Revue SOLARIS Décembre 2000 / Janvier 2001 ISSN : 1265-4876 |
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Madeleine Aktypi
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Résumé
Les Sites À Venir est un texte qui propose une réflexion sur les enjeux et les chances que représente aujourd'hui la matière numérique du point de vue de la production de subjectivité. Le rôle de l'art dans la société électronique se trouve révisé et un nouveau genre d'expression et de créativité surgit à sa place. Ce genre correspond aux besoins créatifs multiples (hypermédiatiques) de la subjectivité machinique, et son impératif esthétique se résume dans un nouveau processus qui se décrit en tant que "devenir-interface". Mots-clés : matière numérique, "web art", technique, temps, devenir-interface, subjectivité machinique, esthétique, Marshall McLuhan, Félix Guattari, Maurice Blanchot Abstract The Sites To Come is a text on the challenge digital matter presents us with today. That is examined on the level of the production of subjectivity. The role of art in the electronic society is revised and a new genre of expression and creativity is proposed to succeed to it. That genre corresponds to the multiple creative needs (hypermedia) of the machinic subjectivity. Its aesthetic imperative can be resumed in a new process described as "becoming-interface". Key words : digital matter, web art, technology, time, becoming-interface, machinical subjectivity, aesthetics, Marshall McLuhan, Felix Guattari, Maurice Blanchot. |
MATIÈRE À INVENTER (Ou "What's the matter ?")
Ce texte débute off line. Ses lignes prennent naissance par la consultation d'un dictionnaire de la langue française, en l'occurrence Le Petit Robert. Ainsi, le dictionnaire, cet ancien (mais toujours aussi "fréquenté") "moteur de recherche", dépositaire sommaire des sens des mots au fil du temps, sert de boussole initiale face aux questions soulevées par le mot matière (matter en anglais), qui apparaît délibérément trois fois dans notre intitulé ci-dessus.
Dans un mouvement dont la circularité apparente reste à vérifier dans la pratique, la matière numérique, considérée à travers l'exigence d'une esthétique nouvelle, devient une matière à inventer. Pourtant, le passage vers l'invention pose ses propres questions, que met en scène l'anglicisme éloquent : en anglais, matter signifie également "problème" et "matière". En conséquence, le sens de la question "what's the matter ?" peut, suivant le contexte, vouloir dire "que se passe-t-il donc ?", ou "quel est le problème", mais aussi "qu'est-ce que la matière ?". Dans le contexte de cet essai, il faut entendre toutes les variations comme des questions qui se posent simultanément. Cette simultanéité décrit l'état d'âme dans lequel ce texte s'écrit, esquisse la formation de notre problématique (la matière à inventer) à partir de la thématique donnée (la matière numérique), et motive notre recours au dictionnaire.
Voici quelques "résultats de la recherche".
Pour la philosophie et pour les sciences, le mot matière a longtemps désigné la "substance qui constitue les corps, qui est objet d'intuition dans l'espace et possède une masse mécanique", mais aussi le "fond indéterminé de l'être que la forme organise". D'après cette première définition, la matière serait alors opposée (et inférieure) à l'esprit, à la conscience, à l'âme.
Dans le langage courant, matière veut dire "substance ayant les caractéristiques de la matière (au sens philosophico-scientifique évoqué précédemment) et connaissable par les sens, qu'elle prenne ou non une forme déterminée". En anatomie, matière grise désigne initialement le contenu du cerveau humain, expression qui dans le langage familier décrit l'intelligence ou la réflexion. Matière est aussi utilisé pour décrire un produit destiné à être employé ou transformé par l'activité technique, c'est-à-dire le matériau, la matière première. En art, la matière est entendue comme "ce à quoi l'activité de l'artiste donne forme", "ce dont une œuvre d'art est faite".
Enfin, d'un point de vue abstrait, matière implique "l'objet, le point de départ, ou d'application de la pensée". Matière se réfère donc au "contenu d'un ouvrage", et par extension à "ce qui est l'objet d'études scolaires, d'enseignement". Toujours dans une approche abstraite, le mot signifie aussi "ce sur quoi s'exerce ou peut s'exercer l'activité humaine", et ce qui "fournit de quoi agir", c'est-à-dire, le motif, la cause, l'occasion et la raison. Par ailleurs, il peut être utilisé comme l'équivalent des mots comme "domaine" (secteur de compétence) ou question (à discuter, à penser).
Ces premières réponses soulèvent des nouvelles questions. Est-ce que la "version" numérique de la matière continue à permettre les équivalences sémantiques entre la matière et la substance que propose en premier lieu le dictionnaire ? La matière numérique demeure-t-elle quelque chose que l'on peut opposer à l'esprit ou à l'âme en lui réservant un statut purement matériel ? S'agit-il toujours d'une sorte de matière, de "palette" de l'artiste ? Est-ce une matière première et quelle est sa relation à la matière grise ?
D'un certain point de vue, seules les significations abstraites correspondraient en même temps à la matière "en générale" et à la matière numérique. Ce serait donc la matière comme question, comme point de départ et d'application de la pensée, comme ce qui fournit de quoi agir ; le motif, qui force à penser et à créer.
