Revue SOLARIS
Décembre 2000 / Janvier 2001
ISSN : 1265-4876
accueil sommaire du dossier courrier aux éditeurs

 

La critique face à l'art numérique : une introduction à la question

Edmond Couchot




Professeur émérite de l'Université Paris 8 [*]

logo Solaris
Résumé

La diffraction de la notion d'œuvre en un ensemble de composantes et le remplacement de la médiation critique par les interfaces technologiques invitent les commentateurs de l'art à une autre forme de critique en ce qui concerne l'art numérique. Qu'il s'agisse d'art sur le réseau ou de multimédia, l'interactivité déplace le rôle des publics et des œuvres. La critique d'art, telle qu'elle s'est constituée à l'époque de Baudelaire ne doit pas devenir une cybercritique mais prendre en compte ces évolutions : la dimension technologique de l'art est une composante à part entière de la nouvelle esthétique, de même que la "conversation" qu'elle instaure entre œuvres, auteurs et publics.

Mots-clés : mediation, interactivité, critique d'art

 
Abstract

The diffraction of the work of art in several dimensions and the substitution of art criticism for the technological mediation, invite commentators of digital art to work in different ways compared to the previous ones. With art on line as well as with computer art off line, interactivity changes relations betweenthe audience and pictures. Rules ofart criticism, as defined by Baudelaire in the nineteeth century, have to be changed, because the technological dimensionbelongs to the new aesthetic and sets up "conversation", that is to say interactivity, as the necessary connexion between authors, works of art and the viewers.

Key words :mediation, ineractivity, art criticism




  1. L'esthétique de la modernité, ou les deux horloges
  2. Un mode conversationnel : entre amont et aval
  3. Pour une autre critique : à quelles conditions  ?




Les premières expérimentations artistiques sur ordinateur, dans le domaine de l'image, ont commencé dès la fin des années soixante ; elles sont à peu près contemporaines de l'appropriation des techniques vidéo aux mêmes fins (les téléviseurs " préparés " de Nam Jun Paik datent de 1963). Depuis cette époque de " pionniers " où les échanges avec la machine passaient par la carte perforée et le ruban magnétique -- médiocre moyen pour faire de l'art --, la progression du matériel (circuits de calcul, programmes et interfaces) et la réduction de son coût n'ont cessé d'attirer de plus en plus de créateurs, jeunes ou déjà confirmés, tentés par les promesses de la technologie numérique. L'expansion rapide et relativement récente du multimédia et des réseaux est en train de provoquer un nouvel et puissant regain d'intérêt pour cette technologie. En sorte que l'on est fondé à dire que l'art numérique (j'entends, par là, l'art réalisé avec des moyens numériques) existe depuis maintenant près d'une quarantaine d'années, qu'il possède ses artistes, son public et son histoire et qu'il compose une large partie du paysage artistique, non seulement français mais mondial.

Une large partie, certes, mais une partie quasi totalement ignorée par la critique d'art et les esthéticiens. Anne Cauquelin parle carrément d'une " conspiration du silence ", " silence d'autant plus remarquable, ajoute-t-elle, qu'il n'est pas remarqué " [1]. Il n'y a pas, en effet, de critique d'art constituée dans le domaine de la création numérique en France. Pourtant, il existe des auteurs qui ont tenté, très tôt, de briser ce silence [2] ; il existe quelques ouvrages assez récents qui recensent et commentent certains aspects de l'art numérique, associés en général à l'art technologique, électronique ou médiatique [3] ; il existe des articles (très rarement publiés dans des revues ou des rubriques consacrées à l'art : notons, au passage, en huit ans deux numéros d'Art press, le premier dédié aux nouvelles technologies, le second aux réseaux) ; il existe quelques textes de catalogues d'expositions peu nombreuses accueillant des œuvres numériques. Et si l'on note bien une amorce de réflexion critique et esthétique sur l'art numérique, (j'y ai personnellement contribué, avec deux livres et plusieurs dizaines d'articles), cette réflexion n'est en rien comparable, du moins quant à son ampleur et à son audience, à celle qu'a produite la critique " instituée ", même à propos de l'art vidéo, du moins en France car la situation n'est pas la même aux États-Unis. J'essaierais d'apporter aujourd'hui quelques éléments de réponse à cette question troublante : pourquoi la critique d'art (et éventuellement l'esthétique, dans la mesure où les deux activités sont liées) ignore-t-elle l'art numérique ? Compte tenu de l'ampleur et de la complexité de la question, cette courte étude ne pourra être qu'une introduction.




