Revue SOLARIS
Décembre 2000 / Janvier 2001
ISSN : 1265-4876
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Habiter l'Internet : les inscriptions artistiques du Cyberart

Jean-Paul Fourmentraux




Centre d'Études des Rationalités et des Savoirs (Cers) - UMR-5117
Maison de la Recherche - Université Toulouse II
5, Allées Antonio Machado. F-31058 Toulouse Cedex 1
Tél : 05 61 50 36 68 - Fax : 05 61 50 38 70
Courriel : fourment@univ-tlse2.fr


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Résumé

Les artistes sont de plus en plus nombreux à investir le réseau Internet et l'on assiste, de fait, à l'émergence de nouveaux espaces pour la création et la diffusion artistique. L'œuvre de l'art avec Internet trouve des manifestations dans la conception distribuée de dispositifs interactifs, mais aussi dans la constitution de réseaux et de situations relationnelles ou communicationnelles médiées par cette technologie. Ces différentes inscriptions ainsi que les formes générées bousculent certains des fondements de l'art contemporain, les fonctions et statuts de l'auteur, de l'œuvre et du spectateur, et annoncent semble-t-il la naissance d'un nouveau monde de l'art au sens où l'entend le sociologue américain H.S Becker. Après avoir identifié les collectifs et les réseaux du cyberart, nous interrogeons la nature des formes, gestes et appropriations artistiques propres à cet espace. Enfin, à partir d'une analyse des différentes figures de l'habiter, nous envisageons les principaux enjeux qui en découlent pour la communauté artistique.

Mots-clés : Cyberart, interactivité, réseau, pratiques, habitation

 
Abstract

More and more artists are keen to appropriate the Internet space. In doing so they are the catalyst in the emergence of a new medium for artistic creation and diffusion. Internet art not only manifest itself in the creation and distribution of interactive devices, but in the network relationships mediated by this. This have connotations which shake the foundations of contemporary art, such as the fonction and status of the author, the work of art and the spectator. This announce the birth of a new art form. Having identify these collectives and art networks we questionned the nature of these constructions, gestures and artistic appropriations which inhabit this space. Finally by analysing yet above we envisaged the principal risks for the artistic community dwelling in this space.

Key words :Net.art, interactivity, networks, pratices, artistic appropriations.




  1. Pré-habiter : médium et réseau

  2. Les figures de l'habiter

  3. De nouveaux modes d'"exposition" : le cyberart dans et hors le réseau




top Introduction

"Après avoir imaginé l'architecture et l'art du futur, l'artiste propose aujourd'hui des solutions pour les habiter. La forme contemporaine de la modernité est écologique, hantée par l'occupation des formes et l'utilisation des images."

Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, (1998b).

Comment interroger l'invention et la production de formes artistiques à l'heure d'Internet ? S'il est question d'un art de la communication et des réseaux, nous voudrions ici analyser, à côté des dispositifs/œuvres, la production de formes de communication, d'exposition et de circulation qui les accompagne (qui les remplace parfois quand ces diverses actions sont présentées en tant que l'œuvre elle-même). Ceci afin de considérer les divers modes d'existence et d'activation de la pratique artistique Cyberart en recentrant l'observation autour d'une problématique de l'habitation.

On assiste avec Internet à la constitution de collectifs d'artistes et de réseaux indépendants, en même temps qu'à l'émergence de modes de communication, de production et de circulation de formes artistiques propres à ce média. À la dimension instrumentale de l'ordinateur, Internet ajoute les fonctions de support, d'outil et d'environnement. Il offre à l'expérimentation un territoire qui pour les artistes constitue à la fois un atelier en ligne, un lieu d'exposition et un espace de communication et d'implémentation de leur art.

