisation française. Aux velléités et aux demi-mesures des milieux politiques et aux lourdeurs bureaucratiques de l'entre-deux-guerres succéda un système cohérent et fonctionnel fondé sur une politique volontariste. Ce revirement se fit au prix d'une brutalité plus grande dans l'imposition de la normalisation. Toutefois, les efforts d'information de l'AFNOR et le contexte difficile de la guerre, puis de la reconstruction, aidèrent à faire accepter les nouvelles règles aux secteurs récalcitrants. La République, une fois rétablie, ne s'y trompera pas et conserva intact le système de normalisation de 1941. Alors que la normalisation française avait connu quatre adaptations successives entre 1918 et 1941, sans compter la création de l'AFNOR, le système mis en place en 1941 resta inchangé pendant quarante-trois ans, jusqu'en 1984.
En Europe, l'ampleur des destructions et des pillages subis pendant la seconde guerre mondiale paralysa les travaux commencés avant guerre sur le catalogage, et ce jusqu'au début des années cinquante. Toutefois, le désir de mener à terme les projets commencés avant 1939 n'avait pas disparu. Mieux, les récents désastres de la guerre avaient fait naître un désir de coopération internationale ressemblant à celui vécu après 1918, peut-être même plus intense, que n'entama pas le début de la guerre froide. Bien entendu, cette volonté de créer un monde meilleur n'était pas propre aux bibliothécaires : on la retrouvait notamment dans la convention créant l'UNESCO [56] en 1946. Reprenant la politique de la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle (CICI) de la SDN, celle-ci apporta un soutien constant aux organisations internationales de bibliothécaires et de documentalistes. En effet, l'unification des pratiques catalographiques et bibliographiques entrait parfaitement dans les visées humanistes de cette organisation. Accessoirement, toutes les avancées dans ce sens étaient de nature à simplifier son propre travail en faveur de l'éducation, en fournissant des règles communes à ses employés quels que soient leur origine et l'endroit où ils avaient à intervenir.
Précisons que Paul Otlet par l'intermédiaire de l'Union des Associations Internationales (UAI) avait entrepris des démarches pour attirer l'attention de la CICI dont il était l'un des principaux créateurs, et qui reste l'ancêtre de l'UNESCO, sur les problèmes de documentation. La postérité des idées de Paul Otlet à l'UNESCO sera criante lorsque l'UNESCO en 1971 créera le programme UNISIST en faveur de l'information scientifique et technique (Fleury, 1998).
L'action de l'UNESCO fut particulièrement déterminante dans les années quarante et cinquante, à une époque où ni l'IFLA ni l'ISO ne possédaient les moyens matériels d'organiser seules des réunions internationales de grande envergure. De son côté, l'ABF disposait à l'époque de si peu de moyens que son bulletin d'information fut publié sous forme de feuilles volantes parfois simplement tapées à la machine jusqu'en 1953. Elle était donc a fortiori incapable de reprendre l'activité internationale qui avait été la sienne avant la guerre. L'UNESCO organisa ainsi une conférence sur les documents scientifiques en 1949, une autre sur le traitement numérique de l'information en 1959, et, bien sûr, la conférence internationale de Paris sur les principes du catalogage en 1961. La montée en puissance des organisations professionnelles et de normalisation fit passer l'UNESCO au second plan, mais celle-ci n'en continua pas moins son action en faveur de la coopération internationale, notamment en collaborant au projet de CBU (Centrale Bibliographique Universelle), mais aussi en organisant une conférence intergouvernementale pour l'établissement d'un système mondial d'information scientifique (UNISIST) en 1971. L'essentiel du travail fourni après la guerre, fut cependant le fait de l'ISO [57]. Si la guerre avait suspendu les travaux de normalisation documentaire, ses contraintes industrielles avaient, comme en 1914, largement amplifié sa présence dans l'économie. Aussi les représentants de 26 pays n'eurent aucune peine à créer un organisme pour remplacer la défunte ISA. Les modifications nécessaires au fonctionnement de la nouvelle institution étant minimes, l'ISO succéda à l'ISA dès le début de l'année 1947 et reprit le siège genevois de sa devancière. Elle rassemblait, elle aussi, les organismes de normalisation nationaux. Le travail fut réparti entre des comités techniques rassemblant des experts venus du monde entier. Dans le domaine des documents, les choses changèrent peu : le Comité technique " ISO/TC 46 ", remplaça simplement le " Comité 46 ". Compte-tenu de la longueur de leur processus d'élaboration, il fallut attendre 1951 avant que ne paraisse la première norme. La continuité de son action permit toutefois à l'ISO de rattraper ce démarrage un peu lent pour s'imposer comme l'élément incontournable de la coopération internationale économique et industrielle.
