Comment s'informe un intellectuel au siècle des Lumières : le cas de Voltaire
Florence PICOT
Étudiante, en maîtrise de science de l'information à l'Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne.
![]() |
Connaître les pratiques informatives de Voltaire permet de
comprendre les "savoirs-faire", les "techniques intellectuelles" d'un
écrivain au XVIIIème siècle. Ainsi, la
collecte, le traitement --en particulier pour l'appropriation de l'information
et son repérage-- et la diffusion de l'information sont mis à
jour. Les études multiples existant sur Voltaire montrent la
diversité des sources collectées et utilisées par
l'intellectuel au travail. Tout d'abord, les sources primaires imprimées : monographies de disciplines variées, articles de périodiques, instruments de référence (catalogues, bibliographies) et de recherche documentaire (encyclopédies, dictionnaires) ; mais aussi sources non imprimées : manuscrites et orales. La bibliothèque de Voltaire, lieu de stockage de cette collecte joue un rôle fondamental. Le Littérateur avait pris l'habitude "d'indexer" certains ouvrages en y laissant de nombreuses traces de lecture qui lui servirent à retourner à l'information. De même, il fit élaborer et utilisa le catalogue de sa bibliothèque --celle-ci contient 6 814 ouvrages-- afin de retrouver le document lui-même. Voltaire, en cherchant une extension à sa propre mémoire humaine, crée des outils d'information qui constituent une "valeur ajoutée" pour son travail intellectuel. |
Cette longue vie (il mourut à l'âge de quatre-vingt-quatre ans) fut celle d'un polémiste admiré par les uns, controversé et détesté par d'autres. Il a touché presque tous les genres littéraires, ce qui fit de lui un personnage pluridisciplinaire. Il a en effet écrit : des épopées (comme La Henriade), des poèmes (tel le Poème sur le désastre de Lisbonne), des tragédies (Zaïre...), des contes (Zadig, Candide, Micromégas...), des écrits historiques (comme son célèbre Siècle de Louis XIV). Mais il fut surtout pour l'Europe un Prince de l'esprit et des idées philosophiques, défenseur des victimes d'erreurs judiciaires, comme par exemple les Calas.
Voltaire fut donc tout à la fois poète et dramaturge, historien et philosophe. Pour rédiger ses nombreux écrits, de nature si diverse, notre écrivain a fort souvent été amené à s'informer et donc à consulter et utiliser un certain nombre d'outils, véritables voies d'accès aux documents et à l'information. On est cependant en droit de s'interroger : Comment au Siècle des Lumières, un écrivain tel que Voltaire s'informait-il ? Quels outils, quels types de sources d'information avait-il à sa disposition, et parmi celles-ci, quelles sont celles dont il s'est servi ?
Nous tenons à préciser que cet article n'étudie pas comment l'écrivain consacra une grande partie de son temps à la diffusion de ses oeuvres, en tentant de déjouer la censure. Notamment, il publia de nombreux ouvrages -parfois sous un faux nom-, mais peu d'articles de périodiques et chercha à communiquer au moyen de sa correspondance et par le biais de représentations théâtrales [0].
Le "Roi Voltaire", comme se plaît à l'appeler Jacques BREHANT [1] fut en effet un travailleur acharné, un de ces écrivains qui un jour "ne fit plus la différence entre vivre et écrire" [2]. Sa plume fut pour lui une fidèle amie, de même que ses livres, dont il ne pouvait d'ailleurs se passer tant étaient nombreuses et précieuses les informations qu'il y puisa pour rédiger par la suite ses propres écrits.
Toutes ces informations concernant les habitudes de travail de cet écrivain aux multiples visages nous sont aujourd'hui connues, d'une part grâce aux témoignages et confidences de certains de ses proches, en particulier ceux de Jean-Louis Wagnière, son fidèle secrétaire, et d'autre part grâce à l'abondante correspondance "d'une extraordinaire variété et qualité" [3] que Voltaire entretint avec plus de mille-huit-cents correspondants.
Cette correspondance, qui se présente tout à la fois "comme le journal d'une vie et la chronique d'un siècle, l'itinéraire d'une pensée et la gestion d'une oeuvre" [4] abonde également de petits détails concernant les outils de repérage et autres instruments de recherche dont Voltaire s'est servi pour rédiger ses propres écrits.