top L'esthétique de la modernité, ou les deux horloges

On ne peut attribuer l'absence de critique à la rareté des manifestations où sont exposées des œuvres numériques. Ces manifestations sont, certes, très peu fréquentes mais plus importantes que les commentaires qu'elles suscitent. Bien que cet état de pénurie contribue partiellement à décourager la critique, il n'en est pas la cause principale. La raison de l'absence de critique est à chercher au sein de l'activité critique elle-même. Et l'on ne saurait, pour la trouver, faire l'économie d'un retour sur l'évolution de cette dernière depuis le milieu du siècle dernier. Tâche particulièrement ardue pour qui n'est ni historien ni sociologue de l'art, où il faudrait évoquer non seulement la critique (ce qu'elle énonce), mais aussi les salons, les marchands, le rôle de l'État, des institutions, et l'art lui-même. Je crois pouvoir cependant saisir un trait caractéristique de cette critique, et qui perdure encore : la critique se donne, depuis cette époque, une mission éthique et esthétique de médiation. Elle se propose de servir d'intermédiaire entre l'artiste et son public, non seulement l'amateur d'art mais encore, et peut-être surtout, le public le plus large et le moins averti des choses de l'art. L'art, et singulièrement la peinture, attire tout au long du siècle dernier de plus en plus les foules -- bourgeois et peuple confondus -- et pas seulement les collectionneurs. Cinq cent mille entrées sont enregistrées, par exemple, au Salon de 1876, ce qui dépasse en nombre les plus fameuses expositions contemporaines. Or, les critères qui permettaient de porter " un jugement de goût " sur une œuvre d'art ont changé pendant la première moitié du siècle. L'autorité de l'Académie (fondée en 1648 par Colbert) et qui pèse sur les choix du jury est fortement contestée. Globalement, deux conceptions extrêmes de l'art s'opposent : celle de la tradition du chef d'œuvre -- ou du modèle -- et celle de l'innovation. Ce sera cette dernière qui triomphera peu à peu, avec ses propres contradictions internes. En 1848, le jury du Salon qui avait retrouvé ses fonctions sous le Premier Empire est supprimé et remplacé, l'année d'après, par un jury spécial qui statue sur l'admission des ouvrages présentés. Mais il y a toujours des refusés au Salon et les refusés contestent. Napoléon III autorise alors la création, en 1863, du Salon dit des " refusés ". On voit donc se créer, au fil des ans, d'autres salons ou des manifestations spontanées regroupant des artistes hors de tout cadre institutionnel : il en fut ainsi de la première exposition des impressionnistes qui eut lieu dans l'atelier de Nadar, boulevard des Capucines.

Dès lors qu'un écart s'installe entre les critères qui s'inspirent de la tradition et ceux qui s'inspirent de l'innovation, il faut refonder le jugement critique. C'est ce à quoi s'appliquera désormais la critique, dans son ensemble mais selon des voies différentes. Les uns cherchent dans l'art du passé l'essentiel de ces fondements et établissent des jugements comparatifs ; ce qui ne les empêche pas, comme Champfleury, de soutenir des artistes aussi peu académiques que Courbet. Les autres refusent cette référence à l'ancien et au permanent et affirment haut et clair la nouveauté sans précédent de l'art moderne. Le critique Duranty dit des Impressionnistes qu'ils ont fait dans la coloration " une véritable découverte, dont l'origine ne peut se retrouver ailleurs ". Au milieu de ces différentes tendances, domine la haute figure de Baudelaire, sans doute la plus emblématique de la pensée critique du XIXe siècle. Pour Baudelaire, la critique doit être avant tout " partiale, passionnée, politique ". Le poète la conçoit comme un combat, comme un engagement sur l'art ; elle n'en reste pas moins analytique, argumentée, voire savante. Mais la réflexion baudelairienne porte au-delà de la critique ; avec elle s'élabore une esthétique qui marquera non seulement le XIXe siècle mais se prolongera jusqu'à la fin du XXe : l'esthétique de la modernité.

L'esthétique de la modernité se fonde d'abord sur la crainte de voir l'industrie -- de fait, la technique en général et singulièrement la photographie dont Baudelaire reconnaît la puissance novatrice --, se substituer définitivement à l'art et menacer de devenir l'" art absolu ". Elle se fonde ensuite sur la défiance qu'éprouvait le poète à l'égard du commun, du bourgeois, de la foule et de sa trivialité, bref de " la sottise de la multitude " [4]. Mais l'industrie et la technique, c'était aussi la rupture tant souhaitée avec la tradition, l'innovation permanente, l'artifice ; c'était aussi l'accès à un immense et toujours renouvelé " magasin d'images et de signes ", l'enrichissement permanent de l'" univers du visible ". C'était aussi la modernité. D'où, la nécessité pour le poète qui ne voulait pas voir les peintres se faire déposséder de leurs privilèges d'imageurs par l'industrie photographique, de donner libre cours à l'imagination, l'" imagination créatrice ", cette " reine des facultés ". Imagination qui, paradoxalement, trouve une " pâture " nouvelle dans les puissants moyens que la technique met à la disposition de l'artiste. Il faut préciser, pour être juste, que Baudelaire ne fait de l'imagination que la " moitié de l'art ", l'autre moitié relevant pour lui de l'ordre de " l'éternel et [de] l'immuable " -- ce qui ne change pas, ce qui résiste à l'innovation. Cette esthétique de la modernité, et des rapports de l'artiste et du public, Baudelaire l'exprimera d'une manière lapidaire dans une courte phrase, dont on remarquera qu'elle a été peu commentée : " Le public est, relativement au génie, une horloge qui retarde. "