Les acteurs français de la normalisation des documents évoluèrent eux aussi au lendemain de la guerre. L'AFNOR, qui jusqu'alors s'était peu occupée de la documentation, apporta une aide de plus en importante dans ce domaine. Elle y était poussée par les besoins de l'économie, mais un autre élément vint renforcer son influence. En effet, l'ABF adopta une position un peu en retrait dans le domaine de la normalisation par rapport à l'entre-deux-guerres. Il ne s'agissait pas d'un désengagement. Bien au contraire, les bibliothécaires français continuèrent à participer activement à tous les débats de l'époque et l'ABF en rendit compte dans ses publications. Cependant, l'existence d'organismes officiels entièrement dévolus à la normalisation déplaça insensiblement le lieu des débats et de l'élaboration des règles au profit de l'AFNOR et de l'ISO. Les experts, eux, ne changèrent pas. Ils continuèrent à venir des bibliothèques françaises et particulièrement de la Bibliothèque nationale, mais ils travaillèrent dans le cadre de l'AFNOR qui leur permettait de dépasser leur cadre professionnel et d'être au contact de l'ensemble des utilisateurs de documents. Leurs normes en n'eurent que plus de poids puisqu'elles répondaient désormais aux besoins d'un plus grand nombre. Enfin, l'homologation des normes offrait un cadre légal à leur travail, ce qui rassurait les usagers.
Un autre élément explique ce retrait relatif : le poids de plus en plus important du niveau international. L'augmentation des échanges avait rendu nécessaire une coopération internationale poussée dès les années cinquante. Toutefois, le développement rapide des technologies informatiques fit naître des possibilités encore jamais entrevues dans les échanges d'informations. Ces transferts s'effectuant avec le monde entier, les règles nationales devenaient de plus en plus insuffisantes. Des règles internationales devenaient donc indispensables et seule une institution internationale pouvait les produire. Le recours à l'IFLA et à l'ISO s'imposa donc de lui-même, tout aussi naturellement que s'imposait l'AFNOR en France. En outre, cette évolution offrait une certaine forme de facilité puisque l'AFNOR pouvait se dégager d'une partie de son travail en adoptant directement certaines règles étrangères adoptées par l'ISO. Enfin, le travail en coopération dans le cadre de l'ISO permettait de faire valoir plus efficacement le point de vue français dans les débats d'experts internationaux.
Aujourd'hui, le processus de construction européenne amplifie encore ce mouvement d'internationalisation de la normalisation, grâce à la création, en 1961, d'un organisme de normalisation européen : le Comité Européen de Normalisation, ou CEN [58]. Celui-ci s'est donné pour but d'harmoniser les systèmes de normalisation nationaux afin d'empêcher qu'ils servent de paravent à des politiques protectionnistes. Pour atteindre cet objectif, le CEN agit à deux niveaux : d'une part il publie sous son nom des documents normatifs européens, soit en adaptant et en reprenant des normes existantes dans un de ses dix-huit pays membres, soit en élaborant de nouvelles ; d'autre part, il impose certaines obligations à ses adhérents : ainsi les normes européennes prévalent sur les normes nationales et doivent être reprises par chaque pays. De même, il interdit aux organisations nationales de publier des normes pouvant concurrencer les textes en cours d'élaboration auprès de ses propres comités techniques. Enfin, il impose la transparence à ses membres en les obligeant à s'informer mutuellement de leurs travaux (Igalens & Penan, 1994 : pp.48-64 et 64-70)
Le CEN se caractérise plus par son travail d'harmonisation que par sa dimension centralisatrice. En effet, les limites apportées à l'action des organisations nationales ne doivent pas faire oublier que le CEN travaille dans le même esprit consensuel que l'ISO et en suivant des processus d'élaboration très comparables. Mieux, afin de prendre en compte l'avis de tous les pays membres, même les plus modestes, il utilise pour l'élaboration de ses textes, des procédures visant à obtenir, aussi souvent que possible, l'unanimité. D'autant que celles-ci participent volontairement à une entreprise dont elles sont les bénéficiaires. Bien que l'action du CEN s'inscrive dans le cadre, beaucoup plus vaste, de la construction européenne ; ses ressorts essentiels demeurent, comme aux niveaux national et international, la coopération de tous et l'intérêt bien compris de chacun.
Les méthodes de travail de l'AFNOR se sont également perfectionnées depuis 1945. L'empirisme de la CPS n'a pas plus cours aujourd'hui que le dirigisme rigide de Vichy. L'évolution juridique fut cependant très lente puisque le statut de 1941 resta en vigueur jusqu'aux deux décrets du 26 janvier 1984. Le premier créait un Conseil supérieur de la normalisation chargé de proposer au ministre de l'industrie des orientations générales concernant les travaux de normalisation. Le second réformait complètement le fonctionnement de la normalisation française.
Ce second décret répartit les attributions de l'État et de l'AFNOR de manière plus équitable. Celle-ci retrouve son indépendance ainsi qu'une notable liberté d'action. En effet, l'État renonce à nommer ses dirigeants et lui permet de collaborer directement à la création des bureaux de normalisation. Ainsi, n'importe quelle personne peut demander à se joindre aux travaux à condition de posséder les compétences adéquates. Par conséquent, l'AFNOR peut désormais accueillir tous les experts acceptant de participer aux travaux des bureaux de normalisation. Ceux-ci continuent à travailler sur la base d'un volontariat non rémunéré, ce qui n'est pas sans avoir quelques conséquences sur le nombre des vocations...