Dans une optique (et une pratique) de production et d'invention de nouvelles formes, il semble essentiel de rappeler le fait que la matière numérique n'implique pas nécessairement le domaine artistique de façon exclusive. La production des formes inédites est aussi caractéristique du travail fait, par exemple, par certaines agences multimédias et publicitaires, ou, plus généralement, dans les domaines de l'informatique ou du design, dans celui de l'"entertainement", etc. (tapez, par exemple, http://www.volumeone.com), pour ne pas parler de la biologie et des biotechnologies où ces mêmes mots prennent encore un autre sens - cette fois trop littéral (par exemple, http://www.qbiogene.com).
Il faut pourtant ajouter que le mot invention y joue un rôle clé. Sa juxtaposition au mot production, lequel, en effet, correspond aux domaines cités, n'est pas neutre. Elle ne fait pas qu'enrichir un même descriptif. Elle donne à voir une exigence d'ordre différent et différenciant : l'invention -- valeur à laquelle peuvent prétendre facilement ces domaines -- doit assumer une fonction autre, montrer (vers) autre chose. Une bonne partie de sites de création artistique actuellement sur Internet en sont la preuve. (Mais pas toujours...).
En tout état de cause, quand l'intention est de penser la matière numérique, le point de vue artistique/esthétique semble être un parti pris avantageux à plusieurs titres.
Comme, par exemple, pour les anglo-saxons qui utilisent une distinction utile : d'un côté il y a le "art on the web" (art sur le réseau électronique), de l'autre, le "art of the web" (art du réseau électronique)[1].
Le premier genre concerne les œuvres (très nombreuses) qui sont visibles dans les pages web et y "sont posées" sans avoir été initialement produites ni numériquement ni pour être là ou pour être "vues" là. Il s'agit d'œuvres qui s'y trouvent comme par hasard, c'est-à-dire afin de répondre -- par leur représentation photographique -- aux besoins du site dont ils font partie en tant qu'images qui enrichissent un contenu donné. Ou alors, comme c'est très souvent le cas dans certaines (hélas, aussi nombreuses) "galeries virtuelles", elles en sont le contenu donné. Ce premier "genre", qui n'en est pas un, ne concerne pas directement la création artistique et joue plutôt un rôle informationnel (par exemple des photos éclairant les textes sur un peintre). Ce "genre" peut aussi ne reproduire que de façon pauvre et décevante les "galeries réelles" et tout le réseau commercial qui va avec (même quand il est parfois question d'œuvres produites numériquement, mais qui se présentent comme des photos sur fond blanc, par exemple). Cela nous intéresse pourtant du point de vue de l'interaction impliquée, mais dans le sens inverse, comme un entretien entamé cette fois entre le "art of the web" et le "art off the web" (art dehors le réseau électronique)[2].
Le second genre, qui est bien moins répandu, et encore moins souvent à la hauteur de ce qu'il promet, c'est l'art qui se produit numériquement - et cela inclue un éventail très large de modes de travail. Ce second genre est diffusé numériquement, exclusivement sur l'écran de l'ordinateur. Dans ce cas, il s'agit vraiment d'un nouveau genre car quelque chose d'inédit est en train de se "mettre en écran", qui n'a pas d'équivalent dehors les "pages" du réseau électronique. Ce n'est pas l'équivalent de la Bourse version Net, de l'enseignement, de la correspondance, ou des musées. Mais plutôt, c'est l'activité à travers laquelle on peut penser la Bourse et l'école et la communication et l'art, parce qu'elle utilise, pense la matière et le "vocabulaire" de ce qui déplace et transforme ces autres domaines. Ce nouveau genre de créativité constitue une promesse, une "ouverture processuelle", non seulement pour ces raisons-là mais surtout pour celles qui sont en train de s'inventer au fur et à mesure que les œuvres et leurs expériences s'accumulent.
Le problème réside dans le fait que ce nouveau genre n'est pas obligatoirement ou exclusivement un nouveau genre d'art. Il peut l'être. Pourtant, la question n'est pas là, puisque selon la machine de vision et la répartition institutionnelle qui sont encore les nôtres, il s'agit certainement d'un genre artistique.
Cela est vrai à tous les niveaux de la "vie" de tels sites. Tout d'abord, les institutions préexistantes à Internet (musées, marchés d'art, galeries, etc.), hésitantes au début, se rendent de plus en plus présentes sur la toile (nombre croissant de sites ou d'œuvres à accès payant, mode de présentation, discours dominants sur le sujet, etc.). Ensuite, l'institution en croissance et en question, c'est-à-dire l'Internet en tant que tel dans sa pratique éditoriale actuelle, respecte les impératifs de la classification traditionnelle (portails à thème ; net.art, galeries virtuelles, etc.). En ce qui concerne les artistes, ils affirment leur rôle d'artiste avec plus ou moins d'inventivité. De leur côté (de l'écran), les navigateurs qui s'y aventurent doivent rarement se demander ce qu'ils font : ils sont devant ou dans ou avec des œuvres d'art... Mais les œuvres elles-mêmes ?
Ces constatations veulent relever des faits et non pas se prononcer sur leur valeur. "Toute innovation doit passer par une phase primaire pendant laquelle l'effet nouveau est sécurisé par l'intermédiaire de l'ancienne méthode, qui apparaît amplifiée ou modifiée par quelque trait nouveau" (McLuhan, 1964). Notre hypothèse est que dans ce cas l'ancienne méthode serait le caractère - ou plutôt l'ambiance, artistique, amplifiée par le "contexte" intensément communicationnel, modifiée par exemple par le rôle central de la technique.