L'idée que je défends est que cette esthétique, telle que le poète la formule, est la caractéristique fondamentale de la modernité, de toute la modernité, c'est-à-dire de la modernité du XIXe siècle mais aussi de ses prolongements au XXe. Poussé par une logique de l'innovation permanente afin d'échapper à la tradition et de résister à la contamination industrielle et technologique, l'art, le vrai, celui qui naît du génie, ne saurait être qu'en avance sur le temps du monde, soit d'avant-garde. Quant à celui à qui l'art est destiné -- le public --, il ne vit pas à la même heure, il retarde. L'artiste vit dans les promesses du futur, le public dans la banalité du présent. L'on comprend mieux alors la mission de la critique d'art : combler au fur et à mesure ce fossé, servir d'intermédiaire entre le génie et le commun des mortels. Mission esthétique, d'une part, consistant à analyser, expliquer, " scruter, démonter, exposer les mécanismes ", comme l'exigeait Félix Fénéon, afin de se soumettre aux critères de la modernité ; mission éthique, d'autre part, voire sociale et très souvent politiquement engagée, visant à découvrir les tendances nouvelles, à soutenir les peintres, ou à les pourfendre, à participer à l'aventure artistique en influençant son cours, mais surtout à rendre accessibles les œuvres, à les mettre à la portée du public pour l'élever et l'éduquer, à combler le retard de la " multitude " pour la faire participer à la grande geste picturale. Si cette mission est acceptée par tous, elle n'empêche pas les prises de positions contradictoires, les débats, souvent violents (autour du réalisme ou de l'impressionnisme, entre autres), les aveuglements et les erreurs. Mais en dépit de son foisonnement et de sa complexité, la critique d'art a obéi, tout au long du XIXe siècle, au même principe directeur. Mettre l'horloge du public à l'heure de celle du génie. Et sans doute était-ce le moyen, alors, le plus efficace de réaliser son programme ? Il faut noter aussi que ce système de production de sens était doublé d'un système économique de production de valeur. Le bon négociant d'art était celui qui savait prévoir et contrôler l'accroissement de richesse des œuvres qu'il avait entreposées, à la manière d'actions en bourse.

L'esthétique de la modernité n'a, depuis Baudelaire, cessé d'imposer sa logique avant-gardiste avec quelques variations mineures. Les grandes innovations de l'art qui ont suivi l'Impressionnisme (Fauvisme, Cubisme, Abstractions diverses, Surréalisme, etc.) n'ont fait que conforter cette logique, y compris les impertinentes innovations que Duchamp lança, dès le début du siècle, dans le monde de l'art. Chaque " avancée " de l'art devait être ressaisie par la critique et l'horloge du public remise à l'heure de l'avant-garde. Pour un temps du moins, plus ou moins variable, en attendant l'apparition d'une nouvelle avant-garde. Ainsi s'instaura la " tradition du nouveau ", selon l'expression d'Harold Rosenberg.

Il est possible d'établir des distinctions entre les avant-gardes historiques et les autres, posthistoriques ou postmodernes, ou encore entre art moderne et art contemporain, mais je ne pense pas que globalement ces distinctions effacent ce qui fait le propre du système. On notera cependant une première difficulté pour la critique à tenir pleinement son programme de médiation. Aux alentours des années soixante, entraînés dans un vaste mouvement de déconstruction, les artistes s'interrogent sur eux-mêmes et sur l'art, analysent le fonctionnement de la création artistique et la manière dont l'art est socialisé, communiqué, médiatisé, institutionnalisé, officialisé. En somme, les artistes deviennent leurs propres critiques. Tandis que les médiateurs, comme certains commissaires d'expositions, veulent que l'on considère leur travail comme des œuvres d'art à part entière. La critique d'art aspire à l'art. Aspiration qui n'est pas nouvelle, déjà partagée par Octave Mirbeau, mais qui se systématise. Il s'ensuit un certain état de confusion et de mélange des genres, de " dé-spécification " des fonctions de médiation analogue à la dé-spécification des techniques et des savoir-faire artistiques (faire de l'art avec n'importe quoi). On voit une partie de plus en plus grande des institutions prendre le relais de la critique, non pas tant en qualité de juge qu'en qualité de médiateurs incontournables entre l'artiste et le public.