Voltaire avait connaissance de l'existence de ces outils et les a largement utilisés pour la rédaction de ses propres écrits. Sans discrimination, il s'est tout autant servi de répertoires, de recueils bibliographiques que de glossaires, tel le Glossarium de Du Cange (Paris, 1733-1736), véritable "mine de vieux textes en ancien langage" [5] auquel il s'est reporté maintes fois, notamment pour écrire son Essai sur les moeurs. Il a manié aussi de nombreux dictionnaires, ces "mines de savoir peu critiques mais fort commodes" [6].
A l'époque où notre auteur écrit, la mode est alors aux portatifs "qui répondent aux besoins de condenser, sous une forme maniable, les connaissances et qui, par leur coût plus accessible que celui des grandes sommes érudites, peuvent toucher un public plus large" [7]. Parmi ces "sommes d'érudition par alphabet", le Père de Candide a entre autres utilisé le Dictionnaire portatif des conciles de P. A. Alletz. Mais il a consulté également d'autres dictionnaires --non portatifs-- comme celui de Bruzen de La Martinière, auquel il s'est référé pour écrire son Histoire de Charles XII ou encore ceux de Moreri, de Trévoux, de Nicéron, d'Expilly dont il ne pouvait se passer... ce qui n'a pas empêché notre Littérateur de les critiquer !
Ces dictionnaires étaient pour la plupart de langue française ou latine, mais notre écrivain qui était un fin polyglotte possédait également quelques exemplaires en anglais et italien, dont il fit usage jusqu'à la fin de sa vie. En témoigne la lettre qu'il écrivit à son secrétaire Wagnière, le 10 mai 1778 :
"Mon cher Wagnière, je vous ai mandé combien je désirai
vous voir, et combien je regrettais Ferney dans le brillant fracas de Paris.
Tout le monde oublie que j'ai quatre-vingt-quatre ans, et que je suis malade ;
on me tue et vous êtes absent.
(...) Pour ce qui regarde mes livres, je vous ai prié d'y ajouter ce
que vous trouverez concernant la langue française, et de joindre aux
livres italiens en maroquin, un petit livre en même format
intitulé Il Vocabulario.
(...) Joignez-y la grammaire italienne de Buon Mathei, petit in quarto qui est
parmi ces livres italiens, excellent ouvrage dont j'ai besoin"[8].
Cette missive, écrite par le Patriarche de Ferney peu avant sa mort confirme que Voltaire portait un grand intérêt aux outils de repérage de l'information, parmi lesquels les grammaires et les dictionnaires. Il s'est lui-même lancé dans l'expérience. Le résultat de son travail fut son célèbre Dictionnaire philosophique. Mais cet engouement en faveur des dictionnaires portatifs ne signifie nullement que le Littérateur s'est désintéressé d'outils moins maniables de part leur format, comme les encyclopédies, par exemple. Preuve en est : le Père de Candide a consulté plusieurs d'entre elles et a même participé à la rédaction d'une quarantaine d'articles pour la célèbre Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, de Diderot et d'Alembert.
Enfin, pour la rédaction de certains écrits, en particulier ses ouvrages historiques, Voltaire a également compulsé des cartes géographiques, des atlas ou d'autres ouvrages de géographie. A titre d'exemple, nous savons que pour écrire son célèbre Siècle de Louis XIV, il s'est documenté consciencieusement : "en dehors des ouvrages historiques, il a consulté des livres de géographie, des mappemondes..." [9].
Par contre, pour rédiger ses pamphlets plus polémiques, il a plutôt utilisé les périodiques, dont il se méfiait d'ailleurs. Son attitude envers la presse et les journalistes fut en effet ambiguë : toute sa vie, il n'a cessé de leur vouer de l'exécration, sans pour autant se passer de lire les journaux, "ces excréments de la nature", qu'il parcourait le plus souvent "avec une constance, une avidité, une fureur, une exigence inlassable" [10]. Voltaire aimait ainsi parcourir les gazettes, les journaux savants. Il lui arrivait fréquemment, bien qu'il le dénigre, de se plonger dans Le Journal économique, dont il possédait trente-deux volumes, tout comme il se plaisait à lire les Observations sur les écrits modernes, qu'il feint d'ignorer, mais qu'il voulut à tout prix se procurer, comme il l'écrit à l'un de ses fournisseurs : "je vous prie de m'envoyer les Observations... mais qu'on ne sache pas que c'est pour moy" [11].