Différentes productions et manifestations du cyberart apparaissent, en étroite relation avec les spécificités et potentialités d'Internet. Dans ce contexte, nous allons considérer que le fait de l'œuvre d'art (l'œuvre de l'art , dans une acception plus large de l'œuvre d'art au sens où on l'entend traditionnellement : l'objet produit) est transversal à ces trois niveaux. Et en effet, si Internet est tout à la fois un support, un outil et un environnement, à chacune de ces dimensions correspondent des formes de création et/ou des formes d'habitation spécifiques.




top 1. Pré-habiter : médium et réseau


Du support au médium : les dispositifs artistiques du cyberart

Le réseau Internet est en plein essor et l'on assiste chaque jour à la création de nouveaux sites artistiques sur le Web, dont certains ont déjà acquis reconnaissance et légitimité institutionnelles. Le Web offre en effet pour la création artistique un incomparable moyen de diffusion de textes, d'images et de sons et s'apparente beaucoup en cela à un centre de documentation ou à une galerie -- marchande ou non. Il est alors le support illustratif de réalités déjà existantes qui, fussent-elles directement issues des techniques numériques, sont simplement amenées sur ce média et n'entretiennent aucune espèce de rapport créatif avec les spécificités du dispositif. Autrement dit, dans ce contexte, celui que nous essayons de décrire, les techniques de navigation et les liens hypertexte n'introduisent pas de changement radical. Dès lors, s'il peut être question d'un "Cyberart", il me semble ici nécessaire de distinguer un "art sur le réseau" amplement présent sur un grand nombre de sites galeries et de musées virtuels, d'un "art en réseau" dont l'émergence est plus récente et sporadique. Les premières créations pour le web remontent en France à 1994 (mais la plupart d'entre elles seront développées à partir de 1996), date qui coïncide avec l'arrivée massive d'Internet chez les particuliers. De nombreux artistes ont commencé par développer leurs pages personnelles (Home Page) sur lesquelles figuraient aussi bien leur curriculum vitæ, que l'affichage de travaux artistiques réalisés en dehors du réseau, mais aussi déjà quelques expérimentations qui interrogeaient les spécificités du médium. C'est le cas par exemple d'Antoine Moreau <http://antomoro.free.fr>ou de Reynald Drouhin <http://www.ensba.fr/alteraction/>. Remarquons que ces artistes ont conservé leur home page et continuent aujourd'hui de l'enrichir de leurs œuvres créés pour et avec le réseau. Ces œuvres "actuelles" --construites collectivement et en réseau-- ne correspondent plus au concept initial d'objet achevé, mais s'inscrivent davantage comme processus même, comme dispositif collectif ouvert et interactif. L'artiste propose dès lors un univers à expérimenter et à vivre de l'intérieur invitant le visiteur à habiter temporairement cet espace. Dans ces systèmes interactifs, le spectateur devient lui-même un élément du dispositif, ce qui permet des variations dans des scénarios probables. Ces interfaces, à vivre et à nourrir, mettent en scène des mondes dont les règles sont plus ou moins ouvertes et laissées à l'appréciation du public. Il s'agit de matrices informatiques qui s'offrent à la visitation et dans lesquelles nous sommes invités à agrémenter et poursuivre l'œuvre par apport de matériaux propres ou par l'agencement et le ré-agencement des matériaux disposés par l'artiste. En effet, dans cet art de la relation ou cet art du dialogue (les termes sont déjà nombreux pour qualifier sa dimension interactive), l'œuvre de toute évidence se trouve moins dans ce qui est donné à voir que dans le dispositif qui la fait exister. L'affichage sur l'écran n'est que la face apparente de toute une infrastructure technique et informationnelle. L'œuvre, dès lors, devient, de façon plus large, l'ensemble des structures et des règles qui la sous-tendent. Elle glisse ainsi de l'objet vers le processus, et dans ce parcours se disloque en différents éléments. Envisager l'œuvre numérique interactive comme un dispositif à part entière, c'est envisager alors non pas une mais plusieurs œuvres enchâssées qui se superposent et interagissent : l'œuvre imaginée par le concepteur, autrement dit le concept du dispositif ; l'œuvre construite par les auteurs, autrement dit la matérialisation du dispositif, sa traduction en termes informatiques auxquels contribuent les différents partenaires techniques (l'ingénieur logiciel, l'ingénieur réseau, le web designer, l'administrateur du site, etc.) ; et enfin l'œuvre agie, autrement dit l'événement vécu par les visiteurs dont la participation peut elle-même s'inscrire à différents niveaux.