top Un mode conversationnel : entre amont et aval

Lorsque sont apparues les premières " images " à l'ordinateur qui étaient un peu plus que d'austères graphismes géométriques, on les qualifia très rapidement de " nouvelles images ", sans préciser si leur nouveauté relevait de l'art ou de la technique. À cette ambiguïté s'ajouta le fait que ces images qui commençaient d'être présentées à un public élargi de non-spécialistes, à partir des années quatre-vingt, dans les nouveaux " salons " du Siggraph (aux États-Unis), d'Imagina (en France et en Europe) ou du Nikkograph (au Japon), étaient dans leur immense majorité des images réalisées par des techniciens pour des techniciens. Or, ces techniciens -- des informaticiens --avaient pour objectif, non pas de faire de l'art, mais des images qui cherchaient à représenter, à simuler, plus exactement, le réel avec le maximum d'exactitude. Le critère qui s'imposait dès le départ était celui du réalisme photographique, d'un réalisme plat mais présumé " objectif ", suivi d'un réalisme cinématographique quand ces images s'animèrent. D'où la déception de ceux à qui l'on annonçait des images nouvelles, mais qui ne voyaient que des images finalement assez peu originales s'efforçant de concurrencer la photo et le cinéma.

Pourtant, ces images étaient incontestablement nouvelles d'un point de vue technique. Le numérique permettait de produire des images en rupture totale avec les techniques traditionnelles de la peinture et des arts graphiques, de la photo, du cinéma et de la vidéo-télévision. Sous des aspects très variés, les images numériques possèdent des caractéristiques communes, indéniablement nouvelles, tant dans leur morphogenèse (la manière dont leurs formes sont produites) que dans leur distribution (la manière dont elles sont données à voir, transmises, dupliquées, mémorisées, bref, socialisées). C'est la première fois dans l'histoire des images que morphogenèse et distribution sont contrôlées par une même technologie. Rappelons les deux caractéristiques essentielles de ces images. Elles sont calculées par ordinateur et capables d'interagir (ou de " dialoguer ") avec celui qui les crée ou celui qui les regarde. Si certaines d'entre elles, comme les images dites " de synthèse " utilisées dans un film ne peuvent interagir avec le spectateur, leur mode de fabrication, lui, est interactif. Il faut aussi distinguer deux sortes d'images numériques, celles qui sont décrites mathématiquement au moyen d'algorithmes, véritablement synthétisées, et celles qui sont obtenues à partir d'images traditionnelles préexistantes (peintures, dessins, photographies, photogrammes, vidéogrammes, etc.). Dans ce cas-là, elles sont transformées en valeurs numériques (en coordonnées spatiales et chromatiques), ce qui leur permet d'être traitées par ordinateur.

Si la rupture technique avec les images non numériques est franche, il en est autrement de la rupture esthétique. Ainsi, mises à part les applications industrielles et scientifiques ou ludiques (jeux vidéo) très nombreuses, l'image numérique se développa dans des directions très différentes. La plus importante, d'un point de vue culturel et économique, fut le cinéma (effets spéciaux, dessin d'animation 2D, 3D, synthèse d'" acteurs ", etc.) où les réalisateurs attendaient de cette image qu'elle eût la même crédibilité, le même effet de réel, que l'image cinématographique. Son appréciation critique devenait alors totalement dépendante du jugement porté sur le film. Ce qui explique que la critique cinématographique mit plus de dix ans à s'apercevoir qu'un nouveau mode de production d'images animées était né. La réflexion critique ne pouvait venir du cinéma. La seconde direction fut celle des applications graphiques diverses offertes par la micro-informatique au fur et à mesure qu'elle se développait et se banalisait. Une grande profusion de logiciels, dits " infographiques ", se répandit sur le marché et fut abondamment utilisée à des fins artistiques diverses. Mais ces applications servaient essentiellement à automatiser certains savoir-faire traditionnels (comme les arts graphiques et typographiques) et maintenaient ces images, malgré un renouvellement certain apporté par la technologie, dans une aire d'activité artistique secondaire, négligée par la critique. La troisième direction fut prise par un petit nombre de chercheurs qui ont tenté, quant à eux, d'inventer un art nouveau, loin de l'ultra-réalisme photo-cinématographique, mais qui n'ont eu d'autres moyens pour montrer leurs travaux que les grands salons internationaux dédiés quasi exclusivement à l'industrie du cinéma et de l'audiovisuel.