Notre proposition consiste à dire que ce qu'on nomme aujourd'hui "art du web" peut demain devenir une forme d'essai nouvelle. Cela peut paraître surprenant d'écrire quelque chose de pareil dans une revue interuniversitaire, même électronique.
Pourtant, ce qui est en train de se développer aujourd'hui par rapport à la synergie entre texte, son et image tend vers un appauvrissement croissant des supports non combinatoires. La pensée occidentale ("cette matrone qui n'a pas toujours existé" selon Artaud - et pas seulement [3]) est strictement liée à l'écriture et à la lecture, qui sont à leur tour liées aux spécificités de la culture du livre imprimé. Pour ne prendre qu'un exemple très général, sans le retrait psychique, que crée l'acte d'écrire, sans sa reconstitution ailleurs que constitue l'acte de lire, la réflexion, l'analyse logique, telles qu'on les connaît et pratique, n'existeraient probablement pas. De toute manière, elles auraient une autre fonction ou forme, comme elles en ont eu avant Gutenberg...
Difficile à dire, difficile à imaginer : le système technologique préexistant est chaque fois aveuglant par rapport au nouveau (qui ainsi demeure mystérieux ou devient menaçant). On peut peut-être oser imaginer ce qui pourrait se produire sans obéir aux acquis familiers. Matière à inventer.
En même temps, "le contenu de tout médium est toujours un autre médium". La fameuse phrase de McLuhan (1964) obtient une transparence équivoque avec Internet. La toile mondiale constitue le médium par excellence dont le(s) contenu(s) sont des autres médias. Radio, télévision, cinéma, livres y défilent en permanence.
Toutefois, l'importance de la phrase est ailleurs. McLuhan dit par exemple que l'homme typographique prit vite l'habitude de regarder des films parce que le cinéma créait aussi un monde intérieur imaginaire comme le faisaient déjà les livres. Le monde livresque était ainsi prêt à "lire" les images mobiles. En les "lisant", l'homme typographique s'initia à ce que Benjamin appela l' "inconscient optique" car "la nature qui parle à la caméra est autre que celle qui parle aux yeux" (Benjamin,1936). Et ainsi de suite [4].
Alors ? Les sites dont il est question -- et dont on a envie -- n'existent pas forcément encore si ce n'est à l'état embryonnaire. Ce sont des sites à venir. C'est précisément cet "à venir" qui fait signe, qui dessine tantôt un point d'exclamation tantôt un point d'interrogation.
Autant de questions, de désirs, lancés comme des paris ou des filets... Mais d'abord il faut digresser.
"(C'est comme s'il avait écrit dans la marge d'un livre qui ne serait écrit que bien plus tard, à une époque où les livres depuis toujours disparus évoqueraient seulement un passé effroyablement ancien et comme sans parole, sans autre parole que cette voix murmurante d'un passé effroyablement ancien.)"Maurice Blanchot [5]
Avant d'entamer la lecture de ce texte, veuillez bien cliquer sur :
Sinon, choisissez un moteur de recherche, donnez le descriptif : "Sir Francis Bacon + New Atlantis", précisez la langue (anglais, car en français le moteur trouvera plutôt des hôtels qui s'appellent Francis ou Utopie) et faites votre choix parmi les nombreuses adresses proposées. Si vous en avez toujours envie, une fois votre lecture du texte de Bacon terminée, cliquez sur la page précédente pour continuer à lire "ici".
Bienvenus de nouveau. Si vous êtes en train de spéculer sur ce que le parcours textuel, que vous venez d'accomplir sur le Web, puisse avoir en commun avec un texte sur le processus de subjectivation de soi et la création numérique, vous êtes dans le bon chemin.
Voilà quelques précisions. La Nouvelle Atlantide est publiée pour la première fois en 1627 juste après la mort de son auteur, Sir Francis Bacon. La raison pour laquelle il est aussi facile de repérer sa version numérique sur Internet trois siècles après vient du fait que certaines parties de ce récit, utopique en son temps, s'avèrent chaque année de plus en plus proches des exploits des sciences et des techniques contemporaines.
En effet, le discours du Père de la Maison de Salomon, par lequel finit le récit, est aujourd'hui prodigieux à nos yeux surtout dans la similitude entre l'utopique d'autrefois et la réalité d'aujourd'hui. Un mouvement par trop régulier semble avoir accompagné ce texte pendant les quelques centaines d'années qui le séparent des dernières décennies du vingtième siècle.
Sir Francis était un homme qui croyait à la puissance de la Science presque de la même manière qu'il vénérait Dieu. Son Atlantide est une île où les principes du christianisme règnent unanimement dans les codes civils en même temps que le Prêtre a le contrôle quasi-exclusif de la Maison de Salomon, la maison de la Science. Mélange bizarre ? Peut-être...
Pourtant, de ce pays parfait, les seules choses qui correspondent à notre réalité sont les descriptions scientifiques. Certains y voient l'esprit singulier du philosophe anglais, la verve de son utilitarisme, la profondeur de ses connaissances, sa lucidité d'esprit.
"God bless thee, my son; I will give thee the greatest jewelI I have. For I will impart unto thee, for the love of God and men, a relation of the true state of Salomon's House. Son, to make you know the true state of Salomon's House, I will keep this order. First, I will set forth unto you the end of our foundation. Secondly, the preparations and instruments we have for our works. Thirdly, the several employments and functions whereto our fellows are assigned. And fourthly, the ordinances and rites which we observe" (nous soulignons).