Habiter le réseau

L'"habiter" -- au sens de s'inscrire dans et avec -- passe ainsi par l'apprentissage de l'outil mais aussi par le développement d'alliances nouvelles. À ce titre, l'histoire du collectif ICONO <http://www.icono.org> est exemplaire. Les acteurs de ce groupe -- artistes et informaticiens -- ont invité une trentaine d'artistes à envisager, dans le prolongement de leur démarche artistique, un projet pour le médium Internet. Cette initiative donna lieu à de nombreuses productions qui apparaissent aujourd'hui comme autant de signatures et d'inscriptions artistiques expérimentales sur le réseau. À mesure que se complexifient les technologies d'Internet, la programmation des œuvres nécessite d'importantes compétences en programmation (tels que les langages Java, Cgi) afin de permettre la gestion de bases de données évolutives. Cet état de fait a incité les artistes à se réunir pour former des collectifs. Comme le souligne l'artiste Valéry Grancher <http://www.imaginet.fr/nomemory>, "dans ce contexte, des compétences multiples sont nécessaires et expliquent cette nécessité de se réunir. Des plasticiens ont su s'associer pour faciliter leur hébergement et mener ainsi à terme leurs projets personnels sur le net. Ils partagent des serveurs, des accès, des adresses et représentent un autre type de collaboration nourrie par la métaphore de la colocation". (Entretien avec l'artiste, 1998).

Les enjeux majeurs du cyberart résident aussi bien dans ce partage des compétences que dans les modalités d'existence et d'hébergement des œuvres. Les créations se doivent en effet d'être hébergées et visibles. Il s'agit pour l'artiste du cyberart d'être présent, d'appartenir au réseau, de fixer ses créations en des endroits du réseau où elles feront sens et recevront un public. Ainsi, si Internet contribue à l'émergence de formes nouvelles, il semble qu'il ait donné d'emblée une forme assez communautaire à l'activité de création. L'art est depuis très longtemps constitué sur des liens et des réseaux d'acteurs. Si Internet ne fait que prolonger ce phénomène, peut-être l'affiche-t-il davantage ?. On peut lire les relations et réseaux formés par tous ces collectifs et structures artistiques en naviguant dans leurs sites respectifs qui proposent chacun une page de liens vers les autres structures. De la même façon, les listes de diffusions -- dont il sera question plus loin -- donnent forme à la communauté en reliant au quotidien les différents acteurs entre eux.

fig. 1
Fig. 1 : Visualisation du réseau artistique de JODI <http://www.jodi.org>

Dès lors, plusieurs espaces se sont constitués à l'initiative de ces collectifs d'artistes qui existent principalement sur le réseau. Il s'agit d'une série de Sites Internet ou " nœuds de connexions " dont l'objectif est la mise en relation des acteurs (artistes, web-designer, web-master). Il en émerge les œuvres et leurs manifestes. Certains d'entre eux ont également une existence physique dans un lieu. Mais pas nécessairement. Le web permettant de constituer un collectif distribué et dispersé géographiquement fonctionnant librement et sans autre lieu de ralliement que le réseau Internet. Le statut d'association loi 1901 confère à ces collectifs une certaine liberté d'action et leur permet parfois de contourner les pesanteurs des structures plus traditionnelles. Il semble de surcroît que le web permet à ces collectifs d'exister immédiatement sur la scène internationale et d'y occuper une place capitale parmi les initiatives les plus importantes en matière de création. Il s'agit entre autres de : Icono&cie (Paris) <http://www.icono.org>, Actions Réseaux Numériques (Lorient) <http://www.x-arn.org/>, Métamorph (Bordeaux) <http://www-sira.montaigne.u-bordeaux.fr/metamorph/>, Péricles (Bordeaux) <http://pericles.org>, Incident.net (Paris) <http://www.incident.net>.

fig. 2
Fig. 2 : : Incident.net (Paris) : <http://www.incident.net>.

Au sein de ces espaces, les rôles s'indifférencient. Il ne s'agit plus de positions fixes sur une ligne qui mène du producteur artiste au consommateur en passant par toute une série d'intermédiaires. La séparation des genres entre l'artiste et le spectateur, le critique, le galeriste, n'est plus de mise. Les rôles et fonctions s'hybrident, un même acteur s'affichant tour à tour comme commissaire d'exposition (curator), participant, opérateur artistique, critique, informaticien ; les termes sont déjà nombreux pour qualifier ces différentes fonctions.