Voltaire a donc indéniablement consulté et utilisé tous les instruments littéraires dont il put disposer à son époque : répertoires bibliographiques ou catalogues, glossaires, dictionnaires, grammaires, encyclopédies, atlas, périodiques, etc. Mais pour s'informer, il ne s'est pas uniquement servi d'outils de recherche documentaire : il s'est aussi forgé son propre instrument de travail en se constituant sa bibliothèque personnelle.
Pour Voltaire, la culture s'acquiert en fait moins "dans le beau monde" que dans les livres. C'est d'ailleurs dans ces derniers que le Littérateur a puisé la plus grande partie des informations dont il eut besoin pour rédiger ses multiples écrits. Il possédait d'ailleurs lui-même une imposante bibliothèque, qui fut très certainement l'une des collections les plus importantes du siècle des Lumières. Cette bibliothèque nous est aujourd'hui connue et parvenue grâce à une femme, fervente admiratrice de Voltaire, l'Impératrice Catherine II de Russie, qui à la mort du Philosophe racheta l'intégralité de la collection de l'écrivain et la transféra à Saint-Petersbourg où elle a depuis lors été soigneusement conservée.
Constituée d'acquisitions faites pendant plusieurs décennies, systématiquement complétée, cette bibliothèque fut en quelque sorte un "puits de science" qui servit à son propriétaire, grand esprit du siècle des Lumières, de source d'information où il puisa largement pour composer ses oeuvres --contes, pièces, articles, pamphlets, etc.--. Voltaire s'est ainsi servi "d'un nombre impressionnant d'ouvrages d'histoire" [14], puisant tout autant dans les écrits de ses contemporains, que dans ceux de ses devanciers "assimilant de manière critique l'héritage littéraire des siècles précédents" [15]. Ces lectures lui ont été fort utiles, surtout pour la rédaction de ses propres oeuvres historiques. Parmi celles-ci citons : L'Histoire de Charles XII, roi de Suède (1731) ou encore L'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations (1769).
Mais les livres d'histoire ne furent point les seules sources d'information dont Voltaire s'est servi. Il a utilisé également un nombre impressionnant d'ouvrages appartenant à tous les genres : littéraire, scientifique, artistique. A titre d'exemple, pour rédiger l'un de ses contes intitulé L'Homme aux quarante écus (1768), le Littérateur a consulté à plusieurs reprises des livres à dominante économique : il a lu les ouvrages "de Necker, de Galiani, de Déchamps, de Linguet" [16] mais aussi ceux des auteurs partisans de l'École physiocrate parmi lesquels François Quesnay, Roussel de La Tour ou encore Dupont de Nemours.
Autre exemple, pour rédiger certains articles de son célèbre Dictionnaire philosophique (articles "Lapons" et "Samoyèdes", entre autres), Voltaire a consacré beaucoup de son temps à la lecture des naturalistes : Pluche et surtout Buffon, dont il ne partageait guère les vues.
Enfin, malgré son aversion pour l'Infâme --c'est ainsi que le Philosophe désigne l'église catholique--, le Père de Candide a consulté et parfois apprécié des ouvrages écrits par des ecclésiastiques. Il a aussi lu et utilisé constamment La Bible, publiant d'ailleurs en 1776 La Bible enfin expliquée, "bilan d'une patiente lecture de quarante années" [17].
Cet attrait prononcé pour les livres touchant à des disciplines parfois fort éloignées peut sans doute s'expliquer, d'une part, par la nature même des activités de Voltaire, qui a touché à pratiquement tous les genres littéraires, et d'autre part par la méthode de travail que cet écrivain choisit d'adopter. En effet, travailleur passionné et acharné, il aimait à passer des heures dans sa bibliothèque à consulter ses livres, qu'il avait d'ailleurs, par commodité, répertorié dans un catalogue tenu à jour par l'un de ses secrétaires, Jean-Louis Wagnière. Ce catalogue manuscrit lui fut d'une très grande utilité compte tenu du nombre important de livres que possédait le Littérateur : à la fin de sa vie, sa bibliothèque comptait en effet plus de six mille ouvrages qu'il a largement biffés, annotés, cornés de façon à retrouver rapidement les passages qu'il jugeait importants ou intéressants.