Mais qu'observons-nous, dans ces premières paroles du Père ? Ne serait-ce pas le schéma bien familier d'une dissertation contemporaine, la façon dont il est encore demandé et admis aujourd'hui de présenter clairement et dans le bon ordre les choses ? Introduction générale et développement par étape ? Et si la forme dans laquelle la pensée va à la rencontre de ce qu'elle cherche avait quelque chose à voir avec ce qu'elle finit par trouver ?
En tout état de cause, selon le texte de Bacon, le but de la Maison de Salomon -- ce plus précieux des joyaux -- est la connaissance des causes et des mouvements secrets des choses, l'élargissement des frontières de l'empire humain, et l'accomplissement de toute œuvre possible. Dans ce contexte, qui nous est doublement familier, et par la Logique et par la pratique de la science dans la Galaxie de Gutenberg, les exploits concernent à la fois l'air, la mer et la terre avec toutes leurs créatures, les cinq sens et le mouvement.
La société utopique effectue, en effet, l'imitation (in vitro) des éléments naturels, la production (par greffe) d'éléments artificiels, l'observation, la prévision et la prévention des phénomènes naturels et des maladies, la purification de l'air, la création expérimentale de lumières, de sons, d'odeurs, de goûts artificiels, la conservation et la chirurgie des corps humains, la prolongation de la vue et de la vie... Tout ce dont témoigne aujourd'hui l'actualité scientifique - mais dans un cadre heureux, à l'abri des problèmes et des problématiques, des risques et des menaces actuels. D'où l'esprit -- toujours valable -- d'utopie.
Il faut pourtant noter ceci : cet esprit clairvoyant est par exemple incapable d'imaginer le passage de l'imitation du vol des oiseaux à la construction d'un avion. Le ciel n'est pour lui qu'un espace d'observation et pas du tout un espace à conquérir. Ainsi lui est-il aussi impossible d'imaginer la chirurgie plastique, qui ne vient qu'après la conviction (mise en place par les pratiques de la médecine) que le corps humain est une matière à expérimentation, qui peut ainsi par la suite devenir un espace d'auto-expérimentation. Dans l'optique de l'utopiste anglais, le ciel et le corps, ou plutôt la "chair" humaine, appartiennent encore à Dieu. Dans ce sens-là, ce n'est pas un hasard si ces révélations nous viennent de la bouche d'un homme de l'Église, qui est le seul en position de garantir le "religieusement correct" de l'état des choses.
Par ailleurs, Bacon n'imagine qu'à partir de ce qui est déjà là ; son cosmos demeure la terre encore en partie inconnue. Il pense avec et dans la machine de vision de son époque (cartes, moyens de transport, moyens de communication, science, médecine, ensemble des technologies appliquées, etc.) mais pas seulement. Il l'élargit. Au fil du temps, son imagination - par la révélation qu'elle constitue (I will impart unto thee, ("Je vais te révéler") dit précisément le père, et la proposition anglaise unto montre le poids de la révélation, qui pour le lecteur est plutôt une prophétie) - deviendra action. L'action entreprise ressemblera à ses rêves et ainsi témoignera d'un certain manque d'imagination par la suite. Causalité linéaire ? Prophétie qui se vérifie d'elle-même ? (Watzlawick,1988)
Cette bonne nouvelle que le progrès effectué a su accomplir les rêves d'un siècle bien antérieur / cette triste constatation des limites de l'inventivité des humains ... des envies persistantes qui parviennent à leur satisfaction ... l'Histoire.
Pourquoi cette digression ? Qu'est-ce que la création numérique des nouvelles formes et le processus de subjectivation de soi aurait en commun avec la Nouvelle Atlantide ?Digressons un peu plus à l'intérieur de la digression.
Quand Stanley Kubrick réalisait en 1968 l'Odyssée de l'espace 2001 (<http://www.underview.com/2001.html>), il avait besoin d'une image de la terre à partir d'un point lointain dans l'espace. Une telle photo n'avait pas encore été prise à l'époque... Par un travail technique obstiné, simple à la base et arbitraire quand nécessaire, il est arrivé à imaginer et à produire sur l'écran une telle image.
Quand le 25 octobre 1974, un satellite GOES capture et diffuse pour la première fois l'image de la terre <http://photolib.noaa.gov/space/spac0041.htm>, l'imagination du réalisateur en question s'avère étonnamment précise !
Terra incognita ! Terre imaginée chez Bacon, la fameuse Bensalem; terre simulée chez Kubrick, la nôtre mais d'un point de vue encore inédit à l'époque ; terre ou plutôt temps et espace à inventer et à produire aujourd'hui, la toile mondiale. Mais il ne s'agit pas de cela.
Notre propos vise plutôt le scientifique et le technique, les institutions et les machines de vision. Il nous paraît essentiel d'inclure, même de façon succincte, ces instances-là dans une réflexion sur la création numérique contemporaine. Ce qui exige bien évidemment une réflexion sur le temps et sur le temps historique, laquelle ne peut se présenter que de façon sommaire sur ces "pages".
D'où notre insistance sur la Nouvelle Atlantide et les parenthèses du titre (Nouvelle(s) Atlantide(s)) montrant vers d'autres Atlantides, qui ont eu ou auront lieu. Le rythme est donné par la phrase de William Faulkner : "Le précipice, le précipice noir ; toute l'humanité avant vous l'a franchi et a vécu, et toute l'humanité après vous le fera également."