Les artistes du cyberart ne sont pas tous présents, ni également actifs au sein de ces différents espaces habitables. Certains œuvrent à la création de dispositifs artistiques interactifs et ne fréquentent qu'assez peu ou pas du tout les sites et arènes communicationnelles que forment les différents forums et groupes de discussions. D'autres à l'inverse expérimentent les limites d'une esthétique relationnelle et font œuvre de leur seule présence et implication quotidienne dans les réseaux de communications du cyberart. Ces derniers ont renoncé à la production d'objets pour évoluer sur et agir dans le réseau, dont ils dévoilent la nature et les liens. Aux différents moments et degrés de l'implication artistique, ces nombreux espaces deviennent pour les "communautés" des lieux de ralliement et de rencontre, qui solidifient au travers de rituels identifiables les pratiques liées au développement du cyberart.

fig. 3
Fig. 3 :Péricles(Bordeaux) <http://pericles.org>




top 2. Les figures de l'habiter


La base de données comme forme artistique : des archives modulables.

La construction de bases de données est un modèle récurrent dans les œuvres cyberart. Les artistes créent un espace qu'ils habitent et qu'ils enrichissent en accumulant des données qui vont former une archive plus ou moins "vivante". On peut en distinguer deux formes principales : certaines bases de données sont actives dans le sens où elles permettent au visiteur d'agir et d'intervenir sur sa forme et/ou son contenu ; d'autres ne fonctionnent que sur le principe de l'accumulation et de la mise à disposition.






Modes d'existences en réseau : l'art, c'est la vie de l'art.

Habiter c'est aussi vivre dans et avec Internet. Pour chacun des réseaux et collectifs d'artistes, les sites Internet présentent une forme d'"habitat classique". Ces derniers doivent être vivants, ils constituent le cœur de l'association formée par les artistes. L'activité consiste en une miseà jour régulière du site, à l'intérieur duquel sont développés des projets artistiques collectifs et évolutifs.Les artistes partagent cet espace, invitent et reçoivent les propositions d'autres artistes, mais aussi les visiteurs du site, leurs contributions aux œuvres, leurs commentaires etc...

L'espace formé par les nombreuses listes de diffusions et forums de discussion est lui aussi habité de diverses manières. Pris comme outil et matériau créatif, il donne lieu à des œuvres "email-art" comme mise en scène plastique du code informatique et du langage binaire qui génère dans ce contexte des formes circulantes. Il fait aussi figure de "collecticiel" quand il est utilisé comme espace de création collective où l'objet produit est le fruit des actions et réactions des différents participants. Selon Pierre Lévy (1990), un collecticiel "est un hypertexte ou un hypermédia qui, associé à un système de liaison télématique, réunit un groupe de chercheurs (ici d'artistes) collaborant à un même projet". Une initiative exemplaire de ce modèle du collecticiel est la liste de diffusion "Copyleft-Attitude" <http://antomoro.free.fr/c/copyleft.html>. Il s'agit d'un projet proposé par François Deck, Emmanuelle Gall, Antonio Gallego, Roberto Martinez et Antoine Moreau."Copyleft attitude" a pour objectif de faire connaître et de promouvoir la notion de copyleft dans le domaine de l'art contemporain. Prendre modèle sur les pratiques liées aux logiciels libres pour s'en inspirer et les appliquer dans le domaine de la création artistique. Une GPL pour les objets d'art (ou approchant). Ce projet fut à l'origine d'une rencontre entre des acteurs appartenant à différentes sphères d'activité et mobilisant divers registres de compétence (des artistes, des informaticiens du libre, des juristes etc...). L'œuvre de l'art, comme résultante de ces échanges actifs et réactifs, a pris la forme dans un premier temps d'une licence (juridique) art libre (LAL) susceptible d'être utilisée par tous les artistes qui souhaitent créer des œuvres avec et pour Internet. Derrière ce concept de copyleft, attitude s'est ainsi constitué un collectif et une tentative par les artistes eux-mêmes de réglementation de la diffusion, de la distribution et des conditions d'échange ou de vente de leur travail (qui soit) respectueuse des concepts et des œuvres de l'art avec Internet. La véritable création est alors celle d'un cadre juridique, une tentative de formalisation des intentions du copyleft, en termes de droit mais aussi dans une acception politique, économique et esthétique.