L'État confie à l'AFNOR la direction de toute la chaîne d'élaboration des normes depuis le recensement des besoins, jusqu'à leur homologation. Cette procédure commence par l'identification des besoins au moyen d'enquêtes et de consultations auprès des professionnels concernés. Cette démarche permet de recenser les besoins en nouvelles normes ainsi que d'identifier les normes nécessitant une révision. La commission de normalisation concernée [59] rassemble alors un groupe d'experts reconnus au sein de leur profession afin d'élaborer un avant-projet. Ce travail s'effectue au rythme d'une réunion par mois. Lorsque l'avant-projet est prêt, il fait l'objet d'une instruction annoncée par le Journal Officiel et par la revue de l'AFNOR, Enjeux. Cette enquête est menée auprès des futurs utilisateurs du projet et dure généralement deux ou trois mois. Elle permet de prendre connaissance des objections et des suggestions de ceux qui seront amenés à utiliser la future norme. En outre, les ministères concernés font part des modifications qu'ils souhaitent voir apporter au texte. Le conseil d'administration de l'AFNOR arbitre en cas de désaccord. Toutes les remarques sont prises en compte par la commission de normalisation, qui modifie l'avant-projet jusqu'à obtenir le consensus le plus large. Lorsque celui-ci est obtenu, le texte est homologué par l'AFNOR et intégré dans ces collections. L'homologation fait également l'objet d'une annonce dans le Journal Officiel.
La procédure internationale est très similaire. Elle diffère surtout de la procédure française par ses nombreux stades de validation. En effet, le texte d'une " proposition de norme " doit d'abord être accepté comme " document de travail ". Il fait ensuite l'objet d'un premier vote des comités de normalisation pour devenir un " projet de comité ". Une enquête est ensuite lancée pour recueillir toutes les objections possibles. Cette enquête dure cinq mois et aboutit à un second vote qui fait du texte un " projet de norme internationale ". Un troisième vote lui donne enfin le statut de " projet final de norme internationale ". Les états-membres disposent alors de deux mois pour l'adopter ou le rejeter sans qu'aucune modification soit possible. Il faut encore un dernier vote pour que le statut de " norme internationale " soit attribué au texte ; une majorité de 75% est alors nécessaire pour son adoption.
Le premier point à régler était celui des règles de catalogage. Comme nous l'avons vu, l'affrontement opposait principalement les règles anglo-américaines d'une part aux Instructions prussiennes d'autre part. La FIAB avait créé en 1935 une sous-commission chargée d'étudier le moyen de les unifier. La guerre avait interrompu les travaux, mais elle put se réunir à nouveau dès 1947. Sa tâche fut facilitée par la révision des règles américaines entre 1949 et 1953, qui aboutit à la publication de " Cataloging Rules and Principles" par la Bibliothèque du Congrès. Certains d'entre eux allant jusqu'à se demander si les règles de catalogage qu'ils appliquaient ne devaient pas être entièrement reconstruites ! Un mouvement similaire gagnait de nombreux pays (Pologne, Espagne, Japon, URSS). En Allemagne, il aboutit à la création d'un comité du catalogage en 1949, puis, pour la première fois, à un débat consacré aux règles de catalogage lors de l'assemblée des bibliothécaires allemands de 1954. En France, la création, en 1951, d'une commission du Code de catalogage auprès de la direction des bibliothèques de France et la mise en chantier d'une norme sur les vedettes de collectivités-auteurs, illustraient l'actualité du débat.
Profitant de ce contexte favorable, l'Unesco suggéra à la FIAB en 1954, la création d'un groupe de travail chargé de la coordination des principes de catalogage. Celui-ci se lança dans une campagne propagande afin de faire accepter l'idée de règles de compromis. En fait, américains et allemands cherchaient déjà à faire avancer les discussions par des rencontres bilatérales : un représentant officiel de l'American Library Association fut ainsi invité à la conférence des bibliothèques allemandes de 1957 à Lübeck. De l'autre côté du " rideau de fer ", des représentants des bibliothèques allemandes et bulgares se prononçaient également en faveur d'un accord international sur la question.
En revanche, l'argent manquait pour organiser une conférence internationale de grande envergure. Un don du " Council on Library Ressources " de Washington permit d'organiser une première rencontre à Londres en juillet 1959 qui permit de fixer les conditions matérielles de la conférence internationale et, surtout, d'établir un ordre du jour précis. Grâce à ce travail préparatoire, quinze documents purent être communiqués à l'avance aux organisations nationales invitées qui, en retour, transmirent leurs études ainsi que leurs propositions. L'organisation matérielle fut tout aussi rigoureuse afin que les participants puissent être dégagés de tous soucis extérieurs aux discussions. Le " Council on Library Ressources " offrit une nouvelle subvention qui permit de programmer la conférence tant attendue pour le mois d'octobre 1961. De plus, la FIAB obtint, tout en conservant le patronage de la conférence, l'aide de l'UNESCO qui accueillit dans ses locaux parisiens 105 participants, représentants de 53 pays et de 12 organisations internationales, et 104 observateurs. Ce haut degré de préparation contribua fortement au succès [60].