"Soit un passé, soit un avenir, sans rien qui permettrait de l'un à l'autre le passage, de telle sorte que la ligne de démarcation les démarquerait d'autant plus qu'elle resterait invisible : espérance d'un passé, révolu d'un avenir. Seule, alors, du temps, resterait cette ligne toujours à franchir, toujours déjà franchie, cependant infranchissable et, par rapport à "moi", non situable. L'impossibilité de situer cette ligne, c'est peut-être cela seulement que nous nommerions le "présent", (...) l'apparence fausse de présent sous laquelle l'ambiguïté passé-avenir séparerait invisiblement l'avenir du passé", comme l'écrit Blanchot quand il se met à penser la notion du Retour Éternel de Nietzsche.
La science, l'institution, l'écriture suivent leur chemin, et le paradigme n'ayant pas trop encore, au moins essentiellement, changé, elles investissent (dans) l'oubli de l'abîme. La technique déplace les bords du précipice, transforme ses formes et sa souplesse et le donne à "voir" à travers des machines de vision nouvelles, qui promettent de le dissimuler encore mieux. "Mais apparaîtra alors la possibilité que la technique, loin d'être simplement dans le temps, constitue proprement le temps" (Stiegler,1994).
Kubrick a ainsi pu fabriquer ce qu'il cherchait car sa recherche a eu lieu dans la même machine de vision qui cinq ans plus tard réalisa véritablement le produit visé. De façon analogue s'expliquent aussi les manques dans le récit de Sir Francis Bacon. On doit pourtant noter qu'il est possible qu'il en fut peut-être conscient et essaya de rendre ces lacunes logiques en insistant sur le fait que Bensalem était une ville parfaitement gouvernée et profondément pieuse... Peu importe.
Revenons au moment où le bateau du narrateur érudit de la Nouvelle Atlantide est encore loin des côtes de Bensalem. Au moment où une équipe de la ville inconnue approche le navire et leur apporte une lettre multilingue...
"...he drew forth a little scroll of parchment (somewhat yellower than our parchment, and shining like the leaves of writing-tables, but otherwise soft and flexible), and delivered it to our foremost man. In which scroll were written in ancient Hebrew, and in ancient Greek, and in good Latin of the school, and in Spanish these words..."
La reconnaissance entre les deux civilisations passe par l'écrit. Le représentant de la Nouvelle Atlantide donne aux nouveau venus un parchemin, similaire aux parchemins qu'ils connaissent, où les conditions de leur accueil sont écrites en hébreu ancien, en latin scolaire, en grec ancien et en espagnol... Pièce de reconnaissance, en rien moindre aux symboles grecs. Au contraire, il s'agit de quelque chose d'encore plus effectif et important. Contrairement aux symboles anciens (de symballein : mettre ensemble), qui, comme une sorte de pièce d'identité, assuraient que les personnes, qui devaient se rencontrer, arriveraient en face de la bonne personne ; aucun lien ne préexiste à cette rencontre contingente. Pourtant il semble qu'elle ait déjà eu lieu à travers les alphabets communs aux deux parties.
Remarquons que Bacon n'insiste pas trop sur les langues écrites ; son attention est beaucoup plus attirée par la présence de la croix sur le parchemin. L'élément principal capable de soulager son inquiétude, c'est le lien de la Chrétienté dont ce deuxième symbole fait preuve.
La quasi-indifférence du narrateur de la Nouvelle Atlantide nous fait penser à la phrase suivante de Marshal McLuhan : "Si le 17ème siècle venait d'une culture visuelle et plastique et allait vers une culture livresque et abstraite, aujourd'hui nous semblons venir d'une culture du livre abstrait et aller vers une culture hautement sensuelle, plastiquement picturale"(nous traduisons).
Ces paroles sont écrites par le canadien controversé en 1953, quand ses réflexions sur les médias commencent à lui faire gagner des fans ainsi que des ennemies voués. Si par un parachronisme osé, on l'imaginait à la place du narrateur de la Nouvelle Atlantide, on peut être certains qu'il n'éprouverait pas les mêmes sentiments de surprise. Une fois le parchemin en main, McLuhan s'en servirait comme d'une carte de la ville.
Sa théorie sur la civilisation de l'alphabet et sur celle qui lui succéda, celle du livre imprimé, l'aurait merveilleusement orienté dans Bensalem. La preuve ; ses écrits sur l'époque de l'automation, comme il appelle en 1964 la période qu'on est en train de parcourir maintenant en l'an 2000. Comme Kubrick, il vit dans l'époque qui donnera naissance à ce qu'il imagine en avance, et comme Kubrick, il est mu par un souci artistique, polymorphe et aigu. Comme Bacon, il fait tout pour imaginer et analyser le potentiel de son époque. "Quand on commence à penser ces nouvelles technologies, on a l'air d'être un poète car on s'occupe du présent comme s'il s'agissait de l'avenir. C'est ma technique" (McLuhan, 1967-1997) (nous traduisons).
Mais il fait aussi beaucoup plus, au moins du point de vue qui est le nôtre et par rapport aux besoins qu'il crée.
"À aucun moment de la culture humaine les hommes n'ont compris les mécanismes psychologiques que mettent en jeu l'invention et la technologie. Aujourd'hui, c'est l'instantanéité de l'information électrique (on va dire : électronique) qui nous permet de discerner aisément, pour la première fois, les modèles et les contours formels du changement et du comportement. La vitesse électrique (électronique) est synonyme de lumière et de compréhension des causes. L'électricité (et l'"électronicité") nous oblige à remonter le film de notre développement, parce qu'elle renverse une grande partie de ce développement".