Plusieurs autres Forums, News Group, Mailing-lists ponctuent et organisent la vie autour du Cyberart. Il s'agit de 7/11 <7-11@mila.ljudmila.org>, Rhizome list, <list@rhizome.com>, fr.rec.arts.plastiques, <news:fr.rec.arts.plastiques>, OlalaParis <olalaParis@fdn.fr>, [une_liste_de_diffusion] <zac99_au_loin@club.voila.fr>, Palais de Tokyo list : <palais-tokyo@pleine-peau.com>. Ils forment l'espace de création d'œuvres mail-art et/ou spam-art, mais sont surtout le lieu d'échanges de points de vue sur les questions qui touchent de près ou de loin le cyberart. Ces arènes relationnelles présentent plusieurs intérêts pour les artistes : principalement, répondre à un souci de visibilité (par l'annonce d'évènements, de nouvelles mises en ligne de créations, d'appels à contributions), mais aussi construire un espace de réflexion et de production de discours autour des principales thématiques de l'art-réseau, et enfin constituer le creuset de collaborations et de créations collectives à venir.


Un art de la contamination : les pirates du Cyberart.

" Sur Internet, on ne sait pas que vous êtes un artiste" nous dit l'artiste Paul Devautour. Certains jouent de cette ambiguïté et de la proximité et indistinction entre des sites Internet appartenant à différentes sphères d'activité. En effet, les œuvres d'artistes voisinent les sites commerciaux des plus importantes sociétés internationales, celui de la Maison-Blanche ou de la Nasa,dans une structure totalement horizontale sans distinctions hiérarchiques. Certaines actions ou dispositifs ne se revendiquent pas du tout comme artistique, mais s'immiscent plutôt de façon totalement anonyme dans les interstices du réseau. L'habiter s'incarne alors dans une pratique de l'infiltration et du détournement. Certains artistes revendiquent, dans le monde de l'art, une implication qu'ils qualifient de parasitaire (reg.TMark, <http://rtmark.com>). Ils mettent en œuvre une efficace de l'infection et de la contamination. Leur démarche, qui s'apparente à celle des hackers (pirates informatiques), a pour objet l'incident, le bogue, l'inconfort technologique et la perte. Dans un premier moment, celui de l'appropriation d'un médium, les artistes utilisent le langage propre à l'ordinateur. Dans ce contexte, "l'art, c'est le code", et plus précisément sa perversion. (d2b, <http://www.worldnet.net/~d2b>. Le mode d'habitation du réseau des deux artistes anonymes JODI <http://www.jodi.org>consiste à engendrer des dysfonctionnements, à simuler des erreurs systèmes qui génèrent un sentiment de panique chez les visiteurs. Les principales manifestations de ces propositions artistiques relèvent ainsi de la distorsion de l'information, de l'intrusion et de la destruction, par des stratégies de ruse et de sabotage. Des interfaces de brouillages confrontent le visiteur à l'apparition constante de messages d'alertes, associés à la perte de contrôle de l'ordinateur qui ne répond plus aux commandes et rendent difficile de se sortir de ces pièges tendus par les artistes. Ils nous entraînent de liens en liens, dans les dédales rhizomatiques d'un jeu de piste dont il est souvent impossible de trouver l'issue. Ainsi piégés, en déroute, l'expérience de ces objets menaçants nous entraîne vers des états d'inconfort technique, amplifie la fragilité de notre relation à la machine (susceptible de boguer à tout moment), et fait de nous des victimes du complot artistique.

fig. 9
Fig. 9 :JODI<http://404.jodi.org>.