La conférence de Paris permit de définir le rôle et la structure de tout catalogue. Il s'agissait de règles minimales mais essentielles. Ceux-ci devaient permettre de savoir si une bibliothèque possédait ou non un ouvrage, grâce à une recherche au nom de l'auteur ou bien au titre. En outre, les catalogues devaient indiquer pour chaque auteur quelles oeuvres figuraient dans les collections, ainsi que leurs éditions. Si l'auteur n'était pas donné, il était demandé de faire figurer l'ouvrage à son titre, ou bien à un substitut si celui-ci manquait de clarté. La conférence permit également de définir avec précision l'emploi des différents types d'entrées et de vedettes. En outre, elle conclut définitivement le débat entre américains et allemands sur le catalogage des collectivités auteurs en imposant un compromis. Enfin, elle fixa des règles pour le catalogage des auteurs multiples.
Les résolutions de la conférence jetaient également les fondements d'une action continue. En effet, l'ordre du jour de la conférence étant volontairement restreint, il n'avait pas suffit à épuiser tous les points de désaccord. En outre, les résolutions adoptées suggéraient de nouveaux problèmes comme l'établissement de listes de " vedettes uniformes " susceptibles d'être utilisées partout. Les noms de pays en faisaient partie, tout comme les titres des grands classiques anonymes, ou encore les noms d'auteurs. Ces " vedettes uniformes " ouvraient la voie à la recherche puis à la normalisation des listes d'autorités actuelles, un sujet qui n'est pas encore épuisé aujourd'hui. De même les participants entrevoyaient le profit potentiel offert par l'usage des " machines électroniques " et demandaient à la FIAB de mener des études sur le sujet en partenariat avec des universités. Enfin, il était demandé aux associations partageant la même langue d'élaborer des règles communes pour leur espace linguistique afin de faciliter la poursuite de la normalisation internationale. La réalisation de ces projets imposait le maintien en place du comité d'organisation et des comités nationaux et le développement de la collaboration avec les autres organismes internationaux, tout particulièrement avec l'ISO.
L'IFLA porta ensuite ses efforts sur les bibliographies nationales afin de trouver un moyen de faciliter les échanges internationaux. Cependant, il s'avéra assez vite qu'il était impossible de parvenir à une harmonisation complète. En effet, si les catalogues commençaient à se ressembler, ce n'était pas le cas des notices bibliographiques. Il convenait donc de commencer par unifier celles-ci. Plutôt que d'essayer de créer une norme définissant un modèle universel qui n'eut vraisemblablement satisfait personne, l'IFLA recommanda l'usage d'une description maximale. L'idée de départ était la suivante : la description devait contenir tous les éléments possibles, mais nul n'était obligé de la reprendre en entier. Ainsi les particularités locales étaient préservées et les possibilités d'échanges accrues. La seule obligation était d'utiliser les éléments dans l'ordre exact et de respecter la ponctuation proposée. En suivant ces quelques obligations, il devenait possible d'identifier les différentes zones d'une description bibliographique, quelles que soient sa langue et sa provenance. L'ISO homologua cette invention en 1971 sous le nom d'ISBD (M), International Standard Bibliographic Description (Monograph) [61].
Le succès de l'ISBD fut foudroyant. Il fut immédiatement adopté par plusieurs bibliothèques nationales. Devant ce succès, le principe fut étendu aux périodiques dès 1974, avec l'ISBD (S) [62] pour les publications en série. Petit à petit, tous les types de documents furent intégrés aux systèmes des ISBD sous une forme adaptée à leurs spécificités. Aujourd'hui, on compte neuf types d'ISBD différents. Chacun a donné lieu à une norme ou bien un fascicule de documentation :
L'ISBD (G) se compose de huit zones :
En établissant une structure rigide pour les descriptions bibliographiques, l'ISBD facilitait leur conversion en données enregistrables sur ordinateur. Elle demeurait cependant trop spécifiquement conçue pour la présentation sur papier pour constituer un instrument pleinement utilisable dans le cadre d'échanges de fichiers informatisés. Ces derniers commencèrent à être utilisé dans les années soixante et se généralisèrent très rapidement. Ce développement ne remettait pas en cause l'existence des ISBD, puisque faute de s'appliquer aux mêmes supports, ils n'entraient pas en concurrence. Toutefois, la nécessité de créer parallèlement un langage informatique commun devint rapidement une urgence.
L'enregistrement des descriptions bibliographiques sur informatique suppose l'utilisation d'un support structuré. En effet, une machine ne reconnaît pas une information par son contenu, mais l'identifie en fonction de la structure qui l'entoure et de ses éléments de codage. Si deux ordinateurs utilisent des modèles d'organisation de données identiques, le transfert de fichiers est possible entre les deux machines. On nomme les modèles d'organisation des données des formats.