Cette situation explique donc, en partie, l'absence de critique établie face à l'image numérique artistique. Mais il existe une autre raison plus profonde, liée, celle-là, à la nature interactive de l'image numérique. Il n'était pas possible, dans les premiers temps, d'intervenir sur le déroulement d'un calcul une fois qu'il était lancé. Les interfaces de communication entre l'ordinateur et l'utilisateur et les logiciels ne le permettaient pas. Aussi, l'on inventa un moyen d'y remédier, quel que fut l'objectif de ces opérations, purs calculs ou données visuelles. En fait, l'image numérique (sur écran vidéo) fut, dès son origine, aux débuts des années soixante, interactive [5]. Cette interactivité inaugurait un nouveau mode de communication entre l'homme et la machine -- le " mode conversationnel " [6]. Une sorte de conversation, de dialogue, s'instaurait désormais entre l'image et l'imageur ; une relation que n'autorisaient pas, en tout cas, les techniques traditionnelles. Le mode conversationnel facilitait considérablement la création des images, dans la mesure où l'opérateur contrôlait avec précision, et souvent quasi immédiatement (c'est-à-dire en " temps réel "), les résultats des calculs. Cette possibilité d'agir sur l'image sans délai, d'abord sur les images fixes, puis sur les images en mouvement, se présenta pour certains chercheurs comme l'occasion d'une expérimentation artistique innovante. Elle allait pouvoir s'étendre au spectateur qui acquérait lui aussi la faculté d'interagir avec l'image et de s'associer ainsi, plus ou moins étroitement, à son élaboration ; plus ambitieusement, de participer à la création de l'œuvre.

Cette préoccupation esthétique n'était pas totalement nouvelle. Elle avait été déjà largement explorée au cours des années soixante et soixante-dix par un très large courant de l'art, sous des formes très différentes qui allaient du happening à l'art cinétique, en passant par l'art conceptuel, le body art, l'art dans la rue, l'art technologique, l'art sociologique, etc. Après une période de désintérêt marquée par un retour à des pratiques plus traditionnelles, l'esthétique de la participation trouva dans les technologies numériques, qui devenaient de plus en plus accessibles économiquement et de plus en plus ergonomiques, une occasion de rebondir. L'on passa ainsi de l'esthétique de la participation à l'esthétique de l'interactivité, avec la différence que l'ordinateur permettait des interactions beaucoup plus complexes. Les artistes utilisèrent, dans ce but, le multimédia (le CD-Rom, notamment, qui rendait possible l'association étroite entre textes, images et sons), les hypermédias (réseaux, hypertextes en ligne), la réalité virtuelle et ses capacités d'immersion dans l'image, ou encore toutes sortes de dispositifs interactifs non-standards dotés d'interfaces ad hoc.

Mais, pour en revenir à notre question, en quoi l'art interactif a-t-il dissuadé l'activité critique ? En cela qu'il tend à déposséder la critique de sa mission de médiation, car il change en profondeur les relations entre l'œuvre, l'auteur et le spectateur. En effet, l '" œuvre " interactive n'a d'existence et de sens que dans la mesure où le spectateur interagit avec elle par le biais des interfaces mises à sa disposition. L'" objet " visuel (il peut être aussi textuel, sonore ou tactile [7]) que perçoit le spectateur et sur lequel se fonde son jugement (d'appréciation, d'indifférence ou de rejet) est le résultat de sa propre intervention sur un autre objet, potentiel celui-là, qu'il ne perçoit pas : un programme informatique. Les " réponses " du programme peuvent être pauvres, voire mécaniques -- il existe différents degrés d'interactivité -- et le dialogue peut très vite perdre de son intérêt ; mais elles peuvent être aussi assez ou très complexes : grâce à certains algorithmes (algorithmes génétiques ou neuronaux notamment) utilisés dans le domaine de l'intelligence ou de la vie artificielle, les programmes sont capables de percevoir et d'analyser les informations émanant de leur environnement (donc du spectateur), de réagir à ces informations en développant des " comportements " autonomes ou de véritables stratégies cognitives -- autant de caractéristiques qui enrichissent considérablement le dialogue.