Ses multiples traces de lecture, qui font encore aujourd'hui l'objet d'une étude importante, sont connues sous le nom de Marginalia. On peut les classer en deux grandes catégories : d'une part, les notes dites "muettes". Elles sont très variées : on y inclue tout autant les signets laissés entre deux pages (Voltaire se servait à cet effet de cartes à jouer, d'extraits de lettres...) que les petits morceaux de papiers (dits "papillons") que le Littérateur avait pour habitude de coller dans le coeur même des textes afin de marquer visuellement le début et la fin d'un passage qu'il jugeait intéressant. Plus simplement, il arrivait aussi à ce lecteur assidu de mettre dans la marge une croix, un trait, un point, traces visuelles qui toutes à leur manière témoignent que Voltaire lisait la plume à la main. Quant à la seconde catégorie de notes, dites notes "écrites", elles se composent de toutes les phrases (entières ou fragmentaires) laissées par Voltaire, lors de ses lectures, sur les feuilles de garde, dans la marge ou dans le texte même de certains ouvrages. Notre auteur aimait en effet apposer des commentaires en marge des livres qui l'intéressaient particulièrement ou excitaient vivement sa colère.
Il serait toutefois inexact d'affirmer que notre écrivain pratiquait ce que nous appelons aujourd'hui "indexation". En effet, si Voltaire a souvent griffonné des mots ou des critiques en marge de ses ouvrages, il n'a pas pour autant toujours utilisé les mêmes mots. Autrement dit, ces notes diverses laissées dans ses livres furent davantage pour leur auteur une manière de mettre en exergue certains thèmes ou idées --qu'il n'approuvait d'ailleurs pas forcément-- plutôt qu'une volonté d'établir ce que nous appellerions aujourd'hui "thesaurus".
Enfin, il arrivait aussi que Voltaire, particulièrement intéressé par le passage d'un livre ou d'un pamphlet, souhaita pouvoir le conserver de manière à pouvoir l'utiliser par la suite pour la rédaction d'un de ses écrits. A cet effet, le Philosophe et historien se constitua des dossiers composés d'extraits de journaux, de feuilles d'ouvrages arrachées, qu'il rassemblait et faisait cartonner ensemble, d'après les thèmes qui l'intéressaient : "Jésuites", "arrêts et édits contre les parlements", "Jean-Jaques Rousseau. Genève", etc. Cette pratique consistant à mutiler certains livres pour n'en retenir que la "substantifique moelle" nous permet de conclure que la bibliothèque que se constitua Voltaire n'a jamais cessé d'être pour lui un puits de science tout autant qu'un lieu et un instrument de travail. Les livres n'étaient d'ailleurs pour lui "ni un luxe, ni un objet de vanité et d'étalage ; c'étaient autant d'outils, autant d'instruments en ses mains".
Il en a consulté tant, qu'il est impossible de citer avec précision toutes les sources d'information dont le Littérateur s'est servi. De même, il n'est guère possible d'énumérer les différents documents non imprimés que Voltaire a également consultés. Par contre, nous savons avec exactitude que pour rédiger ses oeuvres, le Philosophe ne s'est point limité à utiliser des livres et autres outils issus des presses : historien et homme de terrain, il s'est servi aussi de nombreuses sources manuscrites, sans pour autant négliger les sources orales.
On sait par exemple que Voltaire a consulté sous forme manuscrite des articles et des mémoires, dont il s'est largement inspiré. A titre d'exemple, pour rédiger l'article "Messie" de son Dictionnaire philosophique portatif, le Littérateur a consulté un texte rédigé à la main "à lui confié par un ministre helvétique" [18]. C'est également sous cette forme que le célèbre écrivain lut certains articles de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (notamment les articles "Roi" et "Reine"), dont il prit parfois connaissance "longtemps avant leur publication" [19].
Mais Voltaire ne consulta pas uniquement des articles manuscrits. Il examina également des Mémoires, dont certains rédigés par des militaires : "pour le dedans du royaume, j'examine les mémoires des intendants" [20], écrit-il dans les notes variantes de son Siècle de Louis XIV. Il obtint par exemple la communication des mémoires manuscrites du maréchal de Villars et de celles de Torcy avant leur parution et fit compulser par des amis certaines correspondances, dont celle du marquis d'Uxelles, qui ne vit le jour que bien plus tard.