La Bibliothèque du Congrès s'intéressa au problème dès le début des années cinquante. Une étude de faisabilité fut d'abord confiée à la société Inforonics en 1964, puis Henriette D. Avram fut chargée de mener le projet à terme. Le premier format d'échange pour les descriptions bibliographiques naquit en 1965. Il fut baptisé LCMARC puis USMARC après son adoption comme norme américaine. C'est néanmoins sous le nom de MARC [63] que ce format est le plus connu aujourd'hui. Il fut expérimenté avec succès dans seize bibliothèques américaines entre 1965 et 1970. Les recherches continuèrent cependant pour rendre le MARC capable de traiter n'importe quel type de document. La collaboration entre la Bibliothèque du Congrès et la British Library aboutit à la création du format MARC 2, en 1968. Ce dernier semble avoir eu peu de succès. En France seules la Bibliothèque nationale et la bibliothèque universitaire de Grenoble l'utilisèrent, et ce durant une courte période entre 1968 et 1970.
En 1975, dans le cadre du CBU, la Bibliothèque nationale chargea un groupe de bibliothécaires européens de travailler sur les formats d'échanges. Les travaux aboutirent l'année même à la publication d'un nouveau format qui prit le nom du groupe de travail qui l'avait inventé : INTERMARC. Ce format fut immédiatement adopté pour la réalisation de la Bibliographie de la France. En revanche, les autres pays adoptèrent des versions adaptées aux particularités de leurs catalogues nationaux. Ce respect des particularismes locaux entraîna en quelques années la parution d'une série de formats nationaux différents [64]. Certains pays publièrent même deux formats : en Espagne, l'Institut catalan de bibliographie possède encore un format propre (CATMARC), différent du format espagnol (IBERMARC). L'apparition des formats informatiques aboutissait ainsi à un résultat diamétralement opposé de celui qui avait été recherché au départ.
Au milieu des années soixante-dix, l'American Library Association alerta l'ISO sur les dangers de cette dérive. Un groupe de travail fut mis en place au sein du TC 46 et une norme fut publiée quatre ans plus tard pour définir la structure et la disposition des données sur les supports magnétiques [65]. Parallèlement, l'IFLA fut chargée d'élaborer un format d'échange pouvant servir d'interface entre les différents formats nationaux. Le résultat de ses travaux fut publié en 1976 sous le nom d'UNIMARC [66]. La fonction de ce format est de permettre le passage d'un type de MARC national à l'autre en intégrant toutes les pratiques nationales en un seul format. UNIMARC a été publié en français en 1991.
Un comité permanent UNIMARC [67] a été créé en 1991 par l'IFLA pour veiller à l'adaptation du format d'échange aux évolutions. D'abord conçu pour l'échange de données, UNIMARC s'est avéré être un format de travail performant, notamment grâce à ses nombreuses possibilités d'imbrication de champs. Encouragées par l'État, de nombreuses bibliothèques publiques françaises l'utilisent désormais.
La création de l'ISBN et l'ISSN
C'est à la demande des éditeurs que fut créé en 1972 l'International Standart Book Number, ou ISBN. Ce code permet d'identifier des ouvrages par des procédés informatiques en dotant chacun d'entre eux d'un numéro particulier. Il se compose de quatre segments de chiffres séparés par des tirets.
L'ISBN trouva de nombreuses applications (échanges, gestions de stocks, commandes, etc.) qui assurèrent son succès dans le monde de l'édition et dans celui des bibliothèques. Aussi le procédé fut-il rapidement adapté aux périodiques en 1975, avec la création de l'ISSN (International Standard Serial Number). Celui-ci reposait sur des principes compatibles, quoique légèrement différents. En effet, les huit chiffres composant un ISSN [68] n'ont aucune valeur informative intrinsèque. Ils forment un numéro en deux parties séparés par un tiret, identifiant une revue. Autre différence, les ISSN sont attribués par un organisme international appelé réseau ISSN. Ce réseau regroupe 70 centres nationaux dont l'action est coordonnée par le centre international de l'ISSN à Paris. Notons enfin que l'ISSN a servi de modèle pour d'autres numéros normalisés comme le BIBLID [69]. En revanche, l'apparition des nouveaux supports ne justifia pas la création d'un nouveau code : la notion de livre fut étendue aux cassettes sonores ou vidéos, ainsi qu'aux microformes et aux documents électroniques.
Aujourd'hui encore, les experts de l'édition continuent d'apporter leur contribution à la normalisation des documents. Des experts du Cercle de la Librairie, de la Fédération Nationale de la Presse Spécialisée et du Syndicat de la Presse Industrielle, du Syndicat National de l'Edition, voire d'éditeurs comme Berger Levrault A.I.S. ou la Documentation Française, ont également participé à la rédaction d'au moins douze normes dans l'édition 1993 du recueil de l'AFNOR consacré à la documentation [70]. La norme expérimentale Z 44-066 [71] homologuée en juin 1980, à laquelle participe une experte du Cercle de la Librairie, indique clairement que leur implication remonte au moins aux années soixante-dix.