Sans interaction, donc, sans la présence participative du spectateur : pas d'image (ou très peu), pas de forme, pas de mouvement, pas de variation dans le temps, pas d'œuvre finalement. L'œuvre reste figée à l'état potentiel, dans l'attente de son actualisation. Il faut noter aussi que chaque actualisation dépend d'une décision, d'une action singulière (gestes, déplacements, regards) -- du choix du spectateur --, finalement d'une part subjective où les habitudes culturelles acquises et les idiosyncrasies se conjuguent. On notera ici une différence fondamentale avec la situation traditionnelle du spectateur devant un tableau : si la perception d'un tableau par le regardeur est susceptible de varier mentalement, c'est-à-dire en ce qui concerne son interprétation sensible, au point que ce dernier puisse dire, à juste titre, qu'il n'est jamais devant le même tableau, ou encore comme Duchamp, que c'est le regardeur qui fait le tableau, le tableau, reste objectivement (aux yeux d'un tiers) identique à lui-même. Mais " où est l'œuvre ? ", demande alors le critique, inquiet non sans raison. Restreindre celle-ci à la seule " intention " programmatique, à sa seule virtualité, serait la priver de tout devenir réel et de tous les états singuliers qu'elle est susceptible de prendre sous le questionnement du regardeur. Ne tenir compte que de ceux-ci, serait la réduire à des accidents trop étroitement liés à la perception qu'en a le spectateur. Je dirais alors que l'œuvre interactive est composée, d'une part, d'un objet programmatique rigoureusement défini et fini dans ses fonctions éventuelles [8] que j'appellerai l'" œuvre-amont ", et, d'autre part, d'un objet perceptible, résultant de l'interaction du spectateur avec l'œuvre-amont, susceptible de se renouveler indéfiniment dans le temps, l'" œuvre-aval ". L'œuvre complète est l'association conversationnelle -- l'hybridation -- de l'œuvre-amont et de l'œuvre-aval dans ses éventuelles et multiples actualisations.

Il en va de même avec la notion d'auteur. Si le spectateur n'a pas la possibilité de modifier l'œuvre-amont, il se voit, en revanche, doté de la capacité d'agir sur l'œuvre-aval et de la modifier, à l'intérieur d'un champ de possibles prédéfini. Cette compétence lui a été intentionnellement déléguée par l'auteur; le spectateur devient ainsi une sorte de coauteur, ou plus exactement d'" auteur-aval ", responsable, en partie, de l'œuvre-aval. L'initiative, l'intention première ne lui appartient pas, mais il n'en hérite pas moins d'une certaine auctorialité : la capacité de faire croître l'œuvre, d'en infléchir le déroulement. L'auteur-aval n'est pas le coauteur que l'on connaît déjà, en littérature notamment, où il partage avec l'autre coauteur l'initiative de l'œuvre ; dans la littérature traditionnelle, le lecteur n'est pas un coauteur, mais en littérature interactive (hypertexte), le lecteur devient un coauteur. Mais alors " où est l'auteur ? ", demande encore le critique, de plus en plus interrogateur ; quid de l'auctorialité ? Je dirais, de la même manière, que l'auctorialité est un composé de deux auctorialités, celle de l'auteur-amont et celle de l'auteur-aval. Ce qui tend à refonder, d'une certaine façon, les relations internes de la triade œuvre, artiste, public ; ces notions elles-mêmes, dans leur acception classique, deviennent obsolètes, dans une logique de l'interactivité. L'interactivité fait disparaître, ou tend à faire disparaître les barrières qui séparent et spécifient les trois éléments de la triade ; elle modifie et déplace leurs fonctions, ou leurs modes d'être particulier ; elle les rend perméables les uns aux autres ; elle les hybride.

Il en résulte que la mission de médiation attribuée par la modernité au critique d'art devient inopérante. Cette collusion entre le public et l'artiste qui s'effectue dans la coauctorialité interactive propre à l'art numérique tend à effacer l'écart qui sépare traditionnellement l'avant-garde de la multitude. L'œuvre ne saurait désormais attendre quelque révélation, commentaire, traduction, interprétation, jugement, venus d'ailleurs, pour prendre sens. L'œuvre interactive n'a de sens -- on l'a vu -- que dans la mesure où le public prend part à sa création. L'idée d'une " avance " de l'artiste sur la société, déjà fortement contestée mais toujours valide, est définitivement caduque. L'un et l'autre lisent désormais l'heure à la même horloge : celle du temps réel. Le temps réel n'attend pas.

La situation est encore plus caractéristique dans l'art en réseau ou l'art " en ligne ". Là encore, on retrouve des avant-courriers de cette préoccupation esthétique vers la fin des années soixante-dix où les artistes commencent à s'intéresser aux techniques de communication et à la participation du spectateur. Mais l'arrivée des réseaux numériques, et en particulier de l'Internet avec sa très grande diffusion, va faire rebondir ces recherches. À l'heure actuel, l'art en réseau offre, dans l'ensemble, l'occasion de relations interactives beaucoup moins riches, d'un point de vue perceptif, que les dispositifs " hors-ligne ". Les interfaces d'entrée sont encore réduites au minimum (clavier et souris), les logiciels de visualisation aussi (images 2D, schématiques dès qu'elles sont en mouvement, à part les images 3D en VRML [9] qui permettent un début d'immersion). Les œuvres ont, de ce fait, un caractère esthétique assez proche de l'art conceptuel. Mais la littérature qui n'a besoin que de lettres s'accommode fort bien de cette situation ; les œuvres hypertextes (qui prolongent, elles aussi, des recherches entreprises dans les années soixante, comme celles de l'OULIPO [10] en France) sont souvent très inventives. En revanche, l'art en réseau permet d'élargir considérablement la participation du public. La relation interactive n'est plus duelle (une œuvre, un spectateur [11]), elle s'étend à un très grand nombre de spectateurs. L'œuvre met alors en liaison une multitude de coauteurs interfacés dont chacun déroule le fil d'une immense toile qui se tisse ou se défait sous l'action collective.