Enfin, parce qu'il était l'ami du marquis d'Argenson devenu ministre, mais surtout parce que le roi Louis XV le nomma historiographe, le 27 mars 1745, Voltaire put également examiner les archives conservées dans les bureaux des ministères de la guerre et des affaires étrangères.
Au départ, Voltaire en sourit : "Le roi m'a accordé verbalement la première charge vacante de gentilhomme ordinaire de sa chambre, et par brevet la place d'historiographe avec deux mille francs d'appointements ; me voilà engagé d'honneur à écrire des anecdotes" [21]. Mais grâce à cette charge, qu'il exerça pendant cinq ans --de 1745 à 1750--, le Littérateur put bientôt "accéder aux documents récents et satisfaire son goût du journalisme" [22] tout en poursuivant la rédaction de l'oeuvre historique à laquelle il travaillait alors : l'Histoire de la guerre de 1741.
Pour composer cette Histoire, il a passé "des heures et des heures dans le bureau du ministre de la guerre en se tuant" [23], affirmant même à son ami le conte d'Argental, dans une lettre datée du 9 octobre 1745 : "Je resterai ici jusqu'à ce que j'ai recueilli toutes mes anecdotes sur les campagnes du roi, et que j'aie dépouillé les fatras des bureaux" [24]. La promesse fut tenue : Voltaire écrivit son oeuvre "avec les précautions d'un historiographe, mais avec la conscience d'un historien" [25].
Pour se documenter, il se servit également de témoignages écrits "de vive main", autrement dit, de lettres manuscrites. C'est ainsi que pour compléter les rapports officiels concernant la bataille de Rocoux, il réclama des compléments d'information à ses correspondants bénévoles aux armées. Un certain D. lui répondit en lui envoyant, à deux reprises --le 7 septembre et le 3 octobre 1746--, des relations détaillées sur la campagne du maréchal de Saxe.
Le fait est donc indéniable : pour rédiger ses oeuvres, Voltaire a utilisé, à côté des écrits imprimés, de multiples sources manuscrites : articles, mémoires, dépêches, lettres et autres pièces d'archives. Pour se les procurer, l'historien et écrivain dut souvent quitter son cabinet de travail pour se rendre par exemple dans les ministères --à Fontainebleau et à Versailles--. Enfin, il s'est également beaucoup servi de sa plume et de ses multiples relations pour récupérer récits et autres informations nécessaires à la rédaction de ses écrits. Mais comment a-t-il fait lorsqu'il était à l'étranger ou lorsque le thème de l'ouvrage auquel il travaillait portait sur des faits qui eurent lieu dans un autre pays ?
Ce fut le cas par exemple pour les Annales de l'Empire (1753) rédigées hors de France, à la demande de la duchesse Dorothée de Saxe-Gotha : dans ce cas, Voltaire travailla grâce aux éléments contenus dans la bibliothèque de la duchesse. Ce fut le cas encore pour l'Histoire de l'Empire de Russie sous Pierre-le-Grand. Mais cette fois-ci, le Littérateur ne se déplaça pas : il utilisa les documents imprimés et manuscrits que lui fournit le conte Ivan Ivanovitch Schouvalov, chambellan et favori de l'Impératrice Elisabeth Petrovna, qui avait commandé l'oeuvre à Voltaire.
Pour pouvoir rédiger l'ouvrage, le Philosophe demanda à la fille de Pierre Ier, tous les matériaux nécessaires. Ils lui furent envoyés par l'Académie des sciences de Russie. Voltaire n'eut alors "qu'à plonger à pleines mains au milieu de richesses de toutes espèces" [26] : notes, récits, mémoires, extrait du journal de Pierre-le-Grand, ainsi "qu'une foule de pièces historiques et critiques".
Grâce à ces sources, Voltaire put composer son Histoire de l'Empire de Russie sous Pierre-le-Grand, ouvrage qui passe pour être "la plus mauvaise de ses oeuvres historiques" [27]. On y trouve un grand nombre de faits et d'anecdotes sur la Russie, inconnus à ce moment. Cependant, on reprocha à son auteur de ne pas être allé à Saint-Petersbourg, pour écrire son histoire sur place. En effet, on lui objecta que les archives et documents "ne peuvent rendre ce que le vécu contient d'intensité" [28].