Cet engagement ne s'est jamais démenti depuis, comme en témoigne la liste des normes à la rédaction desquelles des experts de l'édition ont participé :
Si le champ d'action des experts du monde de l'édition apparaît restreint par rapport à l'ensemble des travaux sur la documentation, la cohérence de leur action est cependant manifeste. Ainsi, en examinant la liste de celle-ci, il est aisé de constater que leur intérêt continue de se porter principalement vers les problèmes d'identification : un premier groupe de trois normes adaptées aux cartes et aux enregistrements sonores, les solutions adoptées pour les monographies qui sont un vieux souci des éditeurs... Il est en outre à remarquer que cette description bibliographique allégée est la seule nécessaire pour les éditeurs. Il faut rapprocher de ce premier groupe, les deux normes sur le prêt entre bibliothèques qui se rapportent directement aux problèmes d'identification, et ajouter à ce groupe un troisième, comprenant les normes sur l'ISBN et sur l'identification des contributions et des articles, bien que l'intérêt des éditeurs soit ici moins évident. L'intérêt des normes sur la qualité du papier et sur les indices de prix des livres demeure d'un intérêt commercial majeur.
Au total cette action traduit une continuité d'action tout à fait notable sur le long terme, même si elle ne fut peut-être pas toujours comprise par les milieux des bibliothèques et de la documentation. En l'occurrence, chacun chercha longtemps à utiliser l'autre en partant très égoïstement du principe que puisque le groupe d'en face travaillait également sur des livres, il ne pouvait pas aborder ses problèmes d'une manière différente. La réalité se chargea de dissiper cette illusion, mais les conséquences fâcheuses de ce malentendu mirent des décennies à se dissiper. Aujourd'hui les éditeurs, comme les bibliothécaires et les documentalistes, semblent avoir renoncé à trouver seules les solutions à leurs problèmes. Si la compréhension n'est pas totale, rien ne semble menacer aujourd'hui cet équilibre solidement assis sur des intérêts bien compris.
Au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, l'essor de la normalisation documentaire s'est heurté au problème de la disparité des langues humaines. D'une part, avec les problèmes liés à la traduction du vocabulaire technique de la documentation au cours des rencontres d'experts. D'autre part, avec les problèmes posés par la transcription des alphabets non-latins.
Dans les années vingt, les associations nationales s'étaient préoccupées d'unifier les terminologies nationales. Durant l'entre-deux-guerres, Henri Lemaître (1881-1946) avait rassemblé un groupe de travail international qui s'était attaché à la réalisation d'un lexique multilingue de termes professionnels qui parut effectivement en 1953. Cependant après la seconde guerre mondiale, l'intensification des rencontres internationales d'experts et le haut degré de technicité de leurs conversations eurent une conséquence inattendue : la répétition des malentendus au cours des discussions révéla l'existence des différences notables dans le sens donné à certains termes techniques, notamment entre l'anglais et les autres langues. Des réunions entièrement consacrées à ce problème furent envisagées dès la fin des années cinquante, en prévision de la conférence de Paris sur le catalogage. Ce problème semble malgré tout avoir été transitoire dans la mesure où la poursuite régulière des rencontres a permis aux experts de résoudre naturellement le problème en maîtrisant davantage les langues, notamment l'anglais. L'AFNOR tenta de fixer le vocabulaire de la documentation grâce à deux normes publiées en 1979 et 1981. Elle renonça cependant à son idée et retira ces normes expérimentales déjà publiées, puisque celles-ci ne correspondaient plus à un besoin et que les possibilités d'évolution du domaine risquaient d'en pâtir. Le pragmatisme l'emporta donc encore une fois.
Les problèmes de translittération ne se réglèrent pas aussi rapidement. Jusqu'alors, la normalisation avait été l'affaire d'occidentaux, Européens ou Américains, utilisant un alphabet unique et un nombre restreint de langues. La question des langues avait donc été presque totalement absente des débats internationaux du début du siècle [72] : les alphabets grecs et cyrilliques étaient les seuls alphabets non-latins répandus en Europe, mais ils étaient connus de longue date et la relative modestie des fonds orientaux ne justifiait pas de discussion sur le sujet. Les grandes puissances occidentales avaient imposé leurs propres langues et leurs règles dans les régions qu'elles contrôlaient outre-mer et se satisfaisaient de la situation [73].
La constitution d'organismes de documentation et de bibliothèques modernes dans ces aires culturelles, l'élaboration de normes internationales, particulièrement en catalogage, ainsi que la multiplication rapide des échanges internationaux contraignirent les experts à s'interroger sur cette question. En outre, l'émergence des puissances industrielles asiatiques bouleversa la donne d'autant plus profondément que ces pays purent faire valoir directement leur avis sur la question sans passer par le biais des linguistes et des orientalistes occidentaux.
En fait le problème a longtemps été celui des linguistes et des orientalistes plutôt que des experts en bibliographie ou en catalogage. Or ceux-ci, plus attentifs à leurs recherches scientifiques qu'à l'établissement de normes directement applicables dans les relations économiques, industrielles et scientifiques, ne sont jamais parvenus à se mettre parfaitement d'accord sur un type de translittération. À titre d'exemple, la translittération de l'alphabet arabe proposée par l'Institut des langues orientales est différente de celle conçue pour l'Encyclopédie de l'Islam... Encore ce cas, précis peut-il être considéré comme " facile " dans la mesure où les deux alphabets fonctionnent sur le même principe d'association d'un son à un signe ! Que dire alors des difficultés posées par les alphabets utilisant des idéogrammes comme, par exemple, le chinois ?