Les œuvres en réseau sont très variées mais aussi très inégales. Certaines ont des contenus essentiellement protestataires et politiques, d'autres s'apparentent plutôt à des jeux de rôle (par " avatars " interposés), certaines sont des espaces de rencontre (rappelant les happenings des années soixante), ou des espaces de navigation, de découverte, mais toutes cherchent à donner à chacun des coauteurs une certaine autonomie, la possibilité d'inscrire son propre parcours dans un ensemble cohérent sans s'y dissoudre, ce qui n'est pas toujours le cas. Quelle mission de médiation peut bien alors assumer la critique ? Qui y a-t-il de nouveau à révéler à la multitude, quand c'est précisément la multitude qui reçoit la faculté -- qui n'est plus un privilège -- de prendre part à la création, part souvent modeste certes, mais intentionnelle ?




top Pour une autre critique : à quelles conditions  ?

Faut-il déduire alors de ces constatations que la critique d'art n'a plus lieu d'être ? Oui, si elle pense encore assumer une fonction de médiation. Non, si elle accepte de reconsidérer son rôle. Redéfinir le rôle de la critique, fût-ce seulement lorsque celle-ci prend pour objet l'art numérique, est une entreprise trop importante pour être exécutée en quelques mots et par un seul. Aussi, je me bornerai à tenter, non pas de décrire par le menu les nouvelles tâches de la critique, mais plutôt de montrer à quelles conditions peut s'élaborer une autre critique.

Il me paraît indispensable, en premier lieu, que le critique reprenne en considération la technique. La dé-spécification de l'art depuis Duchamp -- n'importe quel matériau, n'importe quelle technique peuvent être utilisés à des fins artistiques -- a habitué le critique à ne plus attacher d'importance à la technique. Or, quand les artistes manipulent une technique (plus exactement une techno-logie) aussi complexe et aussi décisive pour nos sociétés que le numérique, il n'est pas pensable qu'un critique, voire un esthéticien, ignore, non pas le détail des processus technologiques littéralement " mis en œuvre " par les artistes (le critique n'a nul besoin de se transformer en ingénieur), mais les principes fondamentaux régissant ces processus. Curieusement, les connaissances indispensables que la critique musicale, par exemple, se doit de posséder, semblent de nos jours superflues, voire nuisibles, à un critique d'art jugeant d'une œuvre plastique ou visuelle. Cet intérêt porté sur le faire (qui s'imposait déjà au siècle dernier pour redéfinir avec rigueur le jugement sur l'art) s'avère nécessaire pour établir la différence entre ce qui relève de la maîtrise technique pure et ce qui relève de l'" imagination créatrice ", pour reprendre l'expression de Baudelaire. C'est le meilleur moyen aussi pour ne pas céder à la " magie " d'une technologie qu'on affecte d'ignorer. Mais c'est aussi le moyen de renouveler et d'approfondir la réflexion sur les rapports de l'art et du reste du monde, sur les liens de dépendance ou sur l'autonomie de l'art, de la science et de la technique ; l'occasion de poser les problèmes de société de plus en plus cruciaux qui nous concernent.

Il me paraît indispensable, en second lieu, que le critique accepte d'entrer pleinement dans le jeu de la conversation proposé par l'artiste, d'une conversation au plein sens du terme : vivre avec, fréquenter. Les œuvres interactives qui sont très caractéristiques de ce jeu et de l'évolution générale de l'art numérique offrent l'occasion de faire des expériences esthétiques originales sur un mode différent. Certes, tout jugement en art prend source dans l'immanence d'une expérience perceptive, mais l'invitation qui est faite au spectateur -- donc au public -- de devenir le coauteur de l'œuvre pour la soumettre à son jugement l'oblige à modifier son attitude. Il s'agira pour ce dernier de rendre compte à la fois du caractère esthétique permanent (ou relativement permanent) de l'œuvre-amont et des figures éventuelles que déroulera l'œuvre-aval sous son instigation, au cours de la conversation ; il s'agira de témoigner de ces expériences temporelles différentes, par nature singulières, subjectives. Il lui faudra donc prendre le temps nécessaire pour découvrir l'œuvre, pour faire l'apprentissage de son " fonctionnement " -- ce qui nécessite un effort et une attention inhabituelle auxquels peu de critiques, même " spécialisés " consentent -- et savoir attester de cette conversation avec l'œuvre, avec toute la partialité, la passion, le parti pris esthétique et politique que manifestait Baudelaire (lui, toujours) dans sa critique, le plaisir ou le déplaisir qu'il aura éprouvé, comme devant tout autre œuvre d'art. Contrairement à l'idée que beaucoup s'en font, l'art numérique interactif, grâce à la singularité de l'expérience esthétique qu'il donne à vivre en acte, invite à un retour vers une certaine forme de subjectivité au moment où l'on pense que la subjectivité est une notion dépassée ou que l'appareillage de l'homme à la machine numérique réduit à néant son état de sujet.