Ces collectifs d'artistes anonymes investissent également les groupes de discussions et autres mailings listes sur Internet. Là encore ils ne s'expriment pas en leur nom propre, mais donnent vie à des avatars qui n'hésitent pas à infiltrer les listes de diffusion pour diffuser leurs revendications, y déclencher des infowars (guerres informationnelles) ou s'adonner à la pratique du Spam qui consiste par l'envoi multiplié d'e-mails à encombrer les messageries, à les rendre inopérantes. Le Spam-art est une des formes artistiques à part entière. L'Anglais Heath Bunting, <http://www.irational.org> s'inscrit lui aussi dans ces pratiques du détournement. Au cours de performances en ligne, il crée des vrais-faux sites web (des forums virtuels) qui altèrent l'image d'importantes sociétés telles que American Express, 7/11, Mark and spencer, Yahoo.Comme en témoigne Valéry Grancher (1998), "Le travail de Heath Bunting repose sur la création de situations ambiguës, paradoxales. Les utilisateurs complices de la supercherie, sont agacés de recevoir des messages dans leur email-box émanant de clients de sociétés dont ils utilisent les images pour mener leurs jokes ; par ailleurs, furieux d'êtres ridiculisés en public sur ces sites, ces clients se retournent contre les entreprises auxquelles ils pensaient s'adresser".

fig. 10
Fig. 10 :d2b < http://www.d2b.org>.




top 3. De nouveaux modes d'"exposition" : le cyberart dans et hors le réseau.

Une étude conduite autour du problème de la monstration des arts technologiques (Bureaud,1998) a révélé l'incapacité des institutions traditionnelles du monde de l'art d'intégrer ces nouvelles formes de création. La nature processuelle de l'œuvre cyberart, d'essence évolutive, transcende les règles qui régissent d'ordinaire l'économie et la diffusion des œuvres. "On entre ainsi dans une phase contradictoire où l'art devient économiquement dépendant de l'État et artistiquement incompatible tant d'un point de vue idéologique que matériel. L'organisation de la monstration de l'art, basée sur l'idée d'un art objectal, peinture ou sculpture, semble ne pas pouvoir convenir à un art réellement 'immatériel' tel que celui de la communication ou des performances." De nombreux artistes ont entrepris de trouver des alternatives à cette seule forme de diffusion. Et dans un premier temps, le cyberart s'est développé à l'écart des institutions traditionnelles de diffusion et de monstration de l'art contemporain. Les œuvres sont hébergées et existent sur le réseau au sein de sites qui constituent des alternatives à ce schéma. Dans la mesure où ces œuvres sont accessibles de n'importe où et n'importe quand -- le public peut quand il le désire se connecter et rejoindre l'œuvre sur le réseau --leur "exposition" dans un lieu fixe peut sembler inadaptée. Cependant, certains dispositifs transportent les œuvres cyberart hors du réseau, et tentent de rejoindre le musée ou la galerie en questionnant aussi bien leur rapport à l'art numérique que leur rôle et fonction vis-à-vis des problématiques contemporaines de la monstration artistique. D'autres propositions amènent à l'Internet des actions artistiques qui naissent ailleurs, ou encore inscrivent dans le corps social des pratiques numériques afin de les rendre opérantes hors du réseau. D'autres modes d'exposition utilisant Internet et relevant d'une problématique de l'habitation ont ainsi vu le jour :