Voilà Sir Francis absous. Les lacunes de son récit sont les "lacunes" de son époque, tout comme la lucidité de McLuhan est la lucidité de son époque. Tout en étant en avance, ils imaginent et travaillent dans leur temps.
"Avec l'écriture vient aussi l'analyse logique et la spécialisation, mais aussi le militarisme et la bureaucratie" (McLuhan, 1953-1997) (nous traduisons). Rappelons-nous la merveilleuse Bensalem et surtout le discours du Père de la Maison de Salomon ; nous y trouverons tous ces éléments, (aujourd'hui de nouveau en train de devenir quasiment obsolètes) dans un contexte harmonieux et admirable. Selon les idéaux contemporains au philosophe anglais, qui correspondent parfaitement aux impératifs de la culture du livre, en pleine expansion alors, tout cela est voulu et désiré. Il n'en est pas de même aujourd'hui où la matière électronique va peut-être à l'encontre des telles exigences.
Les Nouvelles Atlantides constituent un (dis)continuum persistant, qui peut donner l'impression d'être plus "continu" pendant les époques de transition comme la nôtre. C'est une série étrange de continuités et/ou des discontinuités dépendant chaque fois des observateurs, de leur notion du temps, c'est-à-dire par exemple (pour nous aujourd'hui) des dispositifs techniques au sein desquels se développent leurs hypothèses et s'accomplissent leurs observations.
Chaque fois nouvelles et intéressantes (everything that's interesting is new), elles tissent au fil du temps une sorte d'écriture qui rappelle à la fois les palimpsestes anciens, le slam et les hypermédias contemporains.
L'invention du pluriel de la formule -- Nouvelle(s) Atlantide(s) -- a eu lieu sur ces pages et n'a pas la moindre prétention d'exhaustivité. C'est une fiction qui, dans notre pensée, dessine le mieux possible cette "apparence fausse de présent sous laquelle l'ambiguïté passé-avenir séparerait invisiblement l'avenir du passé". L'émotion recherchée est celle d'un rythme qui veillera sur la pensée du logos de la technique, car "nos technologies sont bien en avance par rapport à notre pensée" (McLuhan, 1967-1993)(nous traduisons).
Si "les contenus de la subjectivité dépendent toujours plus d'une multitude de systèmes machiniques", comme l'a dit, il y a déjà plus que dix ans, Félix Guattari (1987), ils en dépendent encore plus aujourd'hui où cette multitude a recouvert nos activités quotidiennes et cela de manière bien plus directe et visible (et tangible) qu'autrefois. Il est intéressant de rappeler que selon le même auteur, les machines sont des "formes hyperdéveloppées et hyperconcentrées de certains aspects de la subjectivité de l'homme". Il s'agit donc toujours d'un "double pont de l'homme vers la machine et de la machine vers l'homme".
De ce point de vue-là, les machines informationnelles et communicationnelles, que l'on connaît aujourd'hui, sont la version contemporaine de ce que Guattari appelle Équipements Collectifs de subjectivation. Sous cette dénomination générale, on doit entendre les diverses machines initiatiques, sociales, rhétoriques, scolaires, qui faisaient partie des institutions correspondantes et ainsi sécrétaient des subjectivités spécifiques à chaque société.
Guattari propose de distinguer trois zones de fractures historiques et des mutations subjectives fondamentales :
Il nous semble que, si aujourd'hui on constate un travail en cours, qui répond aux exigences de ces paroles, c'est dans une partie, la moins connue d'ailleurs, de la gigantesque machine informationnelle et communicationnelle contemporaine qu'est Internet. Là, il est question d'un genre d'expression récent qui est produit, distribué et présenté uniquement sur le Net (le "art of the web" dont il est question dans l'Introduction).
L'art numérique se distingue, tel que l'on entend, de l'ensemble très diversifié de la création numérique, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, suivant la logique d'auto-référence subjective que dépeint Guattari et qui nous paraît primordiale.
Ensuite, parce que d'une part, ces gens (artistes, hackers, étudiants, designers) fabriquent et/ou s'approprient des outils techniques et les intègrent dans un processus qui est non seulement créatif mais aussi auto-référentiel, et parce que d'autre part, leur champ d'expérimentation coïncide avec un espace de plus en plus investi et réglementé, d'où l'intérêt de leur (re-)activité.
Par ailleurs, ce nouveau genre d'expression créative peut devenir le point de départ du réexamen à la fois de la notion de l'art et de sa synergie avec la technique. Il peut surtout devenir le nouvel espace de déposition et surtout de formation de la pensée comme il en est question dans l'introduction ; les ouvrages des érudits à venir...
La subjectivité contemporaine est machinique. Cette "machino-dépendance" n'est pas un attribut dont on peut se défaire. Cela n'est pas une question de goût. Ce qui contrairement peut varier, c'est le processus de subjectivation singularisante (ou d'auto-référence subjective) auquel Guattari attache tellement d'importance face à la "nouvelle machino-dépendance de la subjectivité".
Les Équipements Collectifs de subjectivation, les dispositifs techniques et technologiques dont nous faisons partie, sont générateurs d'impératifs latents qui agissent soit de l'extérieur (pouvoir) soit de l'intérieur (savoir) de la subjectivité, et régulent le processus de sa formation.