Rien ne remplace en effet ni l'enquête sur le terrain, ni le récit oral des personnes qui ont vécu ou assisté à un événement historique, qu'elles en aient été acteur ou témoins. Voltaire l'avait lui-même fort bien compris. Preuve en est, pour rédiger certaines de ses oeuvres, il ne s'est pas seulement appuyé sur les livres, les dictionnaires, les glossaires, les journaux, ni sur les divers mémoires, articles et autres documents d'archives qu'il a pu se procurer. Il ne s'est pas exclusivement servi de sources écrites, que celles-ci soient imprimées ou manuscrites : il eut recours également aux sources orales.
Pour se faire, Voltaire s'est servi de hardiesse, "cette hardiesse confiante que donne le talent" : il a alors cherché à intéresser tout le monde à ses projets d'écriture. C'est ainsi que pour rédiger son Siècle de Louis XIV, il s'est enquis auprès de multiples personnalités, grandes et petites. Preuve en est, il s'est adressé aussi bien au maréchal duc de Noailles, au prince royal de Prusse, qu'aux simples gens de lettres --pour la plupart tombés dans l'oubli-- comme Olivet, Dubos, Foncemagne ou Berger.
Et ce ne fut pas une mince besogne que de tirer de chacun d'eux, les quelques informations qu'ils pouvaient donner. Car suivant les personnes interrogées, il fallait que Voltaire trouve les mots les plus justes, les plus touchant, pour amener ses futurs interlocuteurs à accepter quelques rendez-vous. Avec les grands, il lui fallut "triompher de la paresse, de la défiance (...), intéresser leur amour propre" [29]; avec les savants, il dut plutôt faire appel à leur conscience professionnelle, à leur amour de la vérité et parfois aussi "forcer par des louanges, l'avarice érudite qui garde ce qu'elle sait pour elle" [30]. Une telle démarche nécessitait beaucoup de diplomatie, une certaine maîtrise de la flatterie, mais fort heureusement pour notre écrivain, il passa très rapidement expert en la matière. En témoignent les nombreuses lettres que Voltaire envoya à toutes les personnes qu'il voulait rencontrer ou à qui il souhaitait soutirer quelque récit. En voici un exemple :
"Je n'ose vous demander, Monseigneur, écrit-il au duc de Richelieu, de
vous enfermer une heure ou deux pour m'instruire des choses dont vous pourriez
vous souvenir. Vous rendriez service à la patrie et à la
vérité. Ce motif sera plus puissant que mes prières
(...).
S'il y avait quelque guerre je ne vous ferais pas de pareilles propositions.
Je me flatte bien qu'alors vous n'auriez pas de loisir et que vous commanderiez
nos armées, car, qui donc a dans un plus haut degré que vous le
talent de décider à propos, et de faire des manoeuvres hardies
(...) ? qui ferait la guerre avec plus de vivacité, et la paix avec plus
de hauteur ? quel officier en France a plus d'expérience que vous ? et
l'esprit s'il-vous-plaît ne sert-il à rien ?" [31]
Ce court extrait --la lettre qu'il envoya au duc compte plus de quatre pages-- nous montre que Voltaire, pour amadouer les grands de son monde --mais aussi les plus petits-- savait user de sa plume avec profit. Notons que cette pratique de la flatterie, par le biais de l'écriture, lui fut d'autant plus utile que le Philosophe, notamment du fait de l'éloignement, ne put pas toujours se déplacer pour rencontrer les personnes dont il souhaitait recueillir le témoignage. La raison en est fort simple : écrivain admiré, mais contesté aussi, il lui fallut souvent s'exiler hors de la capitale et parfois même hors du royaume de France. Pour pallier à cet inconvénient et recueillir malgré tout les témoignages si précieux pour la rédaction de ses écrits, Voltaire eut donc recours à l'écriture. Mais cela ne signifie pas pour autant que le Philosophe n'a jamais rencontré de témoins. Bien au contraire, il en a fréquenté beaucoup.