De fait, ces problèmes ne sont toujours pas résolus et le travail sur la question semble avoir été quelque peu mis en sommeil. Il existe à l'heure actuelle cinq normes précisant la translittération des caractères cyrilliques (NF ISO 9), arabes (NF ISO 233-2) et hébreux (NF ISO 259-2) ainsi que la romanisation du japonais (NF ISO 3602) et du chinois (NF ISO 7098). Aucune de ces normes ne peut être considérée comme une version définitive : les trois premières sont en cours de révision après avoir été modifiées en 1993 pour la NF ISO 233-2, et en 1995 pour les deux suivantes. Bien que les travaux sur ces questions aient débuté depuis plusieurs décennies maintenant, il est peu probable qu'ils trouvent un jour un aboutissement définitif du fait de la complexité des problèmes à régler et de l'évolution naturelle des langues. En outre, les normes actuelles n'abordent le problèmes que sous l'angle de la translittération d'un type de caractère donné en caractères latins vice-versa, mais ne fournissent aucune aide pour le passage d'un alphabet non latin à l'autre. Les exemples concrets de pays ayant des relations avec d'autres pays utilisant des caractères différents sont pourtant nombreux : que l'on songe, par exemple, à trois pays voisins comme la Russie, la Chine et le Japon.
S'il ne faut bien entendu pas s'attendre à une unification des types d'écritures, il ne fait aucun doute que ces problèmes entraîneront encore la publication de nombreux documents normatifs dans les années à venir.
Les premières formes de normalisation du livre s'organise au XVIIIe siècle autour de la notice catalographique qui prend pour support la fiche-carte à jouer, élément décisif pour réaliser de nouveaux outils permettant d'accéder aux fonds des bibliothèques. Les règles de repérage bibliothéconomique permettant de mettre au point des catalogues et des bibliographies ont été construites en relation avec l'objet livre afin de respecter certaines modalités de conservation et de communication -parfois difficiles- de l'écrit. Les savoir-faire naissant des bibliothécaires se sont peu à peu renforcés pour tenter de surmonter les difficultés et permettre ainsi d'assigner une fiche d'identité au livre. Cependant, l'irruption dans les bibliothèques au cours du XIXe siècle d'une masse importante de supports d'information nouveaux : périodiques scientifiques, photographies, dossiers, etc... identifiés sous le terme générique de "document" créent la confusion et rendent rapidement obsolète cette première voie.
Le rôle du périodique scientifique est ici central car il fait basculer les repères bibliothéconomiques d'identification : l'unité n'est plus le livre mais l'article à l'intérieur du document. Ce type de document comporte des sujets différents et il sera nécessaire de les isoler et de les ficher séparément. Il pourra dorénavant en être de même pour le chapitre d'un ouvrage, une photo ou un objet à l'intérieur d'une collection.
Le traitement documentaire signale l'information à l'intérieur du document sans prendre en compte l'unité physique du support. Il crée ses propres "unités documentaires" en se libérant du contexte matériel mais nécessitant impérativement d'être retrouvées. Cela ne revient pas seulement à indexer l'ensemble d'un ouvrage mais bel et bien à recréer l'identité de nouvelles références documentaires à un niveau très fin. Cette nouvelle forme de signalement correspond à la fois aux besoins d'une information plus spécialisée et rapidement mise à jour. Aussi dès avant 1914, la notion traditionnelle de livre est-elle rejetée par des utopistes comme Paul Otlet, qui préfère s'appuyer sur la notion de document. Dans cette conception, un nouveau mode de traitement et d'identification de l'information est revendiqué. L'information peut dorénavant circuler en réseau et être traitée à un niveau très fin. Dans cette perspective, la fiche qui rend compte du document est un support incontournable face au livre. La classification décimale universelle (CDU) permet d'indexer les fiches.
Le livre imprimé, après quatre siècles, était devenu un objet industriel bien rôdé, et Paul Otlet le réorganise en fonction des nouveaux besoins. Il faut accepter ce paradoxe : alors que bibliothécaires, documentalistes et éditeurs commençaient à trouver des solutions, au début du XXe siècle, pour normaliser la description bibliographique, certains cherchaient déjà à normaliser d'autres objets. En deux mots, il s'agissait de trouver des méthodes et moyens d'accès à l'information hors le livre. Ces tentatives seront balayées, mais le problème était posé avec perspicacité par les normalisateurs de l'époque. La CDU était un moyen transitoire pour répondre à cette utopie. L'emploi qu'elle connut par la suite fut différent. De façon semblable, le plus bel exemple de norme impossible à réaliser est sans doute celui du dossier documentaire ; les nombreuses propositions en ce sens d'Armand Boutillier du Retail à l'UFOD n'aboutirent jamais. L'histoire, sans se répéter, s'abandonne et se heurte aux mêmes difficultés.
Entre les premiers plans de la Révolution française, restés inefficaces, et les résolutions communes adoptées par les grandes associations internationales de bibliothécaires et documentalistes dans les années trente un conflit mondial a eu lieu. Celui-ci a marqué profondément la normalisation en imposant un effort industriel sans précédent aux belligérants : les systèmes de normalisation furent précisément créés à cette occasion pour faciliter la production du matériel militaire et stratégique. Le second paradoxe résidera dans le fait qu'inversement les premières organisations de bibliothécaires et de documentalistes se voulaient résolument pacifistes. L'adhésion de ces derniers aux systèmes nationaux et internationaux ne correspond guère à leur courant de pensée lorsque la normalisation est au service de la guerre.