Quand Guattari parle d'auto-référence, il désigne le facteur tiers qui est en situation de renverser les termes de l'accueil des impératifs. C'est le processus auto-fondateur par lequel l'ensemble de "données" extérieures et intérieures est mis en question. Ainsi, un ensemble de coordonnées propres est mis en scène à l'encontre des stratifications sociales et mentales. Auto-modélisation, cristallisations existentielles...
"Le plus difficile à faire ressortir ici, c'est que ces matériaux, à partir desquels peuvent s'enclencher les processus d'auto-référence subjective, soient eux-mêmes extraits d'éléments radicalement hétérogènes, pour ne pas dire hétéroclites ; rythmes de temps vécus, ritournelles obsédantes, emblèmes identificatoires, objets transitionnels, fétiches de toute nature.... Traits de singularisation, qui événementialisent, "contingentent" les états de faits, les agencements d'énonciation."
Voilà la matière.
Qu'on le veuille ou non, il n'y en a jamais eu d'autre : les ritournelles l'emportent sur les pixels...
Les interfaces techniques sont toujours là afin de dissimuler ce fait presque étrangement inquiétant (le "précipice noir" de Faulkner), et du même coup, chaque fois elles le cristallisent dans une configuration autre. Il faut préciser qu'ici le mot interface est aussi appliqué dans le "contexte" d'une transgression voulue de son lien historique avec l'époque électronique. De ce point de vue-là, l'interface devient le lieu de rencontre avec l'autre. Elle est l'espace (et le temps, comme le rappelle Stiegler) organisé de la possibilité d'inventer un entretien avec cette altérité, qui devient aussi "domptable", utilisable.
Le souci naît de l'oubli trop fréquent de la "rétro-action" (dis)continue qui engage les deux parties de l'interaction. Demeurer dans des schémas essentiellement simplistes, comme le fameux homme/machine, pris dans le sens strictement binaire où l'homme est a priori l'Homme (on dirait même un a priori d'Homme) et la machine est a priori l'irréductiblement autre, prête à un tel malentendu : par exemple, l'homme serait le dompteur (l'utilisateur), la machine simplement la "bête" à dompter.
Alors que, en fait, la machine est aussi ce qui a toujours besoin d'une altérité afin d'exister. Une altérité qui exige une (autre) altérité (autre) afin d'exister et afin de devenir l'espace de production d'(autres) altérités (encore autres).
Alors que, comme le soulignait Nietzsche à la fin du XIXe siècle, c'est la pensée humaine qui est forgée par les outils de son écriture, (le feutre, la machine à écrire, l'ordinateur et ses logiciels...). ("Unser Schreibzeug arbeitet mit an unseren Gedanken").
L'interface telle qu'elle nous intéresse ici renvoie plutôt à la réponse que donne Gregory Bateson à la question :
"Les ordinateurs pensent-ils ?"
"Je dirai tout de suite : non. Ce qui "pense", c'est l'homme plus
l'ordinateur plus l'environnement. Les lignes de séparation entre
homme, ordinateur et environnement sont complètement artificielles et
fictives. Ce sont des lignes qui coupent les voies le long desquelles
sont transmises l'information et la différence. Elles ne sauraient
constituer les frontières du système pensant. Je le
répète : ce qui pense, c'est le système
entier...". (Bateson 1972)
D'où le souci de Guattari de "reconstruire un concept de la machine qui se développe bien au-delà de la machine technique". Ainsi, chaque type de machine sera défini par sa consistance énonciative spécifique.
L'ensemble fonctionnel qui associe la machine à l'homme comprend multiples composantes :
"... Célibataire dès son plus jeune âge ... possède sa propre machine à écrire et sait s'en servir." William Faulkner
Une des choses que nous avons tenté de suggérer à travers ce texte, c'est que ces autres univers de référence, auxquels fait allusion Guattari tout en préparant leur avènement, sont virtuellement "présents" aujourd'hui sur Internet. Il faut entendre l'adverbe dans sa multiple signification qui scintille entre au moins le "présent" (sans oublier les guillemets que la main de Blanchot y ajoute) et l' "à venir".
Le "présent" (en temps réel). De façon indicative, nous lançons quelques destinations à parcourir dans l'instant même : <http://www.panoplie.org>, <http://www.incident.net> (sans omettre le portail intégré : www), <http://aen.walkerart.org>, <http://404.jodi.org>...
Ces sites de qualité (parfois légèrement flottante) constituent certainement un point de départ qui, de par leur fabrication et fréquentation, a déjà eu lieu. Ce qui, pourtant, nous intéresse davantage réside dans le fait que ces sites -- mis à part le plaisir qu'ils offrent -- nous donnent (nous destinent) aussi un point d'application de la pensée ; ils en forment la matière (pour revenir momentanément à l'autorité du dictionnaire, qui a servi de boussole temporaire dans notre Introduction).
La matière dont font preuve ces sites est à la fois de l'ordre du pixel et de celui de la ritournelle. Cette double appartenance crée une nouvelle exigence multiple, qui s'adresse à la pensée en tant que "système entier", dans lequel ce qui pense c'est l'homme plus l'ordinateur plus l'environnement sans les habituelles lignes séparatrices artificielles.
Pendant le parcours proposé, nous rencontrons alors une matière qui doit être pensée par l'homme plus l'ordinateur plus l'environnement en tant que point d'application de la pensée. Une matière qui invite à l'invention et à la production "des agencements d'auto-référence subjective" que souhaitait -- et que, en les pensant, préparait déjà -- Félix Guattari.