Il avait conscience en effet que les renseignements recueillis lors d'un entretien, fussent-ils comme il arrive plus d'une fois, incomplets, inexacts ou impartiaux, ont du moins un estimable avantage : "celui de transmettre à l'historien qui les recueille une impression contemporaine, c'est-à-dire en somme, de transférer en lui un peu de l'être des générations disparues, de lui faire respirer quelques instants l'air des hommes qu'il veut connaître. Et si quelque chose peut lui donner cette juste aperception des choses écoulées, en quoi consiste l'intelligence historique, c'est bien le fait d'avoir ouï parler de ces choses par des gens qui les ont vues et touchées" [32].
Or, ce précieux avantage, Voltaire en a joui grâce aux multiples relations qu'il noua au gré de ses nombreux périples tant dans la capitale, qu'en province et à l'étranger. À Paris par exemple, il fréquenta le maréchal de Villars, "le plus illustre des généraux survivants (...) tout plein de souvenirs politiques ou militaires, et très porté sans doute par son humeur vaniteuse et fanfaronne à les confier sans trop de discrétion" [33].
De ces fréquentations, Voltaire tira sans nul doute de nombreuses informations, dans la mesure où il eut la chance de rencontrer soit les plus considérables des acteurs subsistants du règne précédent, soit leurs fils. En fait, la vie de salon et de château que menait alors Voltaire était une sorte de promenade instructive dans un musée vivant, à travers les souvenirs du siècle précédent, encore à peine clos.
Parfois, ses mésaventures lui faisaient perdre quelques-unes de ses premières relations, mais son succès ou ses voyages --le plus souvent involontaires-- ne tardaient pas à lui en faire d'autres. Et partout où il est passé, Voltaire parla et fit parler : à Lille, il recueillit les souvenirs de vingt personnes sur les commissaires hollandais venus pour la paix en 1709. À La Haye, il s'entretint avec lord Stair, très mêlé à la guerre de succession d'Espagne. En Angleterre, il eut le loisir d'interroger les plus notables des hommes politiques, parmi lesquels Henri Saint John, vicomte de Bolingbroke, lord Petersborough, Fawkener, la duchesse de Malborough, Methuen, le négociateur d'un traité avec le Portugal. Il y rencontra aussi des réfugiés français, dont le marquis de Miremond, ainsi que des gens de lettres qui lui racontèrent l'histoire de Louis XIV, telle que des Français mécontents l'avaient vue de l'autre côté du détroit.
Pour ses entretiens, Voltaire ne dédaigna donc rien, ni personne : vieux courtisans entichés du temps jadis, anciens officiers des armées d'Italie et d'Espagne, domestiques de Louvois, médecins de la Bastille. Hommes et femmes, français et étrangers, grands et petits, jeunes et vieux, qu'ils soient intellectuels ou domestiques, protestants, catholiques ou athées, de chacun, il soutira ce qu'il savait, mit à ses interviews "autant de fougue et d'éloquence qu'à écrire Zaïre ou un plaidoyer pour Calas", et fit, avec quelque fierté, "servir à cette tâche féconde les grâces victorieuses d'un esprit qui trop souvent n'était pas aussi honnêtement employé" [34].
Tous ces témoignages servirent à Voltaire pour compléter la documentation qu'il avait réunie depuis 1732, en vue de la rédaction de son Siècle de Louis XIV. Il procédait souvent ainsi pour confronter ses sources orales avec ses sources écrites, de manière à en vérifier les dires, mais le plus souvent, il se servit directement de ses entretiens pour étayer les ouvrages auxquels il travaillait, du moins l'affirme-t-il. A titre d'exemple, pour rédiger son Histoire de Charles XII, "Voltaire (...) déclare dans la préface de la première édition, qu'il a composé son ouvrage d'après des récits de personnes connues qui ont passé plusieurs années auprès de Charles XII et de Pierre-le-Grand, et qu'il n'y a pas avancé un seul fait sur lequel il n'ait consulté des témoins oculaires et irréprochables" [35].
Enfin, il convient de noter que Voltaire ne s'est pas uniquement servi, pour la rédaction de ses ouvrages, du récit d'européens dits "civilisés". Sa curiosité et sa soif de savoir l'ont poussé également à interroger des êtres que l'on appelait communément à l'époque des "sauvages".