top Conclusions

Les différentes figures de l'habiter se déclinent ainsi tantôt dans un rapport aux technologies, à travers une relation d'expérimentation, tantôt dans un rapport au monde par le développement de projets en prise directe avec le social, l'économie etc. Les créations contemporaines se développent ainsi dans ce déplacement de l'art vers d'autres sphères d'activité que Nicolas Bourriaud (1998a) définit comme un "réalisme opératoire". Mais ces espaces d'habitation sont aussi des lieux de vie au quotidien. Dans ce cas, Habiter c'est s'inscrire, s'immiscer parfois, faire acte de présence surtout. Habiter c'est encore dans certaines pratiques, s'imposer, faire intrusion, violer des espaces qui n'ont rien d'artistique. S'il est une forme de militantisme dans le cyberart, elle se situe dans ces différentes figures d'habitation des formes. Il s'agit d'un militantisme pragmatique et concret qui suppose d'être en prise avec la technique. L'engagement artistique se manifeste dans cette confrontation et ce positionnement face à Internet. Loin de l'activisme révolutionnaire ou dénonciateur, il s'agit plutôt d'un activisme de l'intérieur, au quotidien.Comme en témoigne Mathieu Laurette, "on a principalement des modèles des années 70 qui seraient des modèles d'opposition. Or je pense que s'il y a une opposition ou une résistance -- mais ces mots sont tous terriblement connotés --elle serait davantage aujourd'hui, de mon point de vue, depuis l'intérieur des structures, avec les mêmes outils, et effectivement sans rajouter trop, sans encombrer davantage. En se servant de ces modèles, plutôt que d'en créer de nouveaux, et en utilisant ces matériaux, en s'y situant, en y participant à titre personnel. (Entretien avec l'artiste, 1999). L'engagement artistique se manifeste alors à travers ses inscriptions et dans des comportements sur et en réseau. Comme nous avons pu le voir ces pratiques sortent et débordent parfois du réseau pour rejoindre la vie et le marché de l'art contemporain. La Licence art libre (LAL) du collectif copyleft-attitude trouve une extension dans des pratiques collectives hors réseau. Contaminer, c'est aussi s'introduire et interférer dans la vie quotidienne à l'image des œuvres de Mathieu Laurette qui proposent une économie parallèle qui profite, en toute légalité, des avatars de la société de consommation. S'exposer, c'est réintégrer via le réseau les démarches hors réseau ou les systèmes hors réseau comme l'économie, le marché de l'art (Web des produits remboursés, Copyleft-attitude, Projet Lascaux 2).

Enfin, on voit bien à travers ces différentes figures de l'habiter que l'Internet (support et outil de la création) se présente aussi comme un environnement, un méta-lieu que les artistes investissent et interrogent. Les règles du jeu de l'art s'en trouvent modifiées. H.S. Becker (1988) soutient que les changements dans l'art passent par des changements dans le monde de l'art, autrement dit dans des réseaux de coopération. "Les innovations s'imposent durablement quand des participants en font la base de nouveaux modes de coopération". Les facteurs de changement relèvent ainsi, selon lui, moins de la définition de codes esthétiques que de leur inscription dans des organisations -- savoir-faire techniques, sources de financement, systèmes de distribution, etc... Les changements sont très généralement liés aux innovations technologiques, à la croisée de domaines totalement extérieurs à l'art. Ici, l'examen des différentes formes d'habitation du Cyberart révèle des modes de communication et des réseaux constitués spécifiques. Au travers de ces espaces d'activation de la pratique que sont les lieux physiques ou technologiques (les différents sites et groupes de réflexion), il apparaît un changement du régime de communication de l'art en relation à l'Internet. Dès lors, avec Internet, l'objet de l'art n'est pas en totalité dans l'objet d'art, il se manifeste à la fois dans des formes de création, des formes de communication, des formes d'exposition et de circulation, à l'articulation des différents niveaux de réalité de cette pratique.

Aujourd'hui avec Internet, les dispositifs artistiques du Cyberart, mais aussi les Mailings List, les sites, les chats (IRC) réalisent les diverses formes et possibilités du collecticiel et instituent le World Wide Web comme "l'instrument aussi bien que la métaphore qui accompagne l'art dans son passage du paradigme de l'exposition à celui de la conversation" (Liliane Terrier, 1996). Idée que l'on retrouve exprimée dans ce témoignage de l'artiste Antoine Moreau : "c'était aussi un peu mon idée de créer un espace qui soit aussi un espace social, mais qui en fait soit une esthétique... Dans le sens où l'esthétique précède l'éthique. J'ai l'impression qu'actuellement dans l'art contemporain et spécialement sur Internet, ce qui fait œuvre c'est beaucoup plus les choses en creux, ce sont les formes que l'on va créer à partir de ça bien davantage que les formes elles-mêmes. Pour moi, la véritable œuvre sur Internet, c'est le réseau lui-même. Pour moi Internet, c'est l'œuvre, c'est l'art. Ensuite, qu'on y vienne faire nos petites choses démonstratives de cet art, c'est juste la partie visible de cet art qui est le réseau" (Entretien avec l'artiste, 1999).




top Bibliographie

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Icono&cie : <http://www.icono.org>

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© "Solaris", nº 7, Décembre 2000 / Janvier 2001.

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