Le temps de cette "rencontre avec ce qui force à penser" est l' "à venir". La version orale du mot désigne le futur. Dans sa version écrite, le mot dessine plutôt un mouvement vers, qui est paradoxalement déjà "présent" dans le "présent". Ainsi, le mot s'allie au devenir. Nous insistons sur ce sens-là. L' "à venir" concerne tout ce qui est dans le temps sans impliquer un système précis de son "flux". L' "à venir" serait une sorte de machine abstraite qui d(és-)écrit transversalement les stratifications temporelles ; le temps (du processus) de la subjectivité machinique, qui implique aussi une gestualité, qui lui est propre en tant que mode d'agir.
L'"action" impliquée par cette "rencontre avec ce qui force à penser" constitue alors une "ouverture processuelle" qui travaille (dans) le système pensant et (dans) la matière, nous l'appellerons : devenir-interface.
"Le mot, je ne le vois pas", note Kafka dans son journal, "je l'invente". Faulkner, de l'autre côté, parle d'une machine (à écrire), qui non seulement est "propre" à celui qui la possède, mais celui qui la possède sait (en plus) s'en servir. De ces deux phrases ingénieuses, on peut extraire les meilleures "définitions" de tout ce qu'implique, de tout ce qu'exige le devenir-interface en tant que gestuelle de l' "à venir".
"L'expression doit briser les formes, marquer les ruptures et les embranchements nouveaux. Une forme étant brisée, reconstruire le contenu qui sera nécessairement en rupture avec l'ordre des choses. Entraîner, devancer la matière" (Deleuze, Guattari, 1975).
"Devenir-interface" serait alors le terme inventé pour d(és-)écrire les transversales essentielles à l'expression qui brisera les formes et marquera des embranchements nouveaux. Pourtant, l'impératif esthétique que constitue le devenir-interface implique à la fois le système pensant et la matière à inventer. Cela veut dire qu'ici "Entraîner, devancer la matière" signifierait, du même coup, aussi, se laisser entraîner, se laisser devancer par la matière, par son devenir et par le "devenir-interface".
Pixels obsédants et ritournelles numériques -- dorénavant complices -- se rendent indiscernables et, dans "la forme brisée", reconstruisent "le contenu qui sera nécessairement en rupture avec l'ordre des choses".
Pourtant, "entraîner, devancer la matière", constitue aujourd'hui un impératif qui appartient à l'ordre des choses. Il suffit de penser à l'instrumentation de la matière dont témoigne l'actualité des recherches biologiques (Rieusset-Lemarié, 1999) ou de se rendre compte de l'enracinement de la distinction nette entre sujet et objet dans notre façon de réfléchir et d'écrire.
Dans ce contexte, le "devenir-interface" donnerait aussi naissance à un impératif moral qui suivant McLuhan (le médium est le message) obligerait au respect (à la responsabilité) de la spécificité et de la différence de chaque interface.
Devenir-interface ne signifie pas devenir écran, puisque l'écran aussi est pris dans un devenir-interface. Aussi bien le système pensant (l'homme + l'ordinateur + l'environnement), que la matière à inventer (l'ordinateur + le système pensant + l'environnement) constituent des devenirs-interfaces, mais sont, en même temps, constitués par des devenirs-interface locaux, qui traversent le devenir-interface global. D'où la proximité des "additions" entre les parenthèses ci-dessus. De cet angle-là, l'ordinateur est le mot qui résume un devenir-interface complexe dans le sens où par exemple l'agencement de son disque dur, de son operating system et de ses logiciels s'oriente selon un autre devenir-interface, celui par exemple de l'artiste, qui constitue à son tour un devenir-interface, qui agit en tant que système pensant / agissant / actif au sein du système pensant qu'il con-stitue avec son ordinateur et son environnement...
Le devenir-interface exige la mise en abîme paradoxale puisqu'en tant que proposition il va à l'encontre des "lignes séparatrices artificielles". (Évidemment, il en inventera d'autres). Ce qui prévaut n'est pas de démêler le désordre que cette notion sème. Car le devenir-interface, ainsi d(és-)écrit au sein d'un petit essai sur la matière numérique et l'invention d'une esthétique nouvelle, n'est qu'un artefact, un agent provocateur, un virus lent qui cherche à propager son goût pour les points d'interrogation et pour l'invention! [7].
Maurice Blanchot, "romancier et critique, dont la vie est entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre", écrit dans Le livre à venir sur Coup de dés de Mallarmé (1959) :
"Devant ce poème, nous éprouvons combien les notions du livre, d'œuvre et d'art répondent mal à toutes les possibilités à venir qui s'y dissimulent. La peinture nous fait souvent penser aujourd'hui que ce qu'elle cherche à créer, ses "productions" ne peuvent plus être des œuvres, mais voudraient répondre à quelque chose pour lequel nous n'avons pas encore de nom. Il en est de même pour la littérature. Ce vers quoi nous allons n'est peut-être aucunement ce que l'avenir réel nous donnera. Mais ce vers quoi nous allons est pauvre et riche d'un avenir que nous ne devons pas figer dans la tradition de nos vieilles structures."
Maurice Blanchot a aujourd'hui 93 ans et nous ignorons complètement s'il a jamais "exploré" Internet. Toutefois, grâce à son dévouement de penseur, notre exploration à nous en demeure toujours "imprimée".
© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier 2001.