Son premier contact avec ces "êtres étranges" date probablement de 1725. À cette époque, il n'était encore que le poète de l'Oedipe et de la Henriade et c'est à la cour de Fontainebleau qu'il put voir de ses propres yeux quatre indigènes d'Amérique présentés à la cour de France : "Je vis en 1725 quatre sauvages amenés du Mississippi à Fontainebleau" [36]. Grâce à un interprète, il put interroger, l'un d'entre eux, une femme qu'il questionna afin de savoir "si elle avait mangé quelquefois de la chair de ses ennemis, et si elle y avait pris goût". Les propos qu'il recueillit lui permirent de rédiger en partie l'article "Anthropophage" de son Dictionnaire philosophique.
Pour la rédaction de ses écrits tant historiques que philosophiques, Voltaire s'est donc servi du récit de personnes qu'il a interrogées de vive voix, ou lorsque cela ne lui fut pas possible, par l'intermédiaire soit d'un interprète (ce fut par exemple le cas pour la sauvagesse) soit par le biais de l'écriture (quand il ne pouvait se déplacer).
Mais Voltaire ne s'est pas servi uniquement de sources imprimées pour rédiger ses oeuvres. À côté de ce puits inestimable d'information, le Philosophe et historien a utilisé aussi, mais probablement dans une moindre mesure, un grand nombre de documents manuscrits : articles, rapports, mémoires, dépêches, lettres et autres pièces d'archives qui lui ont été surtout utiles pour la rédaction de ses écrits historiques. Pour se les procurer, Voltaire s'est beaucoup servi de sa plume et de ses relations, ainsi que de sa situation d'historiographe du roi qui lui permit d'accéder aux archives des ministères de la guerre et des affaires étrangères.
Enfin, à côté de ces sources écrites, qu'elles soient imprimées ou manuscrites, le Philosophe et homme de lettres s'est servi également de sources orales où il puisa nombre d'anecdotes et de récits qu'il utilisa par la suite pour étayer ses propres écrits.
Lorsque l'on se penche plus en avant sur la nature des sources dont le Roi Voltaire s'est servi pour rédiger ses oeuvres, on s'aperçoit donc que ceux-ci sont multiples. Ils peuvent être classés en deux grandes catégories d'inégale importance : d'une part, les outils de recherche documentaires et documents primaires imprimés, connus, répertoriés, ceux que tous les intellectuels du siècle des Lumières ont eu à leur disposition (il s'agit de la catégorie la plus importante regroupant les répertoires bibliographiques, dictionnaires, grammaires, monographies, périodiques, etc.), et d'autre part, un certain nombre d'outils informels, non répertoriés à l'époque et qui sont étroitement liés à la culture de l'oral et au monde des archives.
Son originalité est d'avoir aussi complété ses sources par une "valeur ajoutée" dans le traitement de l'information en constituant d'une part sa propre bibliothèque dotée d'un catalogue répertoriant et localisant chacun de ses ouvrages, dont un grand nombre portent des traces de lecture. D'autre part, Voltaire se distingue par l'une de ses habitudes de travail, celle de constituer des dossiers documentaires, qu'il complétait au fil de ses recherches et lectures. A ce propos, dans leur ouvrage sur les écoles historiques [37], Guy BOURDE et Hervé MARTIN ont évoqué la masse d'informations dont se servait le Père de Candide, en particulier la richesse des informations sur les cartes géographiques, mais aussi sur le commerce et l'industrie, celles-ci étant beaucoup plus fournies que chez la plupart de ses contemporains.
La postérité historiographique de Voltaire s'exprime sans doute à travers sa sagacité critique et sa composition ordonnée, mais aussi à travers la richesse et le traitement de sa documentation. En cela, il participe au changement d'attitude vis-à-vis du document comme Mabillon (1632-1707) le fit en son temps, et à un renouvellement à long terme de la discipline historique.
On peut donc conclure, avec Sylvie FAYET-SCRIBE : "un intellectuel des 'Lumières' est (...) celui qui a, à sa disposition, un ensemble d'outils qu'aucun "intellectuel au travail" n'avait pu auparavant posséder. En ce sens, Voltaire est un bon exemple" [38].
Ouvrages:
Articles :
© "Solaris", nº 4, Décembre 1997.