Malgré toutes ces difficultés, ces échecs ne furent jamais complets puisque les normalisateurs continuèrent et restaient demandeurs de règles communes.
La grande rupture du XXe siècle est de confier l'élaboration des normes non plus aux seuls professionnels mais à des organismes nationaux et internationaux. La forme adoptée par un organisme comme l'AFNOR est l'association, ce choix mérite qu'on s'y arrête, car un paradoxe de plus s'ouvre à notre réflexion. L'association, en France, s'inscrit dans le cadre de la loi de 1901 et traditionnellement relève du secteur non-lucratif. Elle se caractérise en appartenant à ce contexte économique par un certain nombre de critères propres. Ce secteur comprend des organisations qui sont formelles, c'est-à-dire déclarées, privées, à savoir distinctes de l'État, indépendantes, ne distribuant pas de profit à ses membres et ayant des participants volontaires (Archambault, 1996 : p.4). Or, nous avons vu que le statut associatif de l'AFNOR adopté en 1926, puis modifié le 24 mai 1941 et resté en vigueur jusqu'en 1984, ne permet pas à l'AFNOR de fonctionner selon ces qualités propres aux associations. Adopter une forme, sans en respecter les critères caractéristiques, tel semble être la règle adoptée. L'État à la fois centralisateur, mais resté en retrait, accompagne l'histoire discrète et efficace de la normalisation. On peut nommer ce trait par l'expression pudique de " souplesse associative ". Cette frontière parfois peu étanche avec le secteur publique, tout en restant proche du secteur privé et professionnel permet de mettre en place un mode de négociation et de consensus original. Le processus de normalisation unifie les pratiques documentaires existantes. La rédaction d'une norme se fait après négociation entre les différents partenaires concernés, ceux-ci ont souvent des intérêts divergents et l'absent a toujours tort puisqu'il ne pourra pas participer au résultat final.
L'historien aura toujours à se demander : quel est le consensus que représente une norme ? comment la norme exprime-t-elle la réécriture d'une pratique de domination existante ? La partie est toujours à rejouer, mais la méthode de négociation a permis de fixer une règle du jeu. La grande réussite de la normalisation est dans sa méthode. Celle-ci a mis du temps à se fixer. Ainsi à ses débuts, la CPS s'est contentée d'entériner la politique du fait accompli des entreprises les plus fortes, ou bien des recommandations établies par d'autres organismes. Ces approximations ont poussé les professionnels du document à se tourner vers d'autres modèles, notamment américains dans les années trente. Par la suite, la politique menée par Vichy, excessivement centralisée et directive ne pouvait assurer le succès de la normalisation française. Cependant, cette politique autoritaire fut compensée par l'autonomie laissée dans les faits à l'AFNOR. Cette dernière a su se frayer un chemin entre les circonvolutions bureaucratiques et le poids grandissant des institutions internationales de normalisation. La pleine maturité de la méthode pourra se révéler dans les années présentes, à la lumière des bouleversements du document numérique. Chemin faisant, ces normes identifient et formalisent des savoir-faire professionnels. Elles font apparaître des compétences : identification des documents, gestion des fonds, traitement et représentation de l'information ; organisation pour la diffusion... À ce titre, l'histoire de la normalisation constitue un lieu de réflexion fondamentale non seulement pour l'histoire technique mais aussi pour la mémoire des savoir-faire et des connaissances. Son autre face cachée pour mieux comprendre une culture à la fois industrielle et informationnelle est l'histoire des brevets (Duris, 1999) qui suit un chemin parallèle et complémentaire.
Toutefois à l'heure actuelle, transmettre les normes, par exemple autour du document numérique, consiste à savoir rendre capable d'identifier et parfois aussi de valider des contenus d'information. À tout prendre, c'est un passeport incontournable pour tout usager perdu dans notre univers documentaire présent sur Internet. Pourquoi est-ce indispensable ?
Parce que l'utilisateur, quelque soit son degré de production, de consommation et ses besoins d'information devra faire un effort supplémentaire pour identifier et valider ses sources électroniques et ses références bien souvent par lui-même. Il devient en quelque sorte son propre catalogueur et indexeur en créant des unités documentaires nouvelles. Cette formidable liberté s'accompagne d'une discipline. Écrire et lire : ce sera aussi produire les liens avec les autres textes et avec les références d'autres environnements textuels. Ce travail d'écriture supplémentaire ne pourra s'effectuer sans effort humain et sans apprentissage de normes. Les formats informatiques ne permettent la prise en charge que d'une partie seulement des normes par la machine.
L'effort portant sur la formation aux normes autour du document serait finalement un apprentissage concourant à une meilleure maîtrise d'une forme d'écriture qui n'est pas nouvelle. Ni plus, ni moins, il s'agit de savoir lire et écrire dans une Société de l'information.
© "Solaris", nº 6, Décembre 1999 / Janvier 2000.