Il me paraît indispensable, enfin, pour le critique d'éviter le piège de la spécialisation. Si celui-ci doit avoir acquis des connaissances spécifiques pour exercer son jugement avec plus de discernement, il doit cependant rester ouvert et attentif aux autres manifestations de l'art, même si celles-ci semblent s'inscrire à contre-courant de l'évolution technologique. Tout enfermement dans ce qui pourrait apparaître comme une " cybercritique " dédiée à un " cyberart " au sein de quelque " cyberculture " ne ferait qu'ajouter un ghetto de plus dans un monde déjà trop fermé sur lui-même. Position paradoxale mais qui s'impose, avec urgence. Il s'agit pour le critique -- mais aussi pour l'esthéticien -- de montrer où se tiennent les lignes de continuité et les points de rupture entre les nouvelles formes d'art et de socialisation de l'art propres au numérique et les formes traditionnelles ou modernes ", entre ce qui perdure et ce qui se renouvelle.




top Notes

1
Anne Cauquelin, Petit traité d'art contemporain, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 79.

2
Une des toutes premières réflexion sur le sujet est due à Abraham Moles. Voir de cet auteur : Art et ordinateur, Casterman, 1971, précédé de Théorie de l'information et perception esthétique, Flammarion, 1958.

3
Voir aussi, entre autres publications plus récentes :
Frank Popper, L'Art à l'âge électronique, Hazan, 1993 ;
Louise Poissant, Esthétique des Arts médiatiques, 2 volumes, Presses de l'Université du Québec, 1995 ;
Margot Lovejoy, Postmodern Currents. Art and Artists in the Age of Electronic Media, 1997, 2e édition ;
Annette Hünnekens, Der bewegte Betrachter. Theorien der interaktiven Medienkunst, Wienand Verlag,1997.

4
Charles Baudelaire, Salon de 1859, II, Le public moderne et la photographie.

5
Le terme employé pour désigner ces images était : interactive computer graphics.

6
Les interfaces d'entrée-sortie (un clavier associé à un écran) s'appelaient des " consoles conversationnelles ". Voir, pour plus de précision, Edmond Couchot, La Technologie dans l'art. De la photographie à la réalité virtuelle, Jacqueline Chambon, 1998, p. 137 sq.

7
Certaines interfaces permettent des échanges d'informations sollicitant d'autres perceptions que les perceptions visuelles ou sonores.

8
Dans l'état actuel de la technologie, la modification du programme principal par le spectateur est difficilement réalisable mais elle reste techniquement possible.

9
- Virtual Reality Markeup Language

10
L'OUvroir de LIttérature POtentielle.

11
Encore que certains dispositifs hors ligne s'adressent à plusieurs spectateurs.


*
Edmond Couchot est Professeur émérite de l'Université Paris 8 où il a dirigé le Département Arts et Technologies de l'Image jusqu'à la rentrée 2000.

Il s'intéresse, en tant que théoricien, aux rapports de l'art et de la technologie, notamment des arts de l'image et des techniques informatiques. Il a publié sur ce sujet plus de quatre-vingts articles (traduits en espagnol, portugais, anglais, polonais, allemand, hollandais, italien, japonais, coréen) et deux livres. Le premier -- Image. De l'optique au numérique, Hermès, Paris, 1988 -- analyse l'apparition du nouveau système de figuration fondé sur la simulation numérique, et le second -- La Technologie dans l'art. De la photographie à la réalité virtuelle, Éditions Jacqueline Chambon, 1998 -- traite des nouvelles relations qui s'établissent désormais entre la subjectivité et les automatismes machiniques. Plasticien d'origine, Edmond Couchot, dès les années soixante-cinq, a créé des dispositifs interactifs sollicitant la participation du spectateur. Depuis quelques années, les ressources de l'informatique en temps réel lui ont permis de prolonger et de développer ces recherches. Il a participé à une dizaine d'expositions internationales.


Ce texte est également présent sur le site du CICV que nous remercions pour son aimable autorisation.

© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier 2001.

sommaire